Un témoignage poignant sur l’un des principaux théoriciens socialistes de la fin du XXe siècle à l’occasion des dix ans de sa disparition.

L’amitié en témoignage

La Lettre à D. d’André Gorz, parue en 2006 un an avant son suicide avec son épouse Dorine atteinte d’une maladie incurable, a ému la France et donné à la littérature amoureuse l’une de ses plus belles œuvres. Avec sa Lettre à G. Christophe Fourel, ami et propagateur des idées d’André Gorz, nous offre un témoignage poignant sur l’un des principaux théoriciens socialistes de la fin du XXe siècle à l’occasion des dix ans de sa disparition.

Alternant récit de leur amitié, interrogations philosophiques et commentaire de son œuvre, il adresse cette lettre à André Gorz lui-même, comme un pont dressé entre les vivants et les morts. Ce qui pourrait apparaître à un lecteur pressé comme un travail de deuil est plus sûrement un essai visant à faire vivre la pensée de Gorz par-delà son enveloppe charnelle.

Cette lettre constitue donc un hommage mêlé d’admiration envers un homme que Christophe Fourel a rencontré en 1987 lors d’une réunion de réflexion sur le revenu minimum garanti, alors qu’il représentait le mensuel de Denis Clerc Alternatives économiques. L’affinité intellectuelle initiale avec André Gorz est peu à peu devenue une amitié envers le couple auquel il a rendu visite à de nombreuses reprises dans sa maison de Vosnon, dans l’Aube, au cours des années 2000. André est devenu Gérard – du nom de naissance de Gorz – même si le vouvoiement, signe de respect, a perduré.

 

L’écho d’une pensée

Lié au journal Alternatives économiques, Christophe Fourel s’attache systématiquement à présenter l’actualité de ses théories. Le débat sur le revenu universel d’existence [RUE] au cours de la dernière campagne présidentielle l’illustre. C’est la lecture de Gorz qui a inspiré la proposition phare de Benoît Hamon. Véritable « réforme révolutionnaire », le RUE ne vise pas à libérer le travail mais à libérer du travail, c’est-à-dire à développer les richesses intrinsèques, l’ensemble des activités non marchandes.

Autre exemple souvent éludé et pourtant présent tout au long de son œuvre : la critique de l’hybris de la technoscience. La perspective de l’ectogenèse, c’est-à-dire d’une procréation humaine à travers un utérus artificiel, le hantait à la fin de sa vie. Lui, l’athée qui n’a jamais eu d’enfant, y voyait une négation de la nature présente en l’homme, un effet réversif de la technique qui d’esclave devient maître de l’homme, une dystopie post-humaniste. Cette technique est aujourd’hui testée sur des agneaux.

André Gorz a ainsi le souci permanent de défendre le monde vécu, ici contre l’économisme, là contre l’obsolescence de l’homme. Des thèmes qui restent féconds pour la théorie écologique.

 

Une pensée vivante

André Gorz, toujours attentif aux tendances de notre société, au monde tel qu’il advient est un précurseur dont la pensée continue de vivre à travers ses héritiers. Christophe Fourel y insiste d’ailleurs en citant Gilbert Simondon : « Au moment où un individu meurt, son activité est inachevée, et on pourra dire qu’elle restera inachevée tant qu’il subsistera des êtres individuels capables de réactualiser cette absence active, semence de conscience et d’action ». Et d’en conclure sur le sens sens de sa lettre et plus largement de son action de promotion de la pensée d’André Gorz : « La perpétuation de ton « inachèvement » a donné plus de sens à mon existence ».

Rejetant tout institut ou fondation risquant de figer sa pensée, il entend bien davantage la faire vivre, l’essaimer pour fertiliser de nouvelles œuvres. Aussi a-t-il notamment organisé un colloque international autour de son actualité en 2012, intitulé : « Sortir du capitalisme : le scénario Gorz ».

Ces influences se retrouvent également dans le domaine politique. Cécile Duflot, alors ministre de l’Égalité des territoires et du Logement, a par exemple demandé à Christophe Fourel de lui suggérer une réforme d’inspiration gorzienne. Il a en conséquence rédigé un rapport sur les monnaies locales complémentaires, qui a servi de base à l’article 16 de la loi relative à l’économie sociale et solidaire de Benoit Hamon.

 

Une mort préméditée, le sens d’une vie

Cette lettre s’achève en révélant une découverte récente faite par l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) qui conserve les archives de l’intellectuel. Quelques ligne écrites de la main d’André Gorz sur une page volante, probablement en 1975 au moment du diagnostic de la maladie de Dorine, qui dévoilent le projet de suicide à deux formé plus de trente ans plus tôt :

« Ensuite je me coucherai auprès de toi, tu te coucheras auprès de moi, comme nous avons fait depuis vingt-huit ans. Mais ce sera pour ne plus nous réveiller. C’est mieux ainsi. Je t’aime. Dès que j’ai eu cette idée la paix s’est faite en moi. J’ai su que c’était la seule solution juste ».

André Gorz résout ainsi par le suicide l’absurde de l’existence, dont Albert Camus s’est fait le philosophe. En planifiant sa mort, il a donné sens à sa vie, un sens partagé avec son autre moitié, Dorine, sa « médiatrice du réel » selon les beaux mots de Christophe Fourel, celle qui a conduit ce déraciné à développer une pensée incarnée