Ce deuxième volet de l'histoire des avant-gardes artistiques entre les deux guerres se propose de remettre en cause certains présupposés.

Béatrice Joyeux-Prunel avait déjà publié un premier volume d’«histoire transnationale» des avant-gardes artistiques, couvrant la fin du dix-neuvième siècle et la première moitié du vingtième. Celui-ci en prend le relai et couvre la période 1918-1945 : pour la suite, un troisième volume est annoncé.

Comme il nous est expliqué clairement dès l’introduction, l’objectif du livre est ouvertement révisionniste. Il s’agit de réexaminer avec un regard critique, voire soupçonneux,  le « grand récit » auquel on nous a habitués, en France en tout cas : celui d’une avant-garde née à Zurich avec Dada, dont le flambeau est repris à Paris par le surréalisme, lequel finit par conquérir New York peu avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, permettant ainsi le transfert du pouvoir artistique après 1945 de la capitale parisienne à la capitale culturelle des États-Unis ; avant-garde comme il se doit irréprochable politiquement : progressiste, antifasciste, non stalinienne, résistante. Cette « histoire parfaite de la modernité » est évidemment, comme tous les « grands récits », un mythe. Un mythe particulièrement confortable pour l’orgueil culturel français, puisque Paris s’y retrouve, une fois de plus, au centre. Béatrice Joyeux-Prunel n’a pas de peine à démonter cette fiction, d’abord en insistant sur le caractère multipolaire, et même, pour la première fois, mondial, de cet âge d’or de la modernité ; et, parallèlement, en privilégiant une analyse sociologique, qui met notamment l’accent sur les phénomènes de marché, et en évitant les critères esthétiques et les arguments politiques habituels.

 

Des avant-gardes présentes dans de nombreux pays

La démonstration de Béatrice Joyeux-Prunel s’organise en cinq parties. La première, après avoir expliqué les difficultés de la reprise durant les années suivant la fin du conflit, montre que la capitale française s’est révélée moins accueillante, et donc moins attractive qu’avant 1914 pour les artistes venus d’ailleurs, les poussant à chercher d’autres lieux pour s’épanouir. Ainsi, tandis que Mondrian continuait à végéter tant bien que mal à Paris (qu’il n’a quitté qu’en 1938), c’est en Allemagne, à Berlin et à Weimar, siège du Bauhaus, que son compatriote Theo Van Doesburg relançait les activités du mouvement De Stijl, qu’ils avaient fondé ensemble. Parallèlement à cet essoufflement relatif de Paris, une multitude de nouveaux centres d’avant-garde fleurissaient dans l’Europe post-habsbourgeoise, de Bucarest à Varsovie et de Prague à Budapest, pendant que dans toute la péninsule italienne le futurisme poursuivait son prodigieux développement, dont le rayonnement a été gauchi mais nullement entravé par le ralliement de Marinetti à Mussolini. Pendant quelques années, les cubo-futuristes et constructivistes russes qui n’avaient pas choisi l’exil ont pu paraître faire bon ménage avec le régime bolchevique. Mais c’est surtout dans l’Allemagne de la République de Weimar – à Berlin, à Dessau, à Hanovre, à Darmstadt, à Mannheim, à Cologne, à Weimar même – que l’avant-garde, notamment constructiviste, connaît ses plus beaux jours durant les années vingt, et ce n’est qu’aujourd’hui que l’on peut mesurer l’importance (et l’influence) de Kurt Schwitters.

En France, par contraste, l’art que les galeries promeuvent et vendent dans les années vingt est ce qu’on a commencé à englober sous l’étiquette passe-partout d’« école de Paris », fauves et cubistes pour l’essentiel, mais qui ne participent pas, ou ne participent plus, de l’avant-garde. Si la décennie témoigne d’une vitalité artistique incontestable, c’est dans de nouveaux domaines – architecture, arts décoratifs, photographie, cinéma – qu’elle se manifeste principalement. Si l’avant-garde parisienne parvient à survivre, c’est avant tout grâce à des collectionneurs étrangers ; et c’est en dehors et indépendamment de Paris que se développe une sorte d’« internationale constructiviste » européenne, multipolaire et diversifiée. De même, si nombre des artistes latino-américains dont la carrière vient à maturité dans les années vingt sont passés par Paris, l’« indigénisme » qui domine l’avant-garde brésilienne et mexicaine tourne délibérément le dos aux modèles européens pour s’inventer une identité propre. On lira avec grand profit les pages qui lui sont consacrées dans ce volume.

 

La victoire internationale du surréalisme

Comment se fait-il donc, s’interroge Béatrice Joyeux-Prunel dans sa troisième partie, que le surréalisme, au départ petit mouvement littéraire bien parisien, aux intérêts artistiques à la fois éclectiques et limités (il suffit de penser à l’aversion de Breton pour la musique et le théâtre), ait fini par apparaître, à la fin des années trente, comme le véritable héritier de Dada et l’« avant-garde internationale la plus avancée » ? Quatre chapitres d’une lecture passionnante donnent une première réponse à la question. Après avoir eu en tête un projet de Salon moderniste (où la participation annoncée de Jacques-Émile Blanche pourrait paraître relever du canular), c’est peu à peu que Breton en vient à l’idée d’une « peinture surréaliste », en rassemblant autour de sa bannière, à partir de 1925, des artistes aussi différents et, pour certains, aussi improbables, que Picasso, Mirò, Ernst, Arp, Masson et le « néo-romantique » hollandais Kristians Tonny (sans parler de l’introuvable Dédé Sunbeam, autre canular probable), puis en essayant de « récupérer » d’autres avant-gardes, en Roumanie et à Prague notamment. Progressivement, la peinture surréaliste artistique s’impose en vainqueur de « cette chose immonde qu’on appelait l’art abstrait ou non figuratif » (Dalí dixit). Rien n’est plus déprimant, pour qui la goûte médiocrement, que de lire le chapitre consacré à l’échec des éphémères mouvements Cercle et Carré et Art Concret et la « défaite » en 1931 d’Abstraction-Création, dont Béatrice Joyeux-Prunel a bien raison de regretter, en conclusion de cette partie, qu’aucune rétrospective marquante ne lui ait encore été consacrée.

La quatrième partie du livre nous amène jusqu’à la fin des années trente, sur fond de crise – un quart seulement des galeries parisiennes parvient à survivre – et de montée des périls. C’est durant cette décennie, à la faveur de la grande exposition que lui consacre Alfred H. Barr, Jr. au Musée d’art moderne de New York en 1937-1938, que le surréalisme parvient à la célébrité internationale, consacrant le « grand récit » qui en fait l’héritier de Dada. Béatrice Joyeux-Prunel souligne à juste titre le rôle joué dans cette consécration par les galeristes new-yorkais tels que Pierre Matisse et Julien Lévy (dont les passionnants souvenirs, Memoir of an Art Gallery, parus en 1977, auraient mérité de figurer dans la bibliographie). Des pages fort intéressantes rappellent par ailleurs la politique culturelle du Front populaire ouverte à la modernité, sous l’impulsion de Jean Zay, et l’émergence d’une nouvelle génération de peintres (dont le plus remarquable demeure Pierre Tal-Coat), hostile ou indifférente au surréalisme. Quant à l’engagement des avant-gardes contre le totalitarisme, on sait qu’il a été tardif, partiel, sélectif, et nullement universel, comme le rappellent ici certaines citations éloquentes, en plus du cas bien connu de Dalí. Parallèlement, on nous montre que, si le régime soviétique a fini par rejeter en bloc le modernisme sous toutes ses formes, la situation dans les autres pays totalitaires, même dans l’Allemagne nazie, n’était pas aussi tranchée, comme l’indique la floraison ininterrompue du futurisme italien jusqu’à la période de la guerre.

 

Les années de guerre

La partie consacrée aux années de guerre, si elle évoque brièvement le sort de l’art et des artistes en Europe continentale (et même au Japon), se concentre sur la situation de la France de l’Occupation. Outre le rappel de faits bien connus – départs pour l’exil, promotion de personnalités bien en cour comme Derain, Maillol, Vlaminck et Van Dongen, certains d’entre eux compromis  avec l’occupant, saisies de galeries «non aryennes» et disparition d’œuvres «dégénérées» – on y relèvera la relative vitalité du marché de l’art durant la période, laquelle a également permis à la nouvelle avant-garde apparue sous le Front populaire (Bazaine, Manessier, Pignon, Staël, Tal-Coat) de faire son chemin. Le tout dernier chapitre nous ramène en Amérique, ou plus exactement à New York, où certains des surréalistes français (et Breton lui-même) ont trouvé refuge, tandis qu’une nouvelle génération de peintres, natifs ou émigrés, s’apprêtent à faire repartir la peinture américaine sur de nouvelles voies. 

Au terme de cette lecture des plus stimulantes, il peut paraître injuste de s’interroger sur les limites de l’approche « transnationale » promise par le titre, mais le fait est que la France, ou plus exactement Paris, reste principalement sous les feux des projecteurs. Quant au « grand récit », s’il est corrigé par endroits, on ne peut pas dire non plus qu’il soit complètement renversé. Si l’on veut bien nous pardonner de nous placer dans une perspective américaine, l’histoire de l’avant-garde qui nous est racontée ici est une nouvelle version de celle imposée par Alfred H. Barr, Jr. au MoMA, et qu’on ne cesse de lui reprocher depuis. On pourra toujours dire que l’ouvrage est déjà bien assez gros et qu’il n’y avait pas de place pour tout le monde, mais certaines absences sont significatives : si Stuart Davis et Georgia O’Keefe sont tout juste mentionnés au détour d'une phrase, il n’est question ni de Marsden Hartley, ni d’Arthur Dove, ni d’Edward Hopper, entre autres, et les lacunes quand il est question de photographies sont encore plus frappantes.


Dans un livre aussi foisonnant, les scories sont inévitables. Les New-Yorkais seront surpris de trouver le Brooklyn Museum situé au sud de la ville, tout comme les Alsaciens de voir Jean Arp décrit comme suisse, les Hongrois de lire qu’Arthur Koestler était allemand, et l’amateur de théâtre de tomber sur un Bernard Shaw promu romancier. Étourderies sans doute, comme la confusion entre Maurice Martin du Gard, directeur-fondateur des Nouvelles littéraires, et son cousin Roger, l’auteur des Thibault. On sera moins indulgent pour l’emploi répété du hideux néologisme «états-unien», qui occasionne plus d’une formule malsonnante (« le sol états-unien lui-même… »), et auquel on ne saurait assez encourager l’auteur à renoncer dans son troisième volume, où l’Amérique sera évidemment amenée à jouer un rôle de premier plan, et qu’on n’attend pas avec une moindre impatience