Quand il pleut et que vous sortez votre parapluie, savez-vous que vous êtes en train de dominer le monde par un symbole millénaire ?

Il pleut, il fait gris, il fait froid, c'est l'hiver à Paris. Tous les lecteurs de ce blog qui vivent dans un pays chaud sont priés de ne pas faire de commentaire... Du coup, aujourd'hui, un article sur l'accessoire de survie numéro 1 de l'automne parisien : le parapluie.

Vous ne le savez peut-être pas, mas il s'agit d'un objet incroyablement prestigieux, utilisé dans des rituels politiques depuis plusieurs millénaires – excusez du peu. Depuis l'époque babylonienne jusqu'à nos jours, les souverains défilent sous des ombrelles – version estivale du parapluie. Le calife de l'Égypte mamelouke, le doge de Venise, le pape de Rome, plusieurs rois ou princes d'Occident, le sultan du Maroc, immortalisé par Delacroix, s'en servent. C'est la mizalla dans le monde arabe, l'ombrellina en Italie. Dans le monde asiatique, l'ombrelle, en particulier l'ombrelle blanche, est également un puissant symbole de souveraineté, utilisé encore aujourd'hui dans l'architecture des temples ou les armoiries de certains royaumes. Mais pourquoi ? L'intérêt pratique, se protéger du soleil, ne compte pas : les souverains portent des couronnes extrêmement lourdes et inconfortables, ils n'en sont pas à une insolation près...

 

Cacher le pouvoir

 

D'un point de vue symbolique et politique, l'ombrelle offre un grand avantage : elle permet de jouer sur le visible et le caché. En l'inclinant, le puissant disparaît. En terre d'Islam ou à Byzance, le calife ou l'empereur se cachent souvent derrière un voile, qui est levé au moment-clé des audiences ou des cérémonies. En se masquant, le pouvoir se met en scène, il théâtralise son autorité. L'ombrelle prolonge cette ambiguïté : elle attire l'attention sur le pouvoir tout en contribuant, au moins en partie, à le masquer.

Aujourd'hui, au contraire, nous vivons dans un temps d'hyper-publicité du pouvoir : les hommes politiques s'affichent dans tous les médias, partout et tout le temps. On veut tout savoir d'eux : leur patrimoine, leur état de santé, leurs amours. Les pouvoirs antiques et médiévaux préfèrent jouer sur une dialectique assez fine du caché et du visible, qui préserve le mystère du pouvoir, sa majesté. Cela contribue également à sacraliser le corps du souverain : on ne peut pas toucher le calife ou l'empereur byzantin, ni regarder le pape dans les yeux.

 

Le monde a la forme d'un parapluie

 

Mais l'ombrelle a un autre sens, un autre intérêt : elle représente le monde. La coupole de l'ombrelle représente la voûte céleste, le manche l'axe du monde. En 1220, le chroniqueur Ibn Hammad l'écrit explicitement, en comparant le parasol à une « nuée qui apparaît au-dessus de la tête du calife ». Les rois chrétiens utilisent quant à eux deux objets au lieu d'un : le sceptre et le dais. Assis sur son trône, sous le dais qui symbolise le ciel, le roi domine le monde. Le gros avantage de l'ombrelle, par rapport au dais, c'est sa mobilité : essayez un peu de défiler à cheval sous un dais, pour voir... De plus, l'ombrelle doit être tenue : cela permet donc au souverain d'honorer l'un de ses proches en lui confiant ce rôle prestigieux.

Ce qui est très intéressant, c'est que cette conception du monde se retrouve dans plusieurs civilisations : la mythologie scandinave, par exemple, pense le monde sur le modèle d'un immense arbre, Yggdrasil, dont les branches traversent les différents univers. Sur le pavement de la cathédrale d'Orante se déploie une magnifique mosaïque médiévale qui représente cet arbre, preuve que le motif existe encore dans un cadre chrétien.

 

Or un arbre ressemble à une ombrelle (mais si, mais si, un peu d'imagination) : un axe vertical, une coupole qui se déploie au sommet. Le pape ou le doge de Venise ne s'en rendent pas compte, mais lorsqu'ils défilent sous une ombrelle, ils utilisent un objet qui vient à la fois du répertoire politique oriental et de la mythologie nordique... L'ombrelle est donc un symbole du cosmos, et défiler dessous permet au souverain de se mettre en scène comme maître du monde.

Finalement, on voit que l'ombrelle n'est pas du tout anecdotique : elle renvoie à la façon dont on pense le monde, le pouvoir, et les rapports entre les deux.

Bon, ça n'aide pas à ramener le soleil, mais je suis sûr que ça vous donnera le sourire la prochaine fois que vous ouvrirez votre parapluie. Par contre, maintenant, j'ai envie que quelqu'un tienne mon parapluie pour moi. Un volontaire ?

 

 

Pour en savoir plus :

- Article « Mizalla », dans Encyclopédie de l'islam, Brill, 2010.

- Jocelyne Dakhlia, « Pouvoir du parasol et pouvoir nu », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles, 2005.

À lire aussi sur Nonfiction :

- Damien Augias, "Comm et politique, entretien avec Pierre-Emmanuel Guigo"

- Yoan Colin, "La résistance au pouvoir selon Elias Canetti", compte-rendu de Canetti. Les métamorphoses contre la puissance de Nicolas Poirier.

 

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