Du Moyen Âge musulman à la révolution d'Octobre 17, la mise en commun des terres était une question essentielle et débattue...

On fête les 100 ans de la révolution d'octobre (qui a eu lieu en novembre, ce qui a probablement été inventé exprès pour piéger les étudiant.e.s), au cours de laquelle les Soviets prirent le pouvoir en Russie. Avec cet anniversaire, on risque d'entendre beaucoup d'avis contraires sur cet évènement. Pour prendre un peu de recul, découvrons une pratique méconnue de l'Orient musulman médiéval...

 

Mettre la terre en commun

 

Dès 1917, dans la nouvelle Russie soviétique, on assiste à des phénomènes de mise en commun des terres. Les Soviets encouragent, voire pratiquent des confiscations de propriétés privées, qui sont regroupées sous la forme de collectives agricoles qui gèrent également le bétail et les machines : c'est ce qu'on appelle un kolkhoze. Ceux-ci sont finalement rendus obligatoires par Staline en 1929. Il s'agit évidemment d'un projet inscrit au cœur de l'idéologie communiste, mais également d'une réforme foncière stratégique qui permet d'affaiblir les grands propriétaires terriens.

Ces pratiques sont elles-mêmes issues de diverses traditions russes de mise en commun des terres, mais elles évoquent également un système médiéval, le mushâ'. Il s'agit d'une propriété collective des terres, probablement pratiquée en Orient depuis très longtemps (= ce qui est une façon de dire « on ne sait pas du tout quand est-ce que ça apparaît »). On la rencontre encore au début du xixe siècle.

Dans ce système, la terre appartient à la communauté villageoise, et pas aux paysans eux-mêmes. Tous les deux ans environ, on redistribue toutes les terres, sur une base aléatoire, afin d'éviter l'apparition d'un sentiment d'attachement : on veut empêcher les paysans de garder et transmettre « leur » terre. Pourquoi, en l'absence de Soviets, un tel système ?

 

 

Brasser les richesses

 

On connaît en réalité peu de choses sur ce système. Il implique forcément un très haut degré d'organisation locale, ainsi qu'une forte autonomie des communautés villageoises. On sait que les paysans possèdent des quotes-parts de terres, sur la base de leur force de travail. Ca veut dire qu'un couple compte pour une unité, tandis qu'un célibataire ne compte que pour un « demi-homme » et n'a droit qu'à la moitié des lots. Cela veut dire qu'il peut y avoir des paysans plus riches que d'autres : la mise en commun n'implique pas la stricte égalité. Significativement, on ne parle jamais de superficie : on dit qu'un tel a reçu « cinq lots de terre », mais rien ne nous dit que ces lots soient tous les mêmes.

C'est même très peu probable : il y a forcément des lots plus petits, d'autres moins fertiles, d'autres mieux irrigués, etc... Dès lors, redistribuer les terres tous les deux ans est tout de même un moyen très efficace de redistribuer la richesse : si j'ai dû cultiver pendant deux ans les olives dans le champ caillouteux exposé plein nord, peut-être que je récupèrerai ensuite les très rentables aubergines du champ situé à côté du puits...

La mise en commun et la redistribution contribuent donc à atténuer, sinon à effacer, les inégalités sociales. C'est bien au nom de ce principe que plusieurs économistes contemporains prônent l'interdiction absolue de l'héritage : ça assurerait un certain brassage des richesses.

 

               

Payer ensemble l'impôt

 

Cette mise en commun répond également à un impératif fiscal : en effet, depuis très longtemps, on impose en Orient les villages en bloc. Un peu comme si l'impôt sur le revenu était aujourd'hui levé sur une ville toute entière, et que le maire devait ensuite dire qui payait combien. À l'époque, le pouvoir fixe une somme que le village doit payer.

On peut alors imaginer que les paysans s'engagent à payer tant de pourcentages de l'impôt en fonction du nombre de parts des terres qu'ils cultivent : si je récupère tous les deux ans 20 % des terres du village, j'accepte de payer 20 % de l'impôt commun.

 

Le mushâ' disparaît petit à petit au cours du XIXe siècle, lorsque l'empire ottoman met en place un enregistrement systématique des terres. On comprend bien pourquoi : la propriété collective engendre une forte solidarité des paysans, qui permet de nombreux mouvements de résistances à l'État. En outre, les rotations constantes des propriétés dessinent un monde rural mouvant, alors que l'État aime le stable, le fixe, le documenté : cadastres, papiers d'identité, cartes, autant de documents qui disent et font l'emprise de l'État. La propriété collective est donc une vraie menace.

Ironiquement, les Soviets règlent le problème en inventant une propriété collective étatique, complètement centralisée et bureaucratisée. Dans la Russie de l'entre-deux-guerres, la mise en commun des moyens de production n'a pas été une libération. Peut-elle le redevenir aujourd'hui ?

 

 

Pour en savoir plus :

- Mundy Martha, « La propriété dite mushâ' en Syrie : à propos des travaux de Ya'akov Firestone », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n° 79-80, 1996, p. 273-287.

- Claude Cahen, La Syrie du Nord à l’époque des Croisades et la Principauté Franque d’Antioche, Paris, Geuthner, 1940.

À lire aussi sur Nonfiction :

- Le dossier de la rédaction, "1917-2017 : cent ans après la Révolution d'Octobre"

 

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