Quand au XIIIe siècle, ne pas crier, c’était déjà être consentant-e...
Cette semaine une affaire de mœurs fait pas mal de bruit dans les média. Un homme de 28 ans qui invite de manière préméditée une petite fille de 11 ans chez lui avec qui il a des rapports sexuels, et qui suite à la plainte de la famille, n’est pas condamné pour viol.
Ce qui agite l’opinion publique, ce n’est pas tant la violence sexuelle en soi. En France c’est presque banal : les associations estiment qu’il y a un viol toutes les 7 minutes, et que seulement 8 % sont dénoncés à la police. Glauque, mais véridique : les viols dont on parle dans les médias sont exceptionnels, ceux qui impliquent un homme politique, un footballeur… ou un enfant.
Non, ce qui fait vraiment débat, c’est la façon dont le tribunal du Val d’Oise a qualifié les faits. La petite fille s’est plainte à sa mère après, mais sur le coup, elle ne s’est pas débattue, elle ne s’est pas enfuie. Peut-on alors dire qu’il y a viol ? Loin de moi l’idée de vous influencer dans ce passionnant débat, je vous raconte juste comment on jugeait les viols au XIIIe siècle. Vous allez voir, ça n’est pas si loin de nous.
« Forcer les femmes »
Nous sommes à la fin du XIIIe siècle dans le royaume de France, et un juriste confirmé, Philippe de Beaumanoir, se lance dans une grande entreprise de rédaction : il met à l’écrit les coutumes de la région de Beauvais. Les coutumes sont un ensemble des lois souvent tacites ou transmises oralement, propres à chaque région. La mise à l’écrit des coutumes de Beauvaisis est donc un moment important : nous savons très peu de chose aujourd’hui sur les coutumes de cette époque, et grâce à ce texte on peut extrapoler, et comprendre comment on rendait la justice. Les coutumes sont un texte long, on y trouve de tout. Entre autres, la définition du viol à l’époque de saint Louis.
Au XIIIe siècle, le viol est déjà une chose grave, mais pas du tout pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui. Les femmes ont peu de droits, leur sexualité est très encadrée, elles seront chastes vouées à Dieu, ou mariées et mères. Dans les deux cas, violer une femme, c’est donc une atteinte à son corps mais aussi à sa réputation, à la réputation de la famille ou de sa communauté, sans compter le doute qui planera sur les naissances conçues dans les semaines du viol. Bref, pour tous ces motifs, qui ne sont plus les nôtres, au Moyen Âge on punit sévèrement le viol, par des peines qui vont de la castration à la mort. Par contre certaines choses n’ont pas beaucoup changé.
Entre adultes consentants ?
Les juristes de l’époque ont dû se trouver comme les nôtres, face à des cas un peu difficiles, ou la femme se plaint et l’homme assure qu’elle était d’accord. En juristes, ils ont donc précisé les conditions. Pour qu’il y ait viol, il faut que la femme se soit débattue, il faut qu’elle ait crié et il faut que ses vêtements soient tâchés de sang ‒ ça prouve qu’elle s’est bien débattue. Sinon, disent les coutumes de Beauvaisis, elle était consentante.
Vous avez remarqué, à part le sang sur les vêtements, ces conditions nous sont familières. Pour qu’il y ait viol aujourd’hui, il faut toujours prouver qu’il n’y avait pas de consentement. Or très souvent, ne rien dire, ne pas se débattre, c’est l’équivalent d’un consentement. Sept siècles plus tard, le problème se pose toujours dans les mêmes termes.
Évidemment Beaumanoir ne fait que traduire l’attitude générale de la société médiévale face aux femmes : peu fiables, considérées comme de moralité douteuse dès lors qu’elles sont sans appui masculin, on leur demande de bien prouver qu’elles ont été violées. Dans certaines régions il faut un témoin, dans d’autres on n’a que quelques jours pour porter plainte. Parfois, il faut, devant la justice, mimer la scène. Quoiqu’il arrive, la résistance doit être manifeste pour être crédible.
Pourquoi le sexe pose tant problème ?
Pourquoi est-ce qu’on hérite de ce vieux problème de consentement presque dans les mêmes termes ? On a réussi à changer la signification du corps des femmes, la libération des mœurs est passée par là, et désormais le corps des jeunes filles n’est plus lié à l’honneur et la descendance de toute la famille. Pourquoi alors existe-t-il encore cette zone grise bizarre, du « elle devait être d’accord puisque… ? (puisqu’elle n’a pas crié, elle n’a pas porté plainte, elle l’a suivi…) »
Actuellement, comme au Moyen Âge, un viol est un viol si la femme dit non (et encore faudra-t-il ensuite qu'elle prouve qu'elle l'a dit). Pour venir enfin à bout de cette conception, peut-être qu’on devrait inverser le problème, et repenser la sexualité autour du positif, du « oui », bref, du consentement. Et réaffirmer, par conséquent, que tant qu’il n’y a pas ce « oui », et même si la personne est trop jeune, trop saoule, trop effrayée pour dire non, on n’est pas dans une zone grise du droit, mais dans une relation sexuelle imposée.
Pour aller plus loin :
- Elisabeth Crouzet-Pavan, « Femmes et jeunes : sur les liaisons dangereuses dans l’Italie de la fin du Moyen Âge », dans Mariage et sexualité au Moyen Âge, dir. Michel Rouche, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2000, p. 287–300.
- Nicole Gonthier, « Les victimes de viol devant les tribunaux à la fin du Moyen Âge d’après les sources dijonnaises et lyonnaises », Criminologie, vol. 27, n° 2, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 1994.
- Inaki Bazan, « Quelques remarques sur les victimes du viol au Moyen Âge et au début de l’époque moderne », Les Victimes, des oubliées de l’histoire ? PUR, p. 433-444.
- Didier Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge : histoire du genre, XIIe–XVe siècle, Paris, Armand Colin, 2013.
- Didier Lett, « "Connaître charnellement une femme contre sa volonté et avec violence". Viols des femmes et honneur des hommes dans les statuts communaux des Marches au XIVe siècle », dans Un Moyen Âge pour aujourd’hui. Mélanges offerts à Claude Gauvard, Paris, PUF, 2010, p. 449–461.