Quelles sont les conceptions de l’être humain que reflètent ou génèrent les objets du design, déterminés par la modélisation sous-jacente à leur création ?

Anthony Masure est designer et théoricien du design, ce qui lui permet de confronter une connaissance de l’histoire et la de philosophie du design à des expériences personnelles de la pratique, des choses du design ou de la « poïétique »   du designer. Ancien étudiant du département Design de l’École Normale Supérieure de Cachan et diplômé en design de mode de l’école Duperré (Paris), il a cofondé pendant ses études l’entreprise d’accessoires de mode Molusk   . Cette expérience concrète de la création et du monde entrepreneurial (période pendant laquelle il s’est progressivement orienté vers le design d’interactions) lui permet d’avoir un point de vue décalé, par rapport au monde universitaire, dans ses participations à de nombreux projets de recherche. Très inspiré par les travaux de l’esthéticien Pierre-Damien Huyghe qui a dirigé sa thèse sur le design des programmes   , il propose un travail de théoricien de la pratique. L’essai Design et humanités numériques (2017), qui reprend et prolonge certains aspects de sa thèse, s’inscrit dans ce travail de déconstruction en proposant de révéler les déterminations imposées à la conception en design par différentes tentatives de formalisation de la recherche dans ce domaine.

Préfacé par le chercheur en humanités numériques Nicolas Thély   , l’ouvrage se compose de huit parties (une introduction suivie de sept chapitres), plus ou moins indépendantes, dont le problème traité est à chaque fois redonné dans le sommaire. Il traite d’abord de la recherche en design, puis il critique la vision instrumentale de la technique. Il aborde ensuite la question du modèle dans le processus de création, montre les limites de l’injonction à la créativité, propose un design acentré, analyse la nécessité de prendre conscience des dimensions de dispositif de certains appareils, questionne les possibilités de pensée qu’offre le numérique et finit par s’interroger sur les conséquences sur la subjectivité d’une certaine conception du numérique.

Posant l’hypothèse que « le rapprochement des problématiques propres au design avec les recherches plus récentes dans le champ des humanités numériques indique moins une évidence qu’une question qu’il s’agit de déconstruire    », chaque partie explicite un problème, un nœud de complexités, qui révèle un point de vue différent sur la problématique : quelles sont les conceptions de l’être humain, et donc du savoir sur lui-même, que les objets du design, en raison des déterminations imposées par la modélisation du design sous-jacente à leur création, vont refléter, faire advenir, convoquer ?

Pour cela, il met en place une opération critique de déconstruction des propos et théories sur le design, en prenant en compte la circulation des discours et leur rôle sur le designer ainsi que ses productions. Comme le signale la première phrase de l’ouvrage : « Cet essai examine les conditions de production et de transmission des savoirs depuis des pratiques d’environnements numériques potentiellement ouverts à la recherche en design   . »

 

Entre software studies et cultural studies

Sa méthodologie est au carrefour des software studies (conceptualisées par l’artiste et chercheur Lev Manovich   et initiées par le théoricien des media et de la littérature Friedrich Kittler dans des articles tels que « There is no software  » de 1995) et des cultural studies. Dans son ouvrage Sous-culture. Le sens du style (1979), le sociologue Dick Hebdige avait repensé les méthodes des cultural studies britanniques en les mettant en rapport avec les travaux et méthodes du sémiologue Roland Barthes. La méthode de Raymond Williams (1981-1988), considéré comme l’auteur ayant conceptualisé la méthode des cultural studies après l’acte de création par Richard Hoggart (1918-2014), ne doit plus seulement être une application des méthodes des disciplines littéraires à des objets de la culture populaire mais proposer de déchiffrer les codes des cultures, à la manière dont Roland Barthes propose « une méthode de déchiffrement des signes    ». Hebdige propose ainsi d’étudier le style de la sous-culture en prenant en compte différents niveaux et catégories de discours.

Anthony Masure va ainsi inscrire sa méthode dans cette confrontation des discours, non plus en les confrontant dans un rapport de lutte mais en essayant de conceptualiser les discours des ingénieurs, des designers, des marketeurs, etc., concernant un logiciel ou un appareil afin d’en dégager les enjeux philosophiques. Fidèle à la démarche de Kittler (très influencée par la pensée de la notion de machine du psychanalyste Jacques Lacan), Anthony Masure analyse le fonctionnement technique des logiciels et appareils mais, en plus, il enrichit ce travail en le confrontant à l’analyse des discours des concepteurs, distributeurs, marketeurs, etc., de ces logiciels et appareils à la manière des cultural studies que nous venons de présenter.

 

Conception du design et pensée de la technique

Par cet ancrage méthodologique, l’ouvrage tente d’ouvrir une troisième voie entre la pensée du design comme pratique de conception d’objets (venant « combler un besoin »), ou comme « science du projet ». Précédemment, dans sa thèse de doctorat, à l’instar de la critique de l’invisibilité des programmes (Kittler) et surtout les travaux de l’historienne du design graphique Annick Lantenois, il proposait de penser la figure du designer comme dépassant la question de l’usage et des besoins : « Le designer n’est pas ici envisagé comme celui qui masque ses intentions, mais comme celui qui, par sa pratique, réfléchit et fait réfléchir par des objets. Cette pensée en design est une action qui dépasse le stade des usages et des besoins.    »

Ce retour permet aussi d’éclairer les particularités de son approche de la technique, qu’il proposait dans sa thèse de concevoir, à la suite de Walter Benjamin et de Pierre-Damien Huyghe, comme une « authentification » : « En installant une distance entre l’homme et son « milieu » technique, il s’agit, pour le designer, de conduire la technique dans des directions qui donneront à voir ce qu’elle porte de nouveau. Par « authentifier », nous entendons donc l’action de faire paraître ce qui, dans une technique, lui est propre. Ce propre de la technique n’est pas son essence, mais sa mise à jour. En ne s’appuyant pas sur une époque antérieure, l’authentification ouvre la possibilité de rassembler ce qui est défait   . »

Bien que s’inscrivant dans un syncrétisme doctrinal, la pensée de la technique d’Anthony Masure semble, selon nous, prolonger la pensée du philosophe espagnol José Ortega y Gasset   . Selon ce dernier, une technique, bien qu’elle puisse répondre à un besoin, dépasse cette visée. En effet dans sa Meditación de la técnica de 1933, Ortega y Gasset dit que : « La technique n’est pas une manière de satisfaire les besoins humains. [...] La technique est la réforme de la nature, de cette nature qui nous rend pauvres et nécessiteux, afin que les besoins rendent possible l’annulation du problème de leur satisfaction »    »

À la lecture de l’essai Design et humanités numériques, nous pouvons comprendre qu’il s’agit pour Masure, comme pour Ortega y Gasset, d’une position critique consistant à placer l’objet technique dans ses effets conceptuels collatéraux. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer dans leur démarche une position critique commune, d’une part envers la recherche manquant d’ingénierie, et d’autre part envers l’ingénierie manquant de recherche. Par exemple, Ortega y Gasset reprochait aux ingénieurs le manque d’« une éducation panoramique et synthétique    ». Pour ces raisons, le rapport de Masure à la technique nous semble être plus proche de celui d’Ortega y Gasset que de celui du philosophe allemand Martin Heidegger   . Pour Masure, la chose de design (ce qu’il nomme « l’objet » de design), bien qu’elle puisse le combler, n’est donc pas une réponse à un besoin : l’objet transcende ce besoin et constitue un nœud critique d’agencements conceptuels et techniques qu’il faut déconstruire pour en montrer les enjeux.

 

Une méthodologie pour la recherche en design ?

Intitulé « Manifeste pour un design acentré    », le quatrième chapitre de Design et humanités numériques est sans doute l’acmé du déploiement de sa pensée. De part la complémentarité qu’il opère entre les méthodes des software et cultural studies, ce texte révèle une unité méthodologique qui nous semble pouvoir constituer un fondement pour une étude critique des théories du design. Pour défendre ce qu’il appelle « un design acentré », Masure propose de revenir sur les origines du design « centré utilisateur », expression commune circulant dans le monde du design d’interfaces. Ce qui lui permet d’arriver à une conclusion allant à contre-courant de l’establishment, en montrant que la notion de personne-utilisateur (notamment chez le cognitiviste Don Norman) réduit l’être humain a un rôle déterminé. En rendant l’informatique invisible par l’interface graphique (qui ne permet pas aux personnes d’agir sur l’entrelacement entre les deux), et en réduisant les possibilités de l’appareil à des besoins déterminés de la personne, les stratégies d’instrumentalisation des entreprises réduisent in fine la personne à un utilisateur   .

Pour synthétiser la manière dont il procède, nous pourrions formaliser la méthode de recherche déployée dans ce chapitre de la manière suivante :

  1. Analyser la notion déterminant le processus de création des choses de design pour en déterminer les concepts philosophiques sous-jacents.
  2. Faire l’histoire de l’apparition de ce concept pour confronter la réalité technique de l’objet aux discours de l’entité (des créateurs, des entrepreneurs, des communicants, des marketeurs, etc,) sur les choses de design concernées.
  3. Synthétiser l’histoire et les discours de l’entité sur les choses du design en général pour en dégager les enjeux philosophiques.
  4. Confronter les enjeux philosophiques révélés par l’histoire de l’entité à ceux de la notion de départ et ceux de la réalité technique, pour révéler en quoi ces deux premiers viennent conditionner et déterminer la réalité technique.

Cette formalisation, puisqu’elle permet de rapprocher le design de la démarche de recherche en arts plastiques, nous semble être un point de départ pour une poïétique du design : non plus en disant ce qu’il convient de faire aux designers, mais de leur fournir dans leur démarche même des outils critiques d’analyse de ce qui a déjà été fait, ou de ce qu’ils sont en train d’élaborer. L’auteur propose d’ailleurs, en libre accès sur le site Web dédié à la collection « Esthétique des données    », des courts textes et une iconographie qui reprennent cette méthodologie et qui montrent plus précisément comment les propos de l’ouvrage s’appuient sur des analyses de « choses de design ».

 

Vers une poïétique du design

Critiquant l’ingénierisation du design et la réduction de la poïétique du designer à des méthodes d’analyses quantitatives, Masure déploie – au niveau d’une analyse techniques des objets et des discours afférents à ces derniers, voire même aux modes de discursivité de ces derniers – l’appel de Pierre-Damien Huyghe à « l’expérience esthétique » : les choses de design ne peuvent pas se réduire à des usages prédéterminés. D’après Masure cela ne peut se faire réellement, à la manière de la phénoménologie, qu’en dépassant l’opposition entre objet et sujet dans le design. C’est l’esthétique de la subjectivation, qu’il entend comme la capacité d’un sujet d’être extérieur à un objet.

Ainsi, à la manière du philosophe Merleau-Ponty, qui commençait son essai L’œil et l’esprit (publié en 1960) par : « La science manipule les choses mais refuse à les habiter » (citation que Masure reprend), il s’agit d’habiter les choses – autrement dit : qu’elles ne soient pas seulement un usage mais qu’elles permettent une interprétation. Les choses de design doivent permettre d’interpréter un sens, de révéler un sens. Fidèle à Merleau-Ponty, pour Masure les choses du design me sont autant que je les suis. Dans cet entrelacement, les choses du design doivent être une ouverture de sens pour la personne et non la réduction à un usager, un utilisateur, un ensemble de lois mécaniques logiques, aveugles et irrationnelles. Il ne propose donc pas de s’opposer aux objets techniques et aux procédés du design, à la manière dont pensent la technophobie ou les dystopies contemporaines des courants littéraires du biopunk ou du cyberpunk. En ayant conscience que ces techniques nous sont consubstantielles, mettre à jour leurs nœuds critiques d’agencements techniques et conceptuels revient à révéler les tensions qui nous sont propres, à la manière du « miroir automate » (1995) développé par le philosophe français Gérard Chazal à propos de l’informatique.

 

Critiques et prospective : la figure d’un designer-promeneur ?

La première critique que nous pourrions émettre quant à l’ouvrage est l’absence d’une conclusion. Cette dernière aurait pu permettre à l’auteur de synthétiser l’ensemble des nœuds critiques révélés et répondre à l’introduction. Cette absence est sans doute un parti pris qu’il est dommage que l’auteur n’explicite pas. Deuxièmement, pour notre part, malgré l’excellence du reste de l’ouvrage, nous resterons frileux quant à l’utilisation du terme d’objet, qui semble d’ailleurs desservir la pensée même de l’auteur, qui tend vers un dépassement de l’opposition entre objet et sujet en design. Pour cette raison, nous avons préféré pour notre part utiliser dans ce texte la locution « choses de design ».

Malgré cette absence de conclusion, il paraît très clair que Masure ouvre vers un design qui n’est pas un protocole pour atteindre un but ou un projet déterminé, mais un projet au sens phénoménologique du terme. Il semble nous inviter à ouvrir à des possibilités, à des modalités de relation à l’appareil permettant une distance critique de la personne, distance critique qui est nécessairement en même temps une poéticité, comme le montrait le philosophe Martin Heidegger dans « La question de la technique » (1953), en disant : « L’essence de la technique n’est rien de technique    ». Mais contrairement à Heidegger, Masure affirme que « le design peut montrer que le rapport instrumental à la technique ne va pas de soi    » pour proposer, à l’attention des designers (comme Heidegger pour les philosophes), des « chemins qui ne mènent nulle part    », et donc nécessairement partout   . Comme la figure de l’axolotl dans la culture Nahuatl (abondamment analysée par l’esthéticien Gilles Tiberghien   ), il s’agit de partir et non d’aller à un endroit précis. Cela ne signifie pas pour autant que ce soit un design qui manque d’efficacité, en effet lorsque l’on part on peut très bien arriver à un endroit par caprice, par nécessité ou par surprise au cours de son voyage. En d’autres termes, il peut y avoir des buts intermédiaires. À la manière d’un voyageur qui ne va nulle part et découvre une petite auberge au milieu d’un endroit abandonné, connu seulement des initiés, qui provoque un ravissement incommensurable, le design proposé Masure ouvre à la possibilité d’une surprise : « En ce sens, le design est une leçon d’humilité. Il nous montre que tout n’a pas été réalisé dans ce que propose l’industrie, qu’il y a encore de la place pour d’autres formes, d’autres modulations de l’expérience sensible, d’autres cultures. Autrement dit, ce qu’une technique nouvelle emporte de singulier est toujours à cultiver, à rechercher   . »