Pour son ultime ouvrage, André Gorz n’avait pas choisi d’écrire un livre de réflexion mais une émouvante lettre d’amour. Le philosophe s’est fait homme concret pour rendre hommage à celle qui a partagé sa vie pendant soixante ans.

Dans l’existence de Gorz, il y a eu deux femmes mais une seule a compté. Il y a d’abord celle qui l’a enfanté et l’a élevé jusqu’à ses seize ans. Cette mère envahissante avait pour son fils des exigences démesurées qui ont détruit toute estime de lui-même et toute possibilité de rapports naturels avec les autres. Et puis il y a celle qui lui a (re)donné la vie : D., pour Dorine, rencontrée à Lausanne en octobre 1947. Ils ne se sont plus quittés depuis. A cette date, il a vingt-trois ans. Fils d’un père juif autrichien, sa mère l’a mis à l’abri en Suisse après l’Anschluss. Dorine est une jeune anglaise encore déchirée par la séparation de ses parents alors qu’elle n’avait que quatre ans. Leurs « blessures originaires » vont les unir à jamais. Lui se débat depuis des mois dans des réflexions théoriques pour trouver un sens à son existence. Elle, instinctivement, a déjà compris et lui répète : « ta vie, c’est d’écrire, alors écris ». Avec une patience inouïe Dorine va empêcher qu’il ne se perde dans le désespoir. Elle devient sa médiatrice du réel. « Tu as dû travailler des années durant pour me faire assumer mon existence » lui avoue-t-il. Dix ans après leur première rencontre, le travail d’écriture finira par déboucher en 1958 sur la publication d’un livre étonnant Le Traître. Un succès énorme : « voici un livre qui à peine dans vos mains devient une bête vivante », écrivait Sartre dans son avant propos. Mais voilà qu’à l’occasion d’une nouvelle édition, parue en 2005, Gorz se rend compte, en relisant les épreuves, que de nombreux passages où il était question de Dorine en donnaient « une image fausse et qui (la) défigure ». Cette lettre d’amour veut rétablir la vérité sur Dorine. Elle est surtout le témoignage d’une reconnaissance infinie.

Lettre à D. se lit aussi comme une déambulation dans soixante ans d’existence. D’abord l’errance du jeune couple « sans le sous » qui quitte la Suisse pour s’installer à Paris. Ensuite l’itinéraire professionnel de Gorz comme journaliste à l’Express puis au Nouvel Observateur. Enfin, la « retraite » à la campagne où Gorz écrira un tiers de son œuvre théorique : de Les chemins du paradis (1983) à L’Immatériel (2003), toujours avec le soutien constant de Dorine, malgré la maladie.

Tous ceux qui connaissent ce couple peuvent témoigner de leur harmonie rayonnante construite dans l’adversité : il y a d’abord l’un et l’autre, puis l’un pour l’autre et pour finir l’un est l’autre.
Les lecteurs anonymes, les écologistes, les syndicalistes, les militants associatifs qui savourent depuis tant d’années l’oeuvre majeure de Gorz, diront tout simplement, après avoir lu cette Lettre touchante: Merci Dorine !

 

* A lire aussi sur nonfiction.fr :

- Christophe Fourel (dir.), André Gorz. Un penseur pour le XXIe siècle (La Découverte), par Sylvaine Villeneuve.

- Arno Münster, André Gorz ou le socialisme difficile (Lignes), par Christophe Fourel.

- André Gorz, Vers la société libérée (Textuel/INA), par Christophe Fourel.

- André Gorz, Ecologica (Galilée), par Christophe Fourel.

- André Gorz, Le Traître suivi du Vieillissement (Gallimard), par Christophe Fourel.