Congélation pour une vie éternelle ? Les médiévaux avaient d'autres idées que nous sur la mort et sur les morts qui se réveillent...

Des corps qui sortent de leur cercueil, des cadavres qui reviennent à la vie... on dirait le début d’un film d’horreur, ou le résumé du dernier épisode de Walking Dead ? Pas du tout : c’est ce que vendent les entreprises de cryogénie humaine pour la modique somme de 200 000 dollars US. Si ça vous intéresse, allez voir ici (faites attention quand même, j’ai visité le site trois fois, je reçois déjà des mails bizarres…)

Vous y apprendrez qu’on peut obtenir un rabais en congelant juste sa tête, et qu’on pourra se réveiller grâce aux progrès de la science dans quelques siècles (à l’étranger hein ! parce qu’on France, ce n’est pas légal depuis l’affaire Martinot).

 

Cadavres surgelés et jugement dernier

 

Pour un historien, c’est assez drôle, parce que le réveil des cadavres est aussi l’une des images religieuses les plus répandues du Moyen Âge. C’est l’image classique du Jugement dernier, que l’on retrouve sur le tympan de toutes les cathédrales. Vous savez : ce moment où la fin du monde arrive, les trompettes de l’Apocalypse sonnent, et tous les morts se relèvent de leurs tombeaux pour être jugés. Dans certaines représentations, ils sont déjà dans un état de décomposition avancée, avec le squelette qui dépasse et d’autres détails sympathiques. Si les entreprises de cryogénie humaine se développent bien, on pourrait peut-être leur conseiller de racheter des frises médiévales pour les accrocher au fronton de leur siège social (et d’embaucher des médiévistes pour leur com’…)

Mais ce serait forcer un peu la ressemblance. Parce que si les images ont des traits communs, elles ne répondent pas du tout aux mêmes besoins, et aux mêmes visions de la mort. Pour comprendre pourquoi, il faut faire un petit détour par les cimetières médiévaux.

 

À qui appartiennent les cadavres ?

 

Pour nous, le petit cimetière tout autour de l’église, c’est l’image même de la tradition. Et pourtant, lorsqu’il s’impose entre le Xe et le XIe siècle, il faut imaginer les cimetières comme une grande nouveauté que les clercs ont mis des siècles à faire respecter. Durant le haut Moyen Âge, on enterrait ses morts dans des nécropoles séparées des espaces d’habitation, tandis que les élites avaient des tombes particulières dans leurs propriétés. C'est au IXe siècle seulement que le mot cimetière apparaît : il désigne un espace nouveau, autour de l’église, consacré comme elle, entouré d’une clôture, parfois aussi doté de quelques aménagements. Des lanternes aux morts, allumées sur des colonnes en pierre, ou bien des croix, mais seulement aux coins ou au centre. Pas question de mettre une petite croix sur chaque tombe, car à cette époque les cimetières sont des espaces communs, où les tombes sont indifférenciées.

Régulièrement d’ailleurs on laboure la terre du cimetière, on récupère les os des corps qui se sont complètement décharnés, et puis on les range dans un ossuaire pour faire de la place aux nouveaux. Évidemment ces pratiques sont complètement différentes des nôtres : nous qui attachons tant de place aujourd’hui à l’individu, et à l’identité. C’est d’ailleurs l’un des arguments de vente des entreprises de cryogénie qui ne font « que la tête » : elles rappellent que c’est là le siège de l’identité. Un argument qui ne marcherait pas au Moyen Âge central.

 

Pas de barbecue sur les tombes

 

L’autre spécificité des cimetières, c’est que pour la première fois depuis des siècles des autorités se saisissent à grande échelle de la gestion des cadavres. Tout au long des XIe et XIIe siècles, on rappelle que le cimetière est un espace sacré : pas le droit d’y faire du business, pas le droit d’y danser, pas le droit d’y manger. Toutes les pratiques sociales qui animent les cimetières doivent être encadrées dans un but précis : séparer clairement l’espace des vivants et celui des morts.

Les inhumations alternatives ne sont donc plus possibles : les autorités ecclésiastiques rappellent que les baptisés n’ont pas le droit de se faire enterrer hors des cimetières. Dans l’actuel nord de la Pologne, qui est alors un front de christianisation dynamique, on ordonne de déterrer les païens qui se sont convertis pour les mettre au cimetière, quitte à les séparer de leur famille. Car l’Église est en train de mettre en pratique l’idée d’une communauté chrétienne. Or dans une communauté, on fait son salut en commun.

 

Fantômes et bonne mort

 

Faire son salut : c’est bien là qu’est la différence centrale entre les promesses de la cryogénie, et celles du jugement dernier. Au Moyen Âge, on a l’idée que le corps doit pourrir et disparaître pour que l’âme puisse être sauvée, et que le but est justement de quitter ce monde. Aujourd’hui, l’idée que c’est sur terre, sous forme vivante, qu’il faut revenir. Peu importe, en fait, ce que l’on croit, ce qui est intéressant, c’est la manière dont ces croyances impliquent aussi les vivants, et la société entière. Au Moyen Âge, aider les morts, ce n’est pas les aider à rester, mais au contraire à bien mourir. Et en même temps que se mettent en place les cimetières, on théorise l’idée que les vivants peuvent influer sur le jugement des morts. En faisant dire des messes en leur nom, et en donnant pour eux aux pauvres, ils pourront racheter les péchés qu’ils avaient commis de leur vivant.

Cette idée, répétée de sermon en sermon, fait son chemin dans la société. Si bien que lorsque les vivants racontent avoir vu des fantômes, ils disent que les fantômes réclament des messes, et des dons aux pauvres en leur nom. En deux siècles, les revenants ont adapté leurs revendications ! Chaque époque a bien sûr ses propres fantômes. Comment seront les fantômes du XXIe et XXIIe siècles ? Est-ce qu’ils viendront réclamer à leurs héritiers de les décongeler en vitesse avant que les entreprises ne fassent faillite ? « Non, ne donne rien aux pauvres, paie Alcor pour qu’ils me décongèlent… ! »

 

Rendez-vous en l’an 3000

 

Évidemment, quand votre métier c’est le Moyen Âge, le réveil dans plusieurs siècles ça ne fait pas fantasmer. J’imagine Thomas d’Aquin qui se réveille aujourd’hui : on va devoir lui apprendre l’anglais, lui faire choisir entre catholicisme et protestantisme, éventuellement lui trouver un petit boulot pour remplacer la théologie. En fait, l’identité d’un individu cesse d’exister quand la société dans laquelle il a vécu disparaît, avec sa langue et ses hiérarchies de valeur.

Je ne sais pas si on se réveillera en l’an 3000, mais je suis à peu près certaine de ce que diront les archéologues qui tomberont sur des grands hangars avec des cadavres stockés dans de l’azote. Ils y verront une stratégie de distinction élitaire, liée à une conscience individuelle de la mort aiguë, à un moment même où les représentations de la mort disparaissent dans le reste de la société.

Bref, même si la cryogénie humaine échoue, elle envoie un message assez réaliste aux archéologues de l’an 3000 : elle leur dit que notre société peine à gérer l’idée de la mort.

 

Pour aller plus loin :

- Danièle Alexandre-Bidon, À réveiller les mort : la mort au quotidien dans l’Occident médiéval, Presses Universitaires de Lyon, 1993.

- Jacques Le Goff, La naissance du purgatoire, Gallimard, 1991.

- Michel Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Aubier, 2005.

- Jean-Claude Schmitt, Les revenants : les vivants et les morts dans la société médiévale, Gallimard, 1994.

- Et les explications techniques du professeur moustache.

À lire aussi sur Nonfiction :

- Christian Ruby, "Une philosophie du deuil", compte-rend de Le Deuil. Entre le changrin et le néant, de Philippe Forett et Vincent Delecroix.

- IDÉOGRAPHIES – À quel prix sauvegarder la notion de «sujet» ? (1/2)

 

Vous pouvez retrouver tous les articles de cette série sur le site Actuel Moyen Âge