À l'occasion de la journée des droits des femmes, revenons un instant sur une célèbre histoire d'amour médiévale. Qui n'est pas si nette en fin de compte...

Si on vous dit « Abélard et Héloïse », vous pensez probablement à une belle histoire d'amour médiévale : un couple qui s'aime passionnément, malgré l'opposition de leurs familles, et qui en paye le prix – Abélard se fait castrer de force, Héloïse est reléguée dans un monastère. Un Roméo et Juliette au XIIe siècle, en quelque sorte.

Je relisais il y a peu les lettres d'Abélard et, avec le mouvement #MeToo en tête (ou au cœur, ou aux tripes, ou les trois), cette belle histoire s'éclaire d'un jour différent. Et peu glorieux pour Abélard...

 

Abélard, prédateur sexuel

 

Replaçons les choses dans leur contexte. Nous sommes en 1113, à Paris. Abélard a 34 ans et est un professeur extrêmement réputé, dont la pensée originale et les méthodes souvent brutales ont fait la renommée. Héloïse, elle, a 21 ans : issue de la haute noblesse, elle suit des études avancées, ce qui est très rare à une époque où celles-ci sont surtout réservées aux hommes. Elle est visiblement très intelligente, très érudite et promise à un brillant avenir.

Entre les deux, pas de coup de foudre réciproque : Abélard, séduit par la brillante réputation de la jeune fille, décide sciemment de « l'avoir », pour l'ajouter à la liste de ses conquêtes féminines. Pour lui, c'est un jeu : « je pensais qu'il serait agréable de nouer avec elle une liaison amoureuse, et je crus que rien ne serait plus facile ».

La lettre dans laquelle il retrace son parcours dégouline d'orgueil : « j'avais une telle renommée, une telle grâce de jeunesse et de beauté, que je pensais n'avoir aucun refus à craindre ». Nulle part Abélard n'envisage la possibilité qu'Héloïse lui dise non. On sent bien que dans son esprit d'homme, la femme ne peut pas dire non.

Pire encore, nulle part il ne se demande si une telle liaison ne pourrait pas être nuisible à la jeune fille : il sait pourtant qu'à cette époque – comme aujourd'hui – l'impératif de chasteté pèse beaucoup plus lourdement sur les filles que sur les hommes. Bref, Héloïse a plus à perdre que lui : sa réputation, la possibilité d'un jour se marier, voire sa vie – elle aura un enfant de lui, à une époque où beaucoup de femmes meurent en couche.

Plus clair encore : Abélard se décrit lui-même comme un prédateur sexuel, un « loup affamé » qui convoite une « tendre brebis ».

 

Abélard, manipulateur et amant abusif

 

Pour l'obtenir, il met en œuvre un plan assez grinçant : il emménage chez elle et réussit à convaincre son oncle d'en faire son élève. Abélard utilise alors cette position dominante pour séduire Héloïse.  La pauvre est donc doublement coincée : son amant vit chez elle et prend en charge l'intégralité de son éducation.

Quelques années plus tard, quand tout est découvert, Abélard persuade Héloïse de prendre le voile et de se retirer dans un couvent. Elle explique clairement qu'il ne s'agit pas de sa propre décision : « par ton ordre, j'ai pris un autre habit, afin de te montrer que tu étais le maître unique de mon cœur aussi bien que de mon corps ». Bref, Abélard décide, il choisit pour elle, la forçant à renoncer à sa position sociale et à sa vie. Et il l'abandonne pendant plusieurs années, la poussant à le supplier de lui écrire une lettre, car elle se sent « négligée et oubliée ».

Héloïse en vient à adopter une rhétorique de l'auto-humiliation (assez classique dans le style des moines et des nonnes, certes, mais tout de même). Tout comme certaines femmes battues se persuadent que c'est leur faute, Héloïse répète qu'elle n'est pas digne de partager la couche d'un esprit aussi lumineux qu'Abélard. Elle va même plus loin : quand celui-ci, pour apaiser la famille, offre de l'épouser, elle refuse : « j'aurais préféré le nom de concubine ou de putain, pensant que plus je me ferais humble pour toi, moins je porterais atteinte au glorieux éclat de ton génie ». Héloïse s'oublie elle-même, et là encore, elle le dit : « je n'ai jamais songé à mes volontés personnelles, ce sont les tiennes que j'ai eu à cœur de satisfaire ». La passion qu'elle éprouve pour Abélard est clairement douloureuse – elle l'appelle « unique objet de ma tristesse » – mais elle ne la remet jamais en question.

Dénigrement, auto-humiliation, perte de confiance en soi, soumission totale aux désirs de l'homme, intériorisation de la soumission, souffrance, détresse psychologique, renoncement à ses propres aspirations, fermeture aux autres : je n'invente rien, tout est là. On parlerait de harcèlement moral pour moins que ça aujourd'hui…

 

Abélard, mari violent et violeur

 

En outre ce harcèlement moral insidieux se double d'une violence physique beaucoup plus explicite. Abélard mentionne en effet l'air de rien : « j'allais parfois jusqu'à la frapper, coups donnés par l'amour, non par l'exaspération, par la tendresse, non par la haine ».

Bon. À ce stade, deux possibilités. Soit Abélard est le Christian Grey du XIIe siècle et Héloïse prend son pied en recevant une fessée – je ne juge pas, si c'est leur trip, ça les regarde. Soit, et c'est hélas plus probable, Abélard est un mari violent qui, comme la plupart des maris violents, se persuade lui-même qu'il fait ça par amour.

D'ailleurs, c'est comme ça qu'il est parvenu à ses fins : comme le dit Abélard lui-même, il a utilisé sa position de professeur pour « la châtier sévèrement » et a « triomphé par les menaces et par les coups » après avoir constaté que « les caresses étaient impuissantes ».  Il le répète plus loin en écrivant à Héloïse elle-même : « tu refusais, tu résistais, mais j'ai arraché ton consentement par des coups, en profitant de ta faiblesse ». Personnellement, en lisant ça, je pense « viol » plutôt qu'histoire d'amour. Et même viols, car Abélard dit bien qu'il l'a fait « plusieurs fois ».

La belle passion amoureuse d'Abélard et Héloïse n'est plus si reluisante, n'est-ce pas ? Héloïse est manipulée par son professeur, un homme plus âgé qu'elle et qui vit chez elle, qui profite sciemment de l'emprise intellectuelle qu'il a sur la jeune fille, qui va jusqu'à la frapper et à la menacer pour la violer, clairement contre son gré. Le tout en la persuadant qu'elle n'est rien par rapport à lui et qu'elle n'est même pas digne de recevoir ce qu'il lui donne. Aujourd'hui, tout ça serait punissable devant la loi – mais hélas pas forcément puni, tant peu de viols le sont.

Pour voir cette histoire telle qu'elle est vraiment, il faut rester sourd aux sirènes romantiques qui en font une grande histoire d'amour, et lire les mots pour ce qu'ils disent. Combien de violences sexuelles se cachent derrière ces beaux mythes d'hier ? Tristan drogue Iseut, Yvain tue le mari de Laudine, Roméo espionne Juliette dans sa chambre, Han embrasse Leïa de force… Héloïse n'avait pas Twitter pour y dénoncer le porc qu'était Abélard. Mais l'historien·ne peut rendre justice à ces femmes d'hier doublement violentées : par leurs amants abusifs, et par l'histoire qui a transformé des crimes sexuels en histoires d'amour.

 

Pour en savoir plus

- Abélard et Héloïse, Correspondance, édition Edouard Bouyé, Gallimard, 2000 : voir p. 66-68 pour la lettre d'Abélard et p. 116-118 pour celle d'Héloïse. Je n'invente rien, je vous jure que tout est écrit noir sur blanc. Les textes sont accessibles en ligne ici, ici et ici.

- Georges Vigarello, Histoire du viol, XVIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2000.

- Sylvie Joye, Le Mariage par rapt au Haut Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2010.

- Georges Duby, Mâle Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2010.

À lire aussi sur Nonfiction :

- Pauline Guéna, "Actuel Moyen Âge - Le viol au temps de saint Louis"

- Florian Besson, Maxime Fulconis, Pauline Guéna et Catherine Kikuchi, "Actuel Moyen Âge – Une trop vieille culture du viol"

 

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