L’adolescence est le lieu où doit être liquidée une dette primordiale : celle de l’enfance, non-voulue et impuissante.

Dans Au sortir de l'enfance, Paul Audi s’applique, avec un souci de clarté fort appréciable, à déplacer la question de l'adolescence vers une philosophie de l’existence. L’enjeu n’est pas mince : aborder cette question sous l’angle philosophique, c’est aussi la sortir des limitations trop étroites de la psychologie, de la physiologie et de la psychanalyse, ou encore de l’analyse sociale. Ainsi l’adolescence ne se réduit-elle pas à ce moment ou ce stade fermé que les sciences humaines tentent de circonscrire.

 

L’adolescence comme événement

Dans la perspective philosophique, c’est bien plutôt un événement ouvert à une prise de décision qu’il s’agit de ressaisir. L’adolescence n’est nullement un moment qui « passerait », un « sale moment à passer » comme on l’entend dire bien souvent à propos de cet état de fragilisation que vivent les adolescents, car elle ne relève pas du schéma naturaliste. Il ne s’agit pas pour ces derniers de mûrir, tel un fruit, mais de saisir en quoi l’événement est « site » et non mise en situation dans un monde extérieur hostile, au sens que Sartre donnera à ce terme. Site intime de la décision éthique existentielle, ainsi peut-on définir l’adolescence. Plutôt un lieu qu’un moment. Il n’y a pas vraiment d’âge à l’adolescence. L’adolescence, en gardant en soi la question initiale de l’enfance, cette découverte de « l’impouvoir fondamental »   , va se trouver confrontée à un choix d’existence, une obligation qui ne dit son nom qu’au sortir de l’enfance. Paul Audi cite ici J.-F. Lyotard : « Cet avant évidemment, on ne le connaît pas puisqu’il est avant qu’on y soit. Il est comme la naissance et l’enfance, qui y sont avant qu’on y soit. Le y en question s’appelle corps. Ce n’est pas moi qui naît, je suis enfanté. Moi, je naîtrai après, avec le langage, en sortant de l’enfance précisément. Mes affaires auront été traitées, décidées, avant que je puisse en répondre. »   . Cette obligation est la dette, comprise comme expérience de la finitude, que vit l’adolescent. Si tout est décidé, que lui reste-t-il ? Comment régler la dette de ce donné qu’il n’a pas choisi ?

Mais l’horizon de cette réflexion philosophique est plus précis : il est en dernière analyse de comprendre les raisons du choix de l’engagement djihadiste, choix adolescent d’un nihilisme camouflant « l’angoisse vertigineuse, voire la terreur, que l’être humain éprouve au regard de sa propre liberté »   . Mais cette question fondamentale ne restera qu’un horizon lointain, car il convient pour y répondre « que l’on ait affronté au préalable un lot de questions proprement philosophiques »   – ce que Paul Audi met ici en place.

 

Refus du rationalisme et du naturalisme

Contre le schéma classique des représentants du rationalisme humaniste de la Renaissance, il ne s’agit pas non plus de voir dans la culture et l’exercice de la raison ce qui réalise la sortie de l’état d’enfance. La Renaissance manque la singularisation. Etre un homme est différent d’être homme. Les humanistes voyaient dans l’homme accompli un exemple à suivre, une personnalité hors du commun, une maturation relevant du temps. L’idée se prolonge chez Descartes. Pour ce dernier, il faut prendre le temps de tout révoquer par le doute, afin de se construire un jugement libéré des multiples préjugés relatifs à l’état d’enfance. L’opposition est ainsi clairement fixée : le rationalisme classique a réduit l’enfance à un stade qu’il faudrait dépasser. C’est ainsi que Descartes pouvait écrire que le malheur, pour la connaissance, était que nous soyons nés enfants avant qu’être hommes. Cet enlisement corporel dans la sensibilité serait pour lui la cause de ce que nous nous trompions sans cesse. Et d’en réclamer de ce fait à la métaphore de l’infanticide. Ce primat de la connaissance rend inconcevable, dès lors, la question de l’existence telle que la présentent Lyotard ou encore Lacan – seul psychanalyste que conserve l’auteur. C’est la raison qui conduit Paul Audi à présenter cette question à travers des philosophes de l’existence, tel Kierkegaard, tout en éliminant Sartre pour son analyse de la honte qui ne correspond pas au vécu de l’adolescent.

 

Etre rouge de honte

Avant ce « soi » singulier que construira l’adolescence, sans pour autant disparaître du processus, il y a cette origine, la sienne, qu’il n’a pas décidée, mais sur laquelle il bute, et qui « en tant que ce sur quoi il n’a la moindre prise, ne laisse pas de se rappeler à lui pour autant qu’il est né, qu’il a été engendré (…) donc qu’il doit à quelque autre le fait même d’être là. »   . La marque de la première finitude humaine, est cette naissance non décidée. La finitude s’entend ici comme « limitation » par un avant qui échappe à la maîtrise et que l’adolescent, tout comme l’enfant ressaisit comme une dette. Ce n’est pas tant cette dette que découvre l’adolescent mais la question de son acquittement. C’est là la seconde finitude, celle qui achoppe sur l’obstacle, extérieur en apparence, mais qui n’est en réalité que l’adolescent lui-même. Plongé dans la honte, le visage « rouge de honte », il manifeste un désespoir qui attend une décision de sa part. Décision que Paul Audi qualifie de « grand moment éthique de l’existence ». Cette honte n’a rien à voir avec l’expérience sartrienne de la honte qui confie à autrui ma reconnaissance et m’attribue une conscience, m’aliénant de ce fait à son regard   . Si je tombe, j’ai honte car je ne peux changer la vision d’autrui sur moi. La honte vécue par l’adolescence, selon Paul Audi, renvoie bien plutôt au « visage » de Lévinas, ce visage rouge de honte qui dit ma dette. La honte est impossible fuite. On ne peut pas se cacher. Autrui ne peut rien dire : je suis rivé à ma culpabilité, rivé à moi-même. Il n’y a aucune extériorité, nulle conscience, juste cette intimité à moi. Le paradoxe c’est qu’en me montrant à autrui, en me débarrassant de mon intimité, en théâtralisant mon apparition, je cache ma véritable nudité. Autrui se fait rempart. On est bien loin de Sartre.

On a tendance à définir l'adolescence comme un moment douloureux, une période de crise, à la limite d’une pathologie. Un moment succédant à l'enfance, un stade qui passerait, tout comme l’enfance serait vouée à passer elle aussi. Une telle conception issue de la psychanalyse freudienne – ou encore de Winnicott – de l'enfance et de l'adolescence les réduit à des moments chronologiques que la vie sociale nous enjoindrait à dépasser. Or il faut se dessaisir de ce rapport au temps pour donner un autre sens, cette fois-ci plus ontologique, à ce que l'auteur nomme « l’avant » enfance, « l’anthume », contraire de posthume, et accéder ainsi à une compréhension non clinique de ce qu’il appelle « événement ». L'enfance est riche de déception, de sentiment d'impuissance. Les réponses qu’elle trouve pour faire face à cet « impouvoir » sont bien souvent dans sa disposition à l’imaginaire et aux histoires. S'emparer du discours c'est déjà tourner le dos à l'état d'enfance.

C’est alors à la littérature que s’en remet Paul Audi pour nous donner à comprendre les trois décisions possibles pour l’adolescent. Il présente ainsi une analyse du personnage d’ Hamlet et d’un poème « Jeunesse » de Rimbaud, tout en faisant un détour par Lettre au Père de Kafka, pour nous amener à ressaisir « qui nous sommes » – « ce qui nous fait être singulièrement nous-mêmes »   – et non pas « ce que nous sommes ».

 

Question de filiation : s’acquitter de la dette

L'adolescent est celui qui se heurte à la question de sa propre origine, question qui surgit avec la réflexivité. Si on parle souvent de devoir dépasser cette période, c'est parce qu'on ne comprend pas le sens de l’antériorité de l'enfance, une antériorité qui n'est pas de l'ordre de la chronologie.

On a également tendance à définir l'adolescence comme ce moment du désir de reconnaissance par autrui. Ce moment propre à ce qu'on appelle une affaire d'identification   réduit adolescent à un sujet pour une philosophie de la (re)connaissance qui semble renoncer à marquer la filiation. Or c’est cette question de la filiation qui interroge l’adolescent, question dont il hérite avec l’enfance.

Ainsi l’auteur ne réduira-t-il pas l'adolescence à un moment dit pubertaire, encore moins l'enfance à ce qu'on nomme le puéril. La question qui se profile est donc de se « localiser », de marquer sa filiation, et surtout s’en acquitter, sans quoi c’est l’errance.

S'appuyant sur les travaux de J. F. Lyotard et J.P.Martin (Le Livre des hontes, Seuil, 2006), Paul Audi explique que l'enfant a d'abord un corps et que c'est par ce corps qu'il se rend « disponible à l'événement sensible qui advient dans sa chair »   . Comprenons par là que l'enfant est tout livré à ce qui arrive au monde et pas forcément à lui. C’est ce que J.F. Léotard nomme le corps esthétique : « il naît à sa chair à mesure que la touche sensible frappe »   . Le monde sensible qui le touche et qu'il touche le façonne. Merleau-Ponty à ce propos parle de toucher touchant. Ne portant pas l'empreinte du signifiant, ce qui touche l'enfant lui est donc inconnu. Il ne parvient pas plus à se hisser au plan symbolique. Étymologiquement l'enfant est d'ailleurs celui qui ne parle pas, tout le contraire du mot adolescent qui lui veut dire : bavarder… parler trop.

Face à ce silence de l’enfance qui n’en demeure pas moins « touchée », l’adolescent a alors trois attitudes possibles : présumer de soi, se consumer, s’assumer. Pour quelle raison ? Parce que cette butée sur soi est tragédie et désespoir.

 

Recevoir et donner la vie

Présumer de soi est cette attitude qui combine orgueil et assurance hautaine. Il oppose une fin de non recevoir à la dette, ce que le père de la Daseinsanalyse, le psychiatre Ludwig Binswanger appelle le « fourvoiement présomptueux ». Un blocage se produit en retour d’un faible horizon d’expérience rendant impossible toute prise de hauteur. On trouve ici une explication au djihadisme et l’engouement qu’il produit, par un don de soi morbide. L’adolescent ne comprend pas qu’il butte contre lui-même. Sa dette, il la règle par la destruction. Prendre sur soi le don de recevoir est une réponse possible pour sortir de cette angoisse existentielle. Ce don devient alors don de vie, explique Paul Audi. On donne la vie de deux façons : en procréant ou en créant. Au don de la vie, il s’agit de répondre par ce don de la vie. L’angoisse de l’adolescence est dans ce passage du reçu au « don ». Sa difficulté et sa douleur est de donner à son tour la vie reçue.

Procréation, création, sont les deux possibilités pour sortir de ce repli angoissé. Don de la vie qui sans cesse se rejoue.