Au cinéma, la figure du "prof" se voit chargée de tous les espoirs d'une société, sublimant une réalité parfois désespérante. Et c'est tant mieux.
Faire accéder les masses à la culture, construire une identité commune, rendre les élèves heureux (ou au moins, un peu moins malheureux d’être là), gérer les problèmes des banlieues, faire réussir les élèves (mais à quoi ?) et résoudre ses propres contradictions. Les injonctions hétéroclites de cet inventaire à la Prévert n’émanent de personne ni de nulle part. C’est seulement la liste de quelques-unes des tâches de l’école telles qu’elles apparaissent dans les films de fiction français qui l’ont prise pour thème ces dernières années.
Résumons : l’école est priée de sauver le monde. Et quand l’école doit sauver le monde, le héros, c’est « le prof ». Le voici donc qui porte à bout de bras la misère du monde, qu’il.elle est chargé.e de soigner, voire accusé.e de provoquer (quand il.elle ne s’en délecte pas). Egoïstes, inconscient.e.s, snobinard.e.s, incohérent.e.s, narcissiques, hystériques, dévoué.e.s, les profs nous embarquent dans un monde dont il.elle.s sont, diversement, les pauvres types, les sal.aud.ope.s, les planqué.e.s, les spectateur.rice.s, les gardien.ne.s, les rédempteur.rice.s. Que de responsabilité ! Derrière les types (et les stéréotypes) du prof, se dessine en réalité quelque chose de plus profond que nos règlements de compte plus ou moins conscients avec notre passé scolaire. Ce quelque chose, c’est le rêve d’une autre école.
Enseigner, mission impossible ?
L’école, c’est souvent, au cinéma, la rencontre d’un monde plus ou moins bourgeois, en tout cas toujours armé de la Culture, avec celui des classes laborieuses noyées dans la triste matérialité du salariat, de la précarité, du chômage et de la consommation.
Cette rencontre se fait sur le mode de l’impossibilité. Elèves passifs et persuadés d’être « nuls », que rien ne semble intéresser, agressivité verbale et physique, échanges désordonnés, corps désarticulés, interruptions constantes, langage fleuri, tout conspire à empêcher le prof de faire son cours. Les scènes d’ouverture de la Journée de la jupe sont de ce point de vue particulièrement éloquentes : rien, dans l’interaction scolaire, ne relève de l’évidence et c’est seulement au terme d’un combat acharné que la professeure obtient des élèves qu’ils entrent dans l’amphithéâtre, se taisent, s’assoient, entrent dans la tâche scolaire, ce qu’ils ne font, et encore, avec une mauvaise volonté évidente, que (littéralement) le pistolet sur la tempe.
Les films sur l’école racontent finalement tous la même histoire : celle de l’impossibilité pour l’école, dans ses propres murs, d’imposer ses règles. Plus précisément, c’est dans cette impossibilité que se noue l’intrigue. Comme dans les schémas éloquents avec lesquels Germain, de Dans la maison de François Ozon, montre le personnage de roman empêché par une barrière provisoirement insurmontable d’atteindre son objectif, le prof est toujours empêché. Empêché de faire son cours, de transmettre sa passion, de faire advenir le miracle culturel.
Mais heureusement, l’obstacle est surmonté. Dans Les Grands Esprits, non seulement Seydou devient un élève gentil et intéressé, mais on le surprendrait presque à rêver, à la fin du film, de rejoindre François Foucault, l’héroïque transfuge d’Henri IV, incarné par Denis Podalydès, qui a révolutionné sa vie scolaire et partant, sa vie tout court. Dans les Héritiers, la transfiguration de la classe est un patient processus d’entrée dans la culture par l’empathie historique couronné par le premier prix au Concours National de la Résistance et de la Déportation. Dans un cas, il aura fallu le passage par une pédagogie de la réussite inspirée de la psychologie de l’échec scolaire. Dans l’autre, la confrontation des enfants de la cité aux souffrances des enfants de la Shoah. Entre les Murs semble faire exception. Ici, rien d’aussi pittoresque, mais l’ordinaire de la classe, la confrontation quotidienne à l’hostilité des élèves, à leur envie de réussir malgré tout et à toute la complexité de leurs sentiments d’adolescents. La fin est atteinte malgré tout, presque malgré le prof, mais grâce à l’école quand même. « C’est pas une lecture de pétasse, ça, monsieur! », lance Esmeralda, élève de troisième qui vient d’apprendre à son professeur qu’elle a lu toute seule la République de Platon. Dans la maison, de François Ozon, poussant à l’extrême la mise en abîme du récit, envoie le héros à l’hôpital psychiatrique et fait triompher l’élève devenu romancier en vampirisant son professeur, l’écrivain raté. Héroïnes et héros au triomphe plus ou moins modeste, héroïnes et héros écorché.e.s ou sacrifié.e.s, les profs portaient tous la même mission impossible, triompher de la misère du monde.
Misères du monde
Car ce n’est pas à l’école que se nouent les impossibilités de l’intrigue scolaire, mais bien hors les murs, là où le professeur, démuni, n’a de prise sur le réel qu’au péril de sa vie, comme dans la Journée de la jupe où seul le sacrifice tragique de l’héroïne permet de dénoncer et de remporter une (bien petite) victoire contre les mécanismes sociaux et économiques sous-jacents au désordre scolaire. Dans le huis-clos de l’amphithéâtre devenu champ de bataille, c’est l’implosion des rapports de pouvoir, le vol à l’étalage, le racket, la contrainte exercée sur les corps féminins, jusqu’au viol.
La Journée de la jupe est un cas extrême, car ailleurs, le hors-l’école est davantage suggéré que montré. Façades grisâtres d’immeubles HLM, appartements sans charme, tables de cuisine en formica, ternes plateaux repas avalés devant la télé, pièces minuscules et lits en fer, sauf dans le film de François Ozon, où la misère est celle de la consommation petite-bourgeoise et des reproductions de Klee assorties au ton du papier peint du couloir. Et puis le travail de nuit, les métiers du tertiaire précaire, la difficulté de joindre les deux bouts, les conflits communautaires et la menace de radicalisation, du chômage, des bandes et des trafics. La misère est à tous les étages.
La famille et, plus largement, le milieu social, n’apparaissent jamais comme des instances de protection des enfants, comme si seule l’école pouvait les sauver. Les confrontations se déroulent le plus souvent directement entre l’institution scolaire et l’élève, en l’absence des parents. Dans les Grands esprits, la mère de Seydou, dont on apprend qu’elle est malade, est remplacée, au conseil de discipline, par la tante. La mère de Claude, l’enfant des classes populaires, partie quand il avait 9 ans dans le film d’Ozon, plane comme une figure de l’absence. Le père, ancien ouvrier handicapé, n’apparaît que très brièvement, à la fin du film, figure de la déchéance physique. Les parents de Raphaël, l’enfant de la classe moyenne objet de tous les fantasmes, dans le même film, sont les seuls parents qu’on voit vraiment, mais bien davantage dans l’intrigue qui se noue autour des phantasmes de Claude (qui veut piquer la mère et la femme des Rapha père et fils), que dans la scolarité de leur enfant, dont ils sont les spectateurs passifs.
Car quand il arrive qu’ils soient présents, les parents restent bien démunis. Ils assistent, les yeux brillants de joie, au spectacle de la chorale de fin d’année ou à la remise des prix. Anxieux.se.s, furieux.se.s, impuissant.e.s, déchiré.e.s par la douleur, il.elle.s subissent la prise d’otage de la Journée de la jupe ou se jettent en pleurant sur le corps inanimé de leur enfant. Dans ce dernier film, les parents de la prof preneuse d’otages sont, comme les autres, spectateur.rice.s de la tragédie. Dans le film de François Ozon, ils apparaissent d’autant plus passifs que, bien qu’appartenant à une frange des classes moyennes qui est dotée d’une certaine aisance matérielle, ils sont totalement étrangers à l’univers culturel de l’école et d’une certaine bourgeoisie enseignante à laquelle appartient le couple que forment Monsieur et Madame Germain.
Le "prof", entre héroïsme et métier d'enseignant
Et dans cette intrigue qui se noue, à l’école, entre l’idéal (de transmission culturelle et de réussite des individus) et un monde où tout conspire à briser l’élan, le héros, l'héroïne, le prof, vient incarner à la fois une figure du bourreau et une image du sauveur. Bourreau, il l’est quand son mépris, trop évident, vient verser de l’huile sur les plaies à vif des élèves. Ce bourreau, avec lunettes à monture d’écaille, veste en tweed et pantalons de velours, trimballe son Virgile, ses livres reliés et sa femme directrice de galerie d’art dans le monde fait de béton et de linoleum de la banlieue. Farfelu, il prête à rire dans un monde où il incarne le passé de l’institution scolaire, celle d’avant la massification. Ce personnage ridicule, vieux garçon ou écrivain raté, se heurte à l’ironie des élèves, qui ne veulent croire ni en son autorité, ni en sa capacité à les tirer de leur misère. Un type de l’école d’avant, relique du temps des pensionnats (où on ne l’aimait pas plus qu’aujourd’hui), ce pauvre type, plus bête que méchant, peut réussir sa métamorphose, comme dans Les Grands esprits, où l’improbable François Foucault se mue en superprof supersympa. Ou pas… Le Germain de Dans la Maison, figure pathétique d’une école élitiste qui n’est plus, finit sur le banc du jardin de l’hôpital d’où il poursuit, sous la manipulation habile de son protégé devenu protecteur, son destin de voyeur névrosé d’une société dans laquelle il n’a plus sa place.
Plus contemporaine est l’héroïne tranquille qui, incarnée par Ariane Ascaride dans Les Héritiers, fait éclore, avec fermeté mais bienveillance, les intelligences qu’elle a patiemment couvées. Dans la Journée de la Jupe, c’est la féministe hystérique et intransigeante qui se brise les ailes dans son combat contre un monde d’hommes qui ne sont pas seulement ceux qu’on croyait au début. Cette figure du professeur, plus en adéquation avec un métier désormais féminisé, aborde la question scolaire d’une façon plus intime, abandonnant les discours théoriques sur ce que l’école devrait être pour décrire ce qui se passe dans le cœur du travail enseignant. Elle ne résiste néanmoins pas à la tentation du miracle. Plus ambigu, le personnage de François, dans le film Entre les murs, reste finalement la description la plus convaincante de ce que c’est qu’être prof aujourd’hui. Jeune, sûr de lui et de sa pédagogie, confronté à un milieu scolaire difficile, il n’est ni un héros ni un pauvre type, ni un type social ni un personnage de film, ni réel ni fictif, mais un peu tout ça à la fois. C’est le vrai professionnel, le seul qu’on voit vraiment et longuement, travailler (avec) ses élèves, dans un mélange d’arrogance, de pudeur, de maladresse… Le sens de son travail n'est ni de changer l’école, ni de changer le monde, mais seulement d'essayer. Les autres nous auront fait rire, pleurer, douter que tout cela soit vrai ou possible, espérer, rêver. Lui nous a montré, au plus près de l’activité, ce que c’est qu’enseigner.
Pour voir ou revoir
Olivier Ayache Vidal, Les grands esprits, Bac Films, 2017.
Marie-Castille Mention-Schaar, Les héritiers, UGC Distribution, 2014.
François Ozon, Dans la maison, Mars Films, 2012.
Jean-Paul Lilienfeld, La journée de la jupe, Rezo Films, 2009.
Laurent Cantet, Entre les murs, Haut et Court, 2008.
Pour remettre tout ça en perspective sur nonfiction.fr et ailleurs
Nada Chaar, « Pourquoi les profs râlent tout le temps ? », article en deux parties
Irène Pereira, « Qu’est-ce qu’un bon prof ? »
Antoine Derobertmasure et Marc Demeuse, L'école à travers le cinéma, 10/03/21.