Un politiste et un géographe dialoguent et décryptent les rapports de force contemporains et les ambitions (géo)politiques des puissances émergentes

Le professeur de Relations internationales Bertrand Badie s’inquiète de l’émergence d’un « monde néo-nationaliste » où la mobilisation d’idéologies nationalistes sert de vecteur aux politiques étrangères (D. Trump, R. Erdogan, V. Poutine). Le géographe Michel Foucher est lui convaincu que les ressources économiques et financières nouvelles des grandes puissances émergentes (Chine, Inde, Brésil) leurs offrent surtout les moyens de mettre en œuvre des projets géopolitiques d’affirmation nationale. Un débat sémantique qui permet de comprendre pourquoi la Russie peut avoir un projet politique néo-nationaliste et néo-national et pourquoi les nationalismes envahissent aujourd’hui tant la scène internationale et les expressions diplomatiques.

 

Un dialogue fructueux sur le poids du nationalisme dans les relations internationales

Les éditeurs se montrent généralement rétifs à publier des ouvrages à plusieurs voix. Il est vrai que les transcriptions de colloques, par exemples, manquent souvent d’unité. Chaque intervenant suit « son » chemin. Les contributeurs ne se préoccupent guère de la pensée du moment des co-auteurs. Par ailleurs, les débats stimulants qui ont pu émerger en séances publiques peinent à trouver leur place dans les livres collectifs, même dans les manuscrits les plus volumineux. Faute de moyens d’enregistrement in situ, de temps pour la mise en forme, de place ou d’un risque de surcoût de production, la substance des échanges de qualité s’évapore. Publier un débat nourri parfois théorique entre deux universitaires devient une véritable prouesse éditoriale. On ne peut que féliciter CNRS Editions de s’être lancé dans une telle aventure, d’autant que le livre mis en rayon est une vraie réussite intellectuelle. Elle le doit d’abord au guide des échanges : le journaliste du Monde Gaïdz Minassian. Chef d’édition, il est également un politologue éminent notamment sur les questions caucasiennes. Maîtrisant l’art de l’interview et bon connaisseur des sujets traités, il a su donner de la cohérence aux débats, les lancer par des questions courtes et offrir aux deux protagonistes la possibilité de développer longuement leur raisonnement, affiner leurs divergences de points de vue sans chercher à les exacerber et à ne voir s’exprimer que celles-ci.

A la lecture de ces discussions au ton vivant, on prend plaisir à voir échanger deux intellectuels qui se respectent, qui partent de postulats théoriques différents mais qui constatent de façon concomitante que l’on ne peut lire et comprendre le monde d’aujourd’hui avec les mêmes grilles d’analyse qu’hier. Ce livre est ainsi une belle manière de poursuivre le dialogue entretenu à distance depuis des années par les deux enseignant-chercheurs. En 2016 en publiant aux Editions du CNRS Le retour des frontières, Michel Foucher avait répondu en un sens à l’ouvrage édité dix ans plus tôt par Bertrand Badie chez Fayard : La fin des territoires, essai sur le désordre international et sur l’utilité social du respect. Cet enchevêtrement des pensées est d’autant plus important que les deux penseurs pèsent de manière différente sur les décideurs politico-administratifs de la diplomatie française.

L’influence de B. Badie est celle d’un des trop rares spécialistes hexagonaux des relations internationales. Ses conférences, son œuvre académique, sa pensée infusent lentement auprès des décideurs bien qu’il soit régulièrement présent dans les médias, en se prêtant aisément aux interviews ou à la rédaction de points de vue dans les grands quotidiens. Michel Foucher est lui aussi un auteur prolixe mais il appartient au monde diplomatique et aux cercles de pouvoir. Conseiller d’Hubert Védrine au ministère des Affaires étrangères (1997 – 2002) puis ambassadeur en Lettonie (2002 – 2006), il est auditionné fréquemment par les commissions parlementaires (ex. Sénat 12 juillet 2017   ">http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170710/etr.html))). Il se voit confier des rapports sur des questions internationales pour les plus hautes autorités de l’Etat. Il coopère avec des think tanks français influents (ex. Fondation Robert Schumann), l’Union africaine ou encore des entreprises telles la Compagnie européenne d’intelligence stratégique ou la Compagnie financière Jacques Cœur où il dispose d’un blog   .

 

Au-delà de la seule interprétation économique de la mondialisation

B. Badie et M. Foucher, s’ils ont un rapport différent au pouvoir, ne sont pas deux hommes totalement dissemblables. Ce sont des enseignants pédagogues, des commentateurs avisés de l’actualité. Ils croient à la fin de la pax americana à l’échelle du monde. Ils contestent l’hégémonie d’une interprétation économique de la mondialisation. Ils observent la discordance prolongée entre un système économique et financier globalisé et un système international demeuré entre les mains d’Etats westphaliens. Ils attachent la même importance à une réinterprétation des nationalismes et à celle des interdépendances politiques, culturelles et sociétales. C’est pourquoi leur livre s’est articulé autour de quatre chapitres sur les territoires et les frontières, les politiques étrangères, les nouvelles conflictualités, la gouvernance mondiale et une introduction plus conceptuelle pour savoir si nous vivons dans un monde « néo-national » ou « néo-nationaliste ».

Au fil des pages, B. Badie et M. Foucher assument, étayent leurs divergences sur l’apolarité ou la multipolarité de notre planète, sur le nationalisme comme construction idéologique, l’existence d’intérêts « nationaux » ou encore la réinvention des nationalismes et leurs expressions en termes de politique étrangère. B. Badie réitère en politiste confirmé ses inquiétudes sur l’absence de définition et de conceptualisation de la mondialisation, ses préoccupations devant la mobilisation d’idéologies nationalistes comme vecteurs des politiques étrangères de D. Trump, R. Erdogan, V. Poutine. Il voit avec anxiété la construction d’un monde « néo-nationaliste » où s’exprime un repli sur soi, sans la volonté de conquête de nouveaux droits d’émancipation pour les citoyens. Dès lors, il appelle de ses vœux une meilleure compréhension des « inter-socialités » à l’échelle internationale. De nombreux travaux universitaires seront effectivement à conduire dans ce domaine jusqu’ici peu exploré, notamment en France.

M. Foucher, en géographe, circonscrit les multipolarités exacerbées à l’ère des puissances « relatives ». Il s’intéresse à l’élaboration des sphères d’influence imaginées par les puissances émergentes voire de coprospérité, et les formats d’interdépendance au niveau des régions. Il s’interroge en praticien des relations internationales sur les effets de long terme de la tendance actuelle qui voit les puissances régionales intervenir plutôt que les puissances mondiales. Une observation acérée du monde qui le conduit à ne croire en rien en la fin du « national », à condamner avec la même force les expressions « altérophobes » exprimées en Europe et en Amérique du nord et à exprimer sa conviction d’une nécessité pour les Etats, à commencer par ceux de l’Union européenne, de bâtir des multipolarités « coopératives ».

Dans ce contexte, on veut croire avec lui que les Européens « historiques » pourront et sauront formuler un objectif de puissance d’équilibre, autrement dit d’émancipation. Reste donc à savoir si nous vivons une crise de la mondialisation, ou seulement de son seul versant « occidental ». Voilà un sujet pour un nouveau livre de dialogues entre nos deux intellectuels nés au lendemain de le Seconde guerre mondiale