La France, une start-up nation ? Le fonctionnement de la Hanse au Moyen Âge, déjà, était une nation d'entrepreneurs...

Les premiers mois de la présidence d’Emmanuel Macron ont été riches en mesures et déclarations encourageant à entreprendre, à tous les niveaux. Une politique résumée par cette formule, prononcée le 15 juin 2017 au salon Viva Tech et constamment relayée depuis : « I want France to be a start-up nation ». Mais si l’ « entrepreneur est la nouvelle France », le discours présidentiel aurait pu être prononcé en substance à Lubeck, à Gdansk ou dans n’importe quelle ville de la Hanse allemande (cette communauté de marchands et de villes marchandes) vers 1400 – à la seule différence qu’il y aurait enfoncé des portes ouvertes.

 

Des start-up médiévales ? La selscap hanséatique

Le principe hiérarchique présidant à l’organisation des grandes sociétés de commerce d’Italie ou d’Allemagne du Sud était tout à fait étranger aux Hanséates qui contrôlaient, à partir de la fin du XIIIe siècle, l’essentiel du commerce baltique et une part non négligeable des échanges en mer du Nord. Ne s’encombrant guère de bureaucratie, de règlements ou de division des tâches et des compétences, le commerce hanséatique repose en effet sur la coopération entre des marchands juridiquement et financièrement indépendants qui décident, à un moment donné de leur carrière, de mettre en commun tout ou partie de leur capital. Ils constituent ainsi une société de commerce appelée selscap.

Tout commence par des partenariats bilatéraux : un jeune marchand dont la fortune et la carrière restent à faire se trouve un investisseur. Ayant mis toutes ses économies dans l’aventure, il en reçoit le double et se trouve chargé, en contrepartie, d’affronter les dangers de la mer pour faire fructifier ce capital et son expérience à l’étranger. Pas de « droit à l’erreur » : un échec signerait la fin de sa brève carrière ! Mais pour son partenaire, la multiplication de telles entreprises est un moyen d’être présent par procuration sur plusieurs marchés à la fois. A l’heure des comptes, chacun reprend sa part du capital et les profits sont divisés également.

Avec le temps, la généralisation des comptes écrits permet la mise en place de montages plus sophistiqués. Il n’est plus rare que quatre ou cinq marchands, voire plus, disséminés aux quatre coins de la Baltique et de la mer du Nord, s’associent pour une durée plus ou moins longue, échangeant des informations sur les cours de l’ambre, de la cire ou des draps d’Ypres sur les différents marchés européens, et s’envoyant des marchandises à y écouler pour le compte de leur société, ou pour leur propre compte. Car aucune selscap n’est exclusive : certaines durent fort peu, et un même marchand peut être simultanément actif dans plusieurs réseaux.

 

Les incubateurs du roi Arthur

L’information, juste et précise, est nécessaire à toute réussite commerciale, et un bon marchand se doit donc d’avoir un réseau étendu. Le « networking » devient ainsi une activité incontournable qui a ses institutions et ses locaux dédiés. Dans bon nombre de villes, principalement prussiennes, cette fonction est occupée à partir du XIVe siècle par la très sélective Cour d’Artus (Artushof). Fortement restaurée après la guerre, la plus célèbre se visite encore dans la vieille ville de Gdansk ; d’autres sont attestées à Elbing/Elblag, Königsberg/Kaliningrad ou encore à Stralsund. Ailleurs, ce sont les halles des guildes marchandes, comme celle des Têtes noires de Riga, qui remplissent cet office.

La cour d’Artus à Gdansk aujourd’hui (source : Wikipedia)

Sous le patronage du roi Arthur (car nos grands voyageurs se reconnaissent aisément dans l’idéal d’aventure que véhicule la Table ronde), les négociants étrangers y sont accueillis par la guilde ou confrérie locale, qui réunit l’élite patricienne et marchande. On s’y informe sur les cours des denrées, mais aussi sur la réputation de tel ou tel partenaire potentiel, comme on le ferait plus tard dans les loges, les salons ou à la Bourse ; on y boit et y mange beaucoup, et au fil des toasts se nouent de précieuses relations professionnelles, et plus si affinités. Car une relation de confiance se double souvent de liens amicaux, voire matrimoniaux. Les Têtes Noires de Riga n’acceptent d’ailleurs que les célibataires : une fois marié, le marchand doit intégrer la Grande guilde, au sein de laquelle se recrutent les consuls de la ville.

 

« L’État est une plate-forme »

Entre le pouvoir politique et l’élite marchande, les frontières sont poreuses sinon inexistantes. L’accès au conseil, qui se renouvelle par cooptation, est réservé aux marchands. Tout en continuant d’exercer leur propre négoce, les consuls sont en charge de l’activité diplomatique de leur ville, de la régulation de son marché et, partant, de la préservation de ses intérêts commerciaux.

Ces intérêts peuvent être contradictoires : ceux de la ville ne coïncident pas toujours avec ceux de la communauté hanséatique dans son ensemble. Les consuls sont régulièrement amenés à jongler entre ces deux échelles lorsqu’ils représentent leur commune à l’assemblée des villes de la Hanse allemande – la Diète, ou Hansetag. Certains d’entre eux, que les sources nomment « seigneurs de la Hanse », excellent à tisser leur toile d’une cité à l’autre, toujours dans les cercles dirigeants, et pèsent ainsi de leur propre poids sur les décisions de la Diète. Ils contribuent à une étonnante uniformisation de la culture et du droit commercial à l’échelle de l’espace baltique, à l’usage et au profit des Hanséates – et au détriment de la concurrence.

Ces convergences ne doivent pas masquer l’absence d’unité politique de l’espace hanséatique. Forts rares furent les moments où l’ensemble des villes indépendantes surent se retrouver autour d’intérêts suffisamment fédérateurs : soudée autour d’une culture économique commune, cette association horizontale s’effritait au moment de prendre des décisions politiques contraignantes. Et pourtant, c'est peut-être justement à sa souplesse qu'elle dut sa longévité (la Diète se réunit pour la dernière fois en 1669) : ne se serait-elle pas disloquée bien plus tôt si Lübeck, la « tête de la Hanse », était parvenue à la gouverner par ordonnance ?

 

Pour aller plus loin :

- Ulf Christian Ewert et MarcoSunder, « Trading Networks, Monopoly and Economic Development in Medieval Northern Europe. An Agent-Based Simulation of Early Hanseatic Trade », dans Sunhild Kleingärtner et Gabriel Zeilinger (dir.), Raumbildung durch Netzwerke? Der Ostseeraum zwischen Wikingerzeit und Spätmittelalter aus archäologischer und geschichtswissenschaftlicher Perspektive, Bonn, Habelt, 2012, p. 131-153.

- Donald J. Harreld (dir.), A Companion to the Hanseatic League, Leiden/Boston, Brill, 2015.

- Sheilagh Ogilvie, Institutions and European Trade. Merchant guilds, 1000-1800, Cambridge, 2011.

- Marie-Louise Pelus-Kaplan, « Migrations, mobilité et culture d’entreprise dans les villes de la Hanse au XVIe siècle : l’exemple des entreprises lubeckoises », dans Corinne Maitte, Issiaka Mande, Manuela Martini et Didier Terrier (dir.), Entreprises en mouvement. Migrants, pratiques entrepreneuriales et diversités culturelles dans le monde (XVe-XXe siècles), Valenciennes, 2009, p. 47-62.

- Marie-Louise Pelus-Kaplan, « Être un jeune marchand dans les villes de la Hanse (XVe-XVIIe siècles), dans Christine Bouneau, Caroline Le Mao (dir.), Jeunesse et élites. Des rapports paradoxaux en Europe de l’Ancien Régime à nos jours, Rennes, 2009, p. 111-122.

À lire aussi sur Nonfiction :

- Jean Bastien, "Qui gouvernera la France de demain ?", compte-rendu de L'illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français de Bruno Amable et Stefano Palombarini.

- Fanny Verrax, "L'écologie néolibérale", compte-rendu de La grande adaptation : Climat, capitalisme et catastrophe de Romain Felli.

 

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