Examen, concours, contrôle continu, dossier... Les réformes actuelles font aussi écho à des préoccupations de la Chine des Song.

Entre la réforme du lycée et du baccalauréat annoncée par le gouvernement, la mise en place de Parcoursup et la réforme de l’accès à l’université, l’enseignement secondaire et supérieur est au cœur des débats. Le modèle de l’examen final du baccalauréat est remis en question par l’introduction du contrôle continu. Le modèle du concours est également contesté, sans qu’on sache bien par quoi le remplacer. Ces formes de sélection ont une très longue histoire, même si toutes les époques ont eu conscience des questions qu’elles posent.  

En Chine, des examens impériaux extrêmement importants ‒ et stressants ‒ ont existé presque sans interruption du VIIe siècle jusqu’en 1904. Les correcteurs étaient d’ailleurs parfois aussi pris au dépourvu que les candidats. Ces examens étant centraux pour l’organisation politique du pays, de très nombreuses histoires circulent à leur sujet. Telle l’histoire de ce correcteur qui entendait des voix…

 

L’histoire de la copie hantée

 

L’histoire concerne un correcteur de second rang : il fait partie du groupe qui lit les copies une première fois, ajoute une appréciation, puis passe le tout aux premiers correcteurs. Et pourtant son rôle est essentiel : pour un peu qu’il annote la copie d’un simple « sans aucun mérite », il y a très peu de chance que les premiers correcteurs daignent la lire. Or ce jour-là, il a justement une copie très médiocre entre les mains. Il s’apprête donc à apposer une appréciation éliminatoire, lorsqu’une voix résonne dans sa tête : « Non » !

Le correcteur est beau joueur : il prend la voix au sérieux, il relit la copie. Mais elle est VRAIMENT médiocre. Alors il lève à nouveau la main, et à nouveau la voix résonne dans son esprit : « Non, non ! ». Le manège se poursuit jusqu’à ce que le correcteur renonce à éliminer la copie. Un peu de temps passe, puis un jour le correcteur convoque le candidat et l’interroge. Il découvre alors que ce dernier n’est pas juste étudiant dans les matières des concours, il connait aussi la médecine, et s’est distingué par un fait généreux. Il a soigné gratuitement un homme (refusant même sa femme qui s’offrait en paiement). Bref, pas un étudiant très brillant apparemment, mais un homme de qualité. Un homme qui ‒ suggère l’histoire ‒ aurait sa place parmi les lauréats.

 

La Chine Song : réformer les examens, réformer la société

 

Car la morale de l’histoire, ce n’est pas que les correcteurs ont un grain (désolée…). C’est que les principes de sélection des concours impériaux sont trop rigides. En effet, le système des concours chinois est extrêmement institutionnalisé. Il s’est mis en place sous la dynastie Song (960-1279), essentiellement au XIe siècle ‒ à une époque où rien de tel n’existe en Occident. Son principe était le suivant : on passait d’abord des examens locaux, puis les lauréats montaient ensuite d’étape en étape jusqu’à être présentés aux examens impériaux, qui bientôt sont sous la tutelle officielle de l’empereur ‒ lequel va même finir par choisir le sujet en personne…

Les épreuves portent essentiellement sur la connaissance des classiques, la mémorisation, et la capacité de rédaction. Les meilleurs candidats deviennent ensuite fonctionnaires impériaux : surtout à partir du XIe siècle, l’empereur va de plus en plus s’appuyer sur eux. Les concours ont beau être rigides, leur mise en place a donc constitué un soutien solide au pouvoir impérial. Grâce à cette méthode, l’aristocratie recule progressivement, les factions s’organisent plus difficilement au sein de l’État, et surtout une forme de méritocratie se développe. Les historiens débattent aujourd’hui pour savoir à quel point cette méritocratie était réelle. Bien évidemment les plus riches avaient les meilleurs précepteurs et avaient bachoté leurs sujets (les dissertations en huit parties notamment ‒ pas les dissertations en trois parties que l’Occident invente au XIIIe siècle). Et pourtant, dans les chiffres que l’on possède, on voit que quelques hommes apparaissent parmi les fonctionnaires impériaux sans que leur père où leur grand-père n’y soit signalé. Certaines ascensions sociales semblent donc possibles.

Les concours impériaux présentent donc à la fois des avantages et des inconvénients. L’empereur y gagne des hommes dévoués, formés dans un idéal confucianiste commun. Les candidats ‒ eux ‒ ne sont jamais tout à fait à égalité, et peuvent perdre des années à bachoter. Il n’y a pas de limite d’âge, et des hommes à barbe blanche pouvaient se présenter encore et encore aux concours. On s’explique mieux, alors, la multiplication des fantômes sur les lieux des épreuves…

 

Les fantômes des examens

 

En effet, l’histoire du correcteur et de sa copie hantée est loin d’être isolée. Il existe tout un corpus d’histoires surnaturelles liées aux récits souvent traumatiques des passages d’épreuves. Des jeunes femmes séduites et suicidées qui viennent réclamer justice au candidat alors même qu’il rédige sa copie, des mères protectrices qui tentent de marchander avec le correcteur depuis l’au-delà pour faire passer leur fils, ou encore des rêves prémonitoires très pratiques indiquant les sujets des examens.

Il faut dire que les conditions d’examens s’y prêtent : on compose pendant plusieurs jours et plusieurs nuits d’affilée, et certains des examens se déroulent dans des cellules individuelles, sous une surveillance de fer. Il n’empêche, il y a autre chose dans ces histoires de fantômes. La structure générale de ces examens correspond bien à un projet général de société, qui sélectionne pour consolider l’Empire, et s’est révélé efficace sur le temps long. Mais les fantômes qui sévissent à répétition autour des candidats et des correcteurs sont aussi l’émanation d’une culture qui sait l’écart entre réussite aux examens et valeur individuelle. Que l’on soit licencieux ou vertueux, ces histoires surnaturelles inventent une réalité où la valeur individuelle compterait dans le succès aux concours.

Alors bon courage aux correcteurs pour choisir comment sélectionner. Surtout ceux qui entendent des voix…

 

Pour aller plus loin :

- Ichisada Miyazaki, China’s examination hell. The civil service examinations of Imperial China, trad. Conrad Schirokauer, Yale University Press, 1976 (1e éd. 1963), histoire citée p. 53

- Robert P. Hymes, Statesmen and Gentlemen. The elite of Fu-Chou, Chiang-His, in Northern and Southern Song, Cambridge University Press, 1986.

- Jacques Gernet, L’intelligence de la Chine. Le social et le mental, Gallimard, 1994.

- Nicolas Charles, Enseignement supérieur et justice sociale. Sociologie des expériences étudiantes en Europe, La Documentation française, 2015. Voir le compte-rendu ici.

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