L'adaptation au changement climatique est-elle le nouveau cheval de Troie du néolibéralisme ?

Face à tout changement affectant ses conditions d'existence, un organisme ou une société a le choix entre tenter de réduire l'ampleur du changement, par la prévention ou la compensation, ou s'adapter. Dans le cas du changement climatique, sans doute l'impression générale est-elle que les tentatives globales de réduction des émissions de gaz à effet de serre ayant massivement échoué - un constat qui fait consensus notamment depuis la déception qu'a constituée la COP15 à Copenhague en 2009 - il est désormais temps de mettre en place des politiques d'adaptation. Dans La Grande Adaptation, Romain Felli prend le contrepied de cette idée en montrant que les politiques d'adaptation ne sont pas la conséquence de l'échec de la gouvernance climatique puisqu'elles étaient déjà présentes dans les années 1970.

Son argumentation repose avant tout sur le constat, assez consensuel, que la vulnérabilité n'est jamais premièrement climatique : elle est d'abord le fruit d'un ensemble de processus historiques, institutionnels, sociaux, etc. Pour bien saisir cette idée, il suffit de penser au risque d'inondation tel qu'il affecte un citoyen du Bangladesh ou des Pays-Bas. Le risque climatique est similaire, la vulnérabilité des deux populations radicalement différente. Romain Felli montre cependant que les études sur la vulnérabilité ont systématiquement été écartées, dans un processus de marginalisation du savoir accompli au profit d'une approche globalisante et déterministe du climat. L'insistance institutionnelle et médiatique sur la vulnérabilité climatique doit donc se comprendre dans une perspective de dépolitisation des enjeux et de réappropriation par le marché de la problématique climatique via le crédo de la flexibilité et de l'adaptation. Romain Felli va plus loin encore en affirmant que ce qu'il appelle “la grande adaptation” fait partie du projet politique de réorganisation de la nature permettant un surcroit d'intégration des populations et des écosystèmes dans le projet capitaliste, par exemple à travers l'avènement de la microassurance.

La microassurance - soit ici le fait pour un individu aux ressources très limitées de s'assurer contre les aléas climatiques, dans la droite ligne du microcrédit et de la microépargne - ne constituerait aucunement une solution, mais au contraire plutôt une menace. L'entrée dans le marché assurantiel suppose en effet non seulement d'adopter une rationalité économique capitaliste, mais également d'abandonner l'agriculture vivrière pour vendre sa production sur un marché agricole monétarisé.

Loin d'y voir une solution pragmatique à l'insécurité accrue produite par les changements climatiques, Romain Felli y détecte donc une extension du marché créant de nouvelles vulnérabilités sociales et économiques.

Dans la même stratégie argumentative, les migrants climatiques - auxquels le dernier quart de l'ouvrage est consacré -, après avoir représenté une menace sécuritaire puis un eldorado humanitaire, sont envisagés aujourd'hui comme des entrepreneurs mettant en place une stratégie d'adaptation dans un monde globalisé. En lieu et place de cette interprétation, Romain Felli propose une vision extrêmement négative des institutions, Banque Mondiale et Organisation Internationale pour les Migrations en tête, en tant qu'elles appliquent la doxa néolibérale conduisant à un accroissement des vulnérabilités. 

La multiplication des exemples tout au long de l'ouvrage sert in fine à illustrer la grille de lecture suivante: adaptation par extension du marché = ignorance des causes systémiques = responsabilisation à outrance des individus = accroissement des vulnérabilités.

Si le corpus et les exemples convoqués sont riches et variés, on peut regretter la tendance de l'auteur à privilégier parfois une source unique, comme c'est le cas dans les sections consacrées au Bangladeh, au Mozambique ou à la Turquie. Quant aux références à des cadres théoriques, on s'étonne que, alors que des auteurs comme Karl Polanyi et Joseph Schumpeter sont généreusement convoqués, un penseur comme Ivan Illich soit absent.

Enfin, si la critique des institutions est la plupart du temps convaincante, le lecteur regrettera un manque de nuances et pourra être surpris par un langage parfois très partisan – de la “lutte des classes” évoquée sans sourciller aux questions de l'économiste Robert Heilbronner trouvées “pathétiques”.

La Grande Adaptation est donc un ouvrage à thèse, qui a le mérite de présenter de façon synthétique une littérature mal connue sur la genèse du principe d'adaptation, mais qui risque de faire peu d'émules hors de sa paroisse.