L'avant-propos d'un ouvrage collectif qui interroge l'état contemporain des possibilités de figuration audiovisuelles encadrant la sexualité humaine.

À travers la notion de « représentation-limite », cet ouvrage propose une réflexion collective sur les figurations cinématographiques et audiovisuelles de « corps sexuels » (selon l’expression employée dans l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault   ) qui, de façons diverses, mettent en jeu les frontières de l’« acceptable » à l’intérieur de leur contexte particulier de création et de diffusion. Qu’elles s’apparentent à des transgressions explicites, à des explorations des marges de la représentation, ou encore à des « zones d’ombre » de l’industrie culturelle dominante, ces mises en jeu constituent des processus complexes par lesquels sont rendues sensibles (et donc offertes à l’analyse) les structures spectaculaires à travers lesquelles notre époque trace les contours de sa morale sexuelle. Les textes rassemblés ici traitent ainsi, chacun à leur manière et à partir de l’étude de corpus divers, de la perpétuelle redéfinition des « limites » légales, sociales et formelles assignées à la figuration de la sexualité humaine. Ce faisant, ils révèlent le caractère culturellement et politiquement construit des normes par rapport auxquelles la représentation d’un corps sexuel se voit jugée problématique ou non.

 

Croisements d’objets et d’approches

L’ouvrage a été conçu de façon à faire cohabiter différentes disciplines et orientations de recherche : il s’agit certes d’aménager une place importante à l’étude d’objets relativement neufs pour la recherche universitaire (vidéos YouTube, films pornographiques, etc.) et à des approches récemment introduites dans le champ académique français (études visuelles et culturelles, queer studies, etc.) ; mais cela, sans négliger l’étude d’objets plus traditionnels (fictions hollywoodiennes, cinémas d’auteur, documentaires, etc.), et en instaurant un dialogue continu avec des approches théoriques a priori mieux connues (histoire, esthétique, socioéconomie de l’audiovisuel, etc.), mais pouvant trouver à se réactiver au contact de nouveaux corpus et questionnements. L’originalité du positionnement de ce livre dans le paysage académique actuel tient en partie à la réunion de ces démarches et sensibilités diverses, réunies par cette même problématique : qu’est-ce qui fait de certaines images de corps sexuels des « représentations-limites » dans le contexte audiovisuel contemporain ?

Une attention particulière est donc portée, d’une part, aux derniers bouleversements technologiques et industriels affectant les dispositifs de production et de circulation des images (numérique, Web 2.0, etc.), et d’autre part, aux variations des imaginaires collectifs sur des questions liées à la politique des corps sexués (diversité des identités sexuelles, mises en jeu de l’ethnicité, vieillissement, handicaps, violences sexuelles, etc.). Les questionnements sociohistoriques sur les processus de constitution des représentations-limites peuvent ainsi se mêler à l’examen, sur le plan esthétique et anthropologique, des productions audiovisuelles qui les transgressent, des usages qui les questionnent, et des changements que ces productions entraînent (ou non) dans notre environnement quotidien d’images, et à terme, peut-être, dans nos conceptions et nos vécus collectifs de la sexualité.

À cet égard, il est patent que cet ouvrage s’inscrit dans la lignée foucaldienne d’une histoire culturelle et politique de la sexualité en tant qu’elle constitue une forme décisive de rapport à soi et aux autres. C’est là sans doute ce qui se joue de plus important dans les représentations sexuelles véhiculées par le cinéma et les médias audiovisuels, et dans la proposition d’extension de la « connaissance charnelle » (selon l’expression mis en avant par Linda Williams, à partir des travaux phénoménologiques de Vivien Sobchak   ) qu’ils formulent chaque jour à l’attention de leurs publics. Il ne s’agit pas seulement de redire pour la énième fois le lien entre les évolutions sociales et technologiques et les évolutions des représentations, mais bien de souligner qu’à l’heure où Internet constitue le support d’une spectaculaire remédiation pour des représentations de corps sexuels désormais « proliférantes » (Williams), et auxquelles les usagers n’ont jamais eu un accès aussi facile et abondant, la sexualité est aujourd’hui davantage accompagnée, imprégnée (voire, dans certains cas, intégralement constituée) de représentations qu’elle ne l’a jamais été.

 

La notion de « représentation-limite »

Ce que l’on appelle « représentation-limite » désigne donc un « lieu » d’images et de sons marquant la rencontre entre deux dynamiques : d’un côté, la liberté d’expression, la prise en compte de la diversité des désirs existants, éventuellement la transgression de tabous ou de frontières figuratives ; et de l’autre la censure, l’interdit plus ou moins explicite, la morale commune, répondant à certaines exigences sociales (pouvant être jugées plus ou moins justifiées selon les cas). On peut donc tout aussi bien célébrer que déplorer l’existence d’une représentation-limite, en elle-même ou en tant qu’elle constitue une « limite », justement. Mais au-delà de prises de position inséparables de l’engagement personnel et politique d’un chercheur sur un tel sujet, c’est surtout en tant que catégorie épistémologique que cette notion semble porteuse. L’entrée conceptuelle de la « représentation-limite » permet en effet de mettre en avant, à la fois, le caractère « problématique » des images livrées à l’étude, et la complexité des ramifications qui les maintiennent dans cette position-charnière à l’intérieur du paysage audiovisuel de leur temps. C’est le cas par exemple de la polysémie des situations de viol au sein de l’œuvre cinématographique de Catherine Breillat, que Claudine Le Pallec Marand analyse dans son article (« Le cinéma de Catherine Breillat confronté aux figures fondatrices de la violence sexuelle et du viol »), en montrant que la violence sexuelle masculine s’y trouve représentée tout en étant contrebalancée par une autre violence, formelle celle-là : la relégation hors-champ du sujet masculin opère comme un contrepoids permettant de réintégrer l’acte en question au sein d’un parcours de construction de la subjectivité sexuelle féminine ne se limitant pas au statut de victime.

Cette notion de « représentation-limite » semble également apte à accompagner le réexamen critique de certains concepts théoriques – par exemple le « male gaze » mulveyen ou le « phallus » lacanien – que l’on a peut-être parfois eu tendance à convoquer de façon réflexe pour juger des stratégies représentatives déployées autour des corps sexuels féminins, et que l’article de Linda Williams (« Pornographies visuelles et "densité charnelle de la vision" »), dans l’approche compréhensive et sensible qu’il propose des représentations sexuelles du XIXe et XXe siècle, nous amène à historiciser et à relativiser.

 

Relativité de la notion

Un autre intérêt de la notion de représentation-limite est qu’elle permet d’englober une grande variété d’images de corps sexuels reposant sur divers degrés d’explicite (allant du cinéma de fiction mainstream aux vidéos pornographiques hard-core). Il faut dire que cette notion repose sur un principe de relativité : ce qui fait le caractère limite d’une représentation, c’est avant tout le cadre référentiel dans lequel elle intervient. Pour le dire simplement : deux images en mouvement montrant de façon explicite une pénétration génitale n’auront pas le même statut, ni le même impact, si elles se trouvent l’une dans une vidéo pornographique sur Internet (où elle constituera un tout-venant de la représentation), l’autre dans un film de fiction distribué en salles, où elle constituera un événement figuratif déchirant le tissu habituel de la représentation et posant différents problèmes d’exploitation commerciale et d’autorisation aux mineurs (comme le montre l’analyse juridique menée par Christophe Triollet dans son article « Quand le juge s’immisce malgré lui dans le domaine artistique ») ; ainsi, seule la seconde, du fait de son contexte de diffusion, sera considérée comme une « représentation-limite ».

Mais prenons un exemple plus courant a priori : deux images similaires d’un simple baiser entre un homme et une femme peuvent également recevoir des significations diverses selon leur époque et leur modalité d’implémentation. C’est la raison pour laquelle ce motif ultra-classique du cinéma de fiction pouvait, en 1896, constituer une représentation-limite, comme le montre l’exemple célèbre de The Kiss d’Edison. Notons que cet exemple attire notre attention sur l’importance de la mise en scène et du dispositif : si le film fut jugé obscène, ce n’était pas en raison de son seul motif (les comédiens ne faisaient que reproduire un « baiser de scène » qu’ils se donnaient tous les soirs au théâtre), mais bien en raison de l’expérience esthétique neuve qu’en faisaient soudain les spectateurs, et qui était liée autant au cadre rapproché qu’à la projection sur grand écran (pour ce qui était initialement une bande destinée au kinétoscope).

Quant aux étreintes engageant un couple d’hommes ou un couple de femmes, on sait à quel point elles ont été considérées comme des interdits visuels dans les médias dominants longtemps après 1896 ; et la question demeure de déterminer si elles constituent encore ou non, en Occident au début du XXIe siècle, des « représentations-limites ». Cela étant, si deux images similaires d’un corps masculin clairement « homosexualisé » continuent à perturber les conventions, que ce soit en France dans les années 2010 (comme l’ont montré par exemple certaines protestations réactionnaires contre l’accrochage public de l’affiche du film d’Alain Guiraudie, L’Inconnu du lac) ou en Pologne dans les années 1980, ce n’est évidemment pas de la même façon ni avec les mêmes implications – comme le souligne l’étude de Mathieu Lericq sur le contexte polonais de l’« Opération Hyacinthe » (« Exposer un corps "homosexualisé" en Pologne (post)communiste »). Cet article montre aussi à quel point, pour comprendre les mécanismes qui rendent tel corps sexuel hors « norme », l’examen du passé permet d’éclairer le contemporain. Dans le même ordre d’idées, on éprouvera l’intérêt de décentrer le regard, non seulement sur le plan historique, mais également sur le plan géographique, de le porter en dehors du contexte occidental, comme nous y invite Marie Pruvost-Delaspre dans un article (« Position spectatorielle et représentation des corps animés dans le hentai ») qui questionne les archétypes de genre et d’âge dans la production porno-érotique animée japonaise.

Le caractère relatif de la notion de représentation-limite des corps sexuels constitue ainsi une donnée de première importance, sur laquelle reposent tous les développements présentés ici. Si le torture porn – sous-genre du film d’horreur très populaire auprès des adolescents (auquel il est pourtant parfois interdit, voir le visa d’exploitation assorti d’une interdiction aux moins de 18 ans qui a frappé en France le film Saw 3D) – nous interroge dans ce cadre de réflexion, ce n’est pas parce qu’il représenterait des actes sexuels explicites, mais bien, comme le montre l’article de Michel Bondurand (« Les politiques sexuelles du torture porn »), en raison de sa violence narrative et figurative, en tant que celle-ci s’applique sur des corps représentés à travers des codes genrés très rigides, et en tant qu’elle engage intimement les corps des spectateurs, y compris dans leur dimension sexuelle. De la même façon, les scènes de « premières fois » adolescentes que repère Adrienne Boutang (« La norme sexuelle en question dans les scènes de défloration au cinéma et dans les séries contemporaines ») dans les productions audiovisuelles mainstream interpellent moins du fait d’une éventuelle crudité de leur contenu figuratif (ce dernier reste relativement soft) que pour ce qu’elles révèlent de la façon dont les industries culturelles aménagent leurs propres zones de représentation-limite ; l’étude à la fois narrative et formelle des procédés mis en œuvre autour de l’enjeu de la défloration à l’intérieur de ces œuvres permet alors de mettre au jour certains paradoxes liés aux discours médiatiques dominants sur la sexualité féminine.

 

Contenus figuratifs et formes esthétiques

Plus graphiques et provocants au regard des normes dominantes du cinéma de fiction, les instantanés de sexualité adolescente remédiatisée par les nouvelles technologies qu’analyse Céline Gailleurd à l’intérieur du cinéma d’auteur contemporain (« Adolescence et nouvelles technologies : désinhibitions formelles ») interrogent, eux aussi, les limites représentatives liées à l’âge : si personne n’attend d’être majeur pour avoir un « corps sexuel », qu’est-il aujourd’hui possible d’en dire ou d’en montrer sans enfreindre la loi sur la protection des mineurs devant la caméra, et sans (supposément) porter atteinte à l’intégrité morale des mineurs devant l’écran ? Quant aux scènes de violence sexuelle simulées, mais données-comme-réelles qui surviennent dans les faux-documentaires étudiés par Jeremy Hamers (« Le faux-documentaire à l’épreuve des violences sexuelles »), elles conduisent à explorer une « limite » qui concerne la zone d’énonciation construite par le dispositif de ces films : entre identification primaire et distanciation ironique, comment penser ce jeu conscient (plus ou moins maîtrisé) qu’ils proposent à leurs spectateurs ?

Dans ces derniers articles, comme dans de nombreux autres, on constatera que l’ambition de mieux comprendre les images et leurs effets s’accompagne d’une démarche consistant à analyser à la fois leur contenu figuratif et leur forme esthétique, l’un n’étant pas séparable de l’autre : les opérations liées au cadre, aux mouvements de caméra, au montage et au son ont une importance cruciale dans la réception spectatorielle, ainsi que dans le lien que la représentation tisse entre les corps sexuels des « observateurs » (selon l’expression proposée par Jonathan Crary dans son ouvrage Techniques de l’observateur   ) et les corps sexuels de celles et ceux qu’ils contemplent sur leurs écrans. Quant à l’idée qu’une représentation sexuelle puisse devenir « limite » non en fonction de ses caractéristiques immanentes, mais bien en fonction des publics qui la regardent, elle est également développée dans l’article de Florian Vörös consacré à la consommation de la pornographie hard par le public hétérosexuel masculin (« Le visionnage de pornographie : une connaissance charnelle des systèmes de domination »). La stratégie d’enquête sociologique par entretien permet ici de révéler comment se construit une « représentation-limite » à travers le souci manifeste, formulé par des hommes adultes de classe moyenne se jugeant eux-mêmes raisonnables et responsables, qu’un contenu pornographique machiste et violent (qu’ils estiment sans danger pour eux-mêmes) tombe en de « mauvaises mains » (selon l’expression de Lisa Siegel   , celles de publics plus jeunes et/ou socialement moins favorisés (et en cela jugés plus « influençables »).

En questionnant ainsi les « représentations-limites », on interroge évidemment, au premier chef, les normes qui les définissent comme telles. Si à ce niveau les rapports de classe et de race interviennent plus souvent qu’on ne le dit, les normes d’âge et de genre sont parmi celles qui synthétisent le plus de questionnements, comme le montre l’étude de Gwenaëlle Le Gras (« Stars féminines vieillissantes et sexualité dans le cinéma français contemporain ») sur les enjeux sociaux et symboliques du vieillissement des stars féminines dans le cinéma français contemporain (quelle évolution ce vieillissement entraîne-t-il sur leur faculté à apparaître comme sujets et/ou objets d’un désir sexuel ?), qui synthétise justement ces deux préoccupations.

 

Questionner « l’hétérosexualité »

Mais ce que cet ouvrage manifeste de façon vraiment massive, c’est le souci contemporain de questionner ce que l’on nomme « l’hétérosexualité », non plus en tant que norme biologique ou systémique par rapport à laquelle se déploierait une constellation de « déviances » ou de « perversions » plus ou moins exotiques et/ou stigmatisées, mais bien en tant que catégorie socialement et culturellement construite au cours de l’Histoire, et dont l’hégémonie médiatique masque de plus en plus mal l’extrême diversité des identités et des vécus sexuels qu’elle « recouvre » – soit en les subsumant, soit en les reléguant à la marge, soit en les niant, voire dans certains cas en les condamnant.

Il ne fait aucun doute que les sociétés occidentales sont engagées, depuis une cinquantaine d’années au moins, dans un tournant évolutif concernant l’exposition médiatique et artistique de modalités sexuelles alternatives à ce modèle dominant. Cela contribue certainement à remettre en cause les différenciations essentialistes (entre homo et hétéro, « rôle d’homme » et « rôle de femme », etc.) et la « hiérarchie de respectabilité » (selon l’expression de Gayle Rubin   ) qui constituent ce modèle comme l’unique mode d’être sexuel pleinement légitime – même si ce processus d’assouplissement des normes sexuelles est évidemment (très) loin d’être achevé, et que les menaces de recul sont incessantes, comme le montre quotidiennement l’actualité politique et sociale des années 2010. Mais, quelles que soient la durée et la portée du retour de bâton conservateur que nous connaissons depuis quelques années, il semble évident que le paradigme hétérosexuel masculin connaît une crise majeure qui l’ouvre comme jamais aux démarches de déconstruction – ce dont témoignent, chacun à leur façon, la plupart des articles de ce recueil.

 

La pornographie, phénomène social et évènement d’images

Or, il existe un objet encore relativement neuf pour la recherche universitaire française portant sur le cinéma et l’audiovisuel, celui de la pornographie, qui constitue un terrain privilégié pour analyser à la fois les processus de construction de l’hétérosexualité en tant que paradigme systémique et les démarches d’expression de tous les possibles sexuels alternatifs à cette catégorie dominante. Bien que l’ouvrage ne lui soit pas entièrement dédié (sur ce sujet, on pourra se reporter notamment aux publications récentes en français de Frédéric Tachou, Emilie Landais, Florian Vörös, Vangelis Athanassopoulos et Gary Dejean, etc., ainsi qu’à ce dossier spécial sur Nonfiction coordonné par Fabrice Bourlez et Antoine Gaudin), nous mesurons à quel point la question de la pornographie est centrale dans la réflexion collective sur les représentations-limites des corps sexuels. « La » pornographie constitue un corpus immense et disparate dont on peut souligner, aussi bien, qu’il contribue à (re)produire et renforcer les normes sexuelles dominantes (par l’oppression normative ou la fétichisation de la différence, comme le montre Federico Zecca à partir de son étude des représentations des corps vieillissants dans la pornographie mainstream intitulée « Stratégies d’érotisation du corps âgé dans la pornographie contemporaine »), et qu’il permet de négocier avec ces normes, d’abord à travers les différentes possibilités de lectures et d’appropriation des productions mainstream par des publics plus ou moins marginalisés (voir par exemple Clarissa Smith, Martin Barker et Feona Attwood, « Les motifs de la consommation de pornographie », in Florian Vörös (dir.), Cultures pornographiques, p. 249-277.), et ensuite à travers l’expression performative des diversités sexuelles par des agents soucieux de prendre en main la production de leur propre pornographie (même si c’est à l’intérieur d’une « longue traîne » associée à certaines subcultures, comme en témoigne par exemple l’article de Giovanna Maina, « Machines hybrides, pornographie et plaisir féminin », consacré aux représentations audiovisuelles impliquant des fucking machines).

Dialoguant de façon complexe avec la réalité des corps filmés et le caractère fantasmatique des situations qui les mettent en scène, synthétisant la plupart des grands enjeux socio-économiques associés à la prolifération des images de l’ère numérique (notamment la redéfinition des frontières entre producteurs et consommateurs, et entre professionnels et amateurs, typique de la « culture de la convergence » analysée par Henry Jenkins), la pornographie audiovisuelle constitue un terrain de choix pour les démarches consistant à mettre à jour et analyser les obsessions et contradictions de toute société sur le plan sexuel. Un exemple parmi d’autres concerne la réunion de ces quatre observations : d’abord, la fréquence élevée des recherches d’internautes concernant les productions pornographiques légales insistant sur la juvénilité des corps sexuels représentés, et allant jusqu’à faire planer une certaine ambiguïté à leur égard (voir les catégories « teen », « lolita », « twink », « 18+ », etc.) ; ensuite (et presque a contrario), la tendance des sociétés occidentales à renforcer leur arsenal répressif vis-à-vis des représentations sexuelles (même non pornographiques) impliquant des mineur.e.s ; on observe par ailleurs qu’avec les dernières évolutions des technologies de communication, ces derniers n’ont jamais eu accès aussi tôt, aussi facilement, et en aussi grand nombre à des représentations sexuelles explicites (avec le fait paradoxal que leur classe d’âge est donc légalement exclue de ces représentations) ; on remarque enfin que dans l’espace public, les multiples images de corps sexuels non pornographiques véhiculées par les médias dominants ne cessent, de leur côté, de promouvoir la jeunesse du corps comme un canon universel de beauté.

 

Comprendre l'expérience collective contemporaine de la sexualité

À travers cet exemple, il n’apparaît plus tellement productif de considérer le porno comme un secteur d’activité sulfureux ou underground, détaché des autres types de représentations médiatiques, qui, soit confirmerait pleinement les préjugés sexuels de sa société et de son temps, soit en constituerait l’envers refoulé et dissimulé. Il semble aujourd’hui beaucoup plus porteur de considérer la pornographie comme un lieu d’images et de sons où se joue, pour une part importante, l’expérience collective contemporaine de la sexualité, et où opère, sous la forme d’un « grossissement » souvent riche en enseignements, une amplification des logiques économiques et politiques que l’on retrouve dans l’ensemble de la société : son « jeunisme sexuel » paradoxal (voir paragraphe précédent) et son souci constant de réaffirmer la « performativité hétérosexuelle » (selon l’expression de Judith Butler) en constituent les fers de lance, mais on peut également pointer ce que le milieu de la pornographie nous révèle sur les rapports homme/femme dans le milieu du travail en général (comme l’effectue l'ouvrage de Mathieu Trachman Le travail pornographique chroniqué sur nos pages) – ou encore étudier comment la prise en charge par les minorités sexuelles de leurs propres représentations s’affirme comme un moyen de lutte contre les dynamiques aliénantes, segmentantes et réactionnaires du néolibéralisme, comme nous y invite l’article de Marie-Hélène/Sam Bourcier (« Protest porn et néolibéralisme »), à partir de l’analyse de la pornographie queer et des performances post-porn dans les espaces publics urbains.

À la fois caisse de résonance, baromètre de dynamiques plus vastes présentes dans nos sociétés, mais également espace de négociation pour les individus et les identités divergentes, le porno s’affirme ainsi comme l’horizon limite à partir duquel il est possible de repenser l’ensemble de notre rapport (sexuel) aux images. Le public particulier des enseignants-chercheurs universitaires ne fait pas exception, lui qui peut se servir du porno pour remettre sur l’établi certaines catégories de base de l’analyse filmique (comme l’effectue Chloé Delaporte dans son article intitulé « Les catégories traditionnelles de l’analyse filmique à l’épreuve de l’audiovisuel pornographique », en se posant la question de la dénomination des formes filmiques et des outils de la description analytique appliquée aux films pornographiques pro-am), ou pour donner à repenser le rapport à l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel (lire « Enseigner le cinéma pornographique à l’Université », le témoignage de Sébastien Roffat sur cette expérience pédagogique singulière consistant à donner cours sur et avec les films pornographiques). Il s’agit alors de travailler le concept de représentation-limite du point de vue des discours scientifiques et pédagogiques qu’il serait possible (ou non) de produire en accompagnement de telles images.

Pour faire l’histoire de notre civilisation et de ses rapports aux images, il se pourrait bien que les représentations explicitement sexuelles soient déterminantes, aussi bien pour leurs contenus et leurs usages que pour les expériences esthétiques qu’elles véhiculent, les façons dont elles mobilisent les corps des spectateurs – ou des « observateurs » (pour reprendre le terme utilisé par la fondatrice des porn studies, Linda Williams, dont un article important ouvre le présent recueil).