Une histoire sociale et culturelle de la magie dans le monde arabe médiéval
Comme l'auteur le souligne dans son introduction, l'Orient, tel qu'il est ré-imaginé par l'Occident à partir du XVIIIe siècle, est une terre de magie : de Baudelaire à Disney en passant par Lovecraft, de nombreuses œuvres mettent en scènes lampes, génies, grimoires oubliés et cités mystérieuses enfouies dans le sable. Mais comment la magie est-elle pensée et pratiquée en terre d'Islam au Moyen Âge ?
La sorcière et le faux prophète
Le terme arabe que l'on traduit par magie est sihr. Dans le Coran, il désigne les techniques employées par des anges déchus pour diviser des époux. Son participe actif (sâhir, magicien) qualifie quant à lui les magiciens de Pharaon qui transforment leurs bâtons en serpents pour défier Moïse. Ou du moins qui donnent l'impression de l'avoir fait, car la magie est avant tout la science des illusions, l'art de faire croire. D'où une place assez ambivalente dans les textes littéraires. Plusieurs figures semblent exprimer un rejet, voire une condamnation de la magie : sont décrits comme des magiciens des faux prophètes et des rebelles, des sorcières, des suppôts du diable. Un hadith prescrit de tuer les sorciers. Mais, dans le même temps, des pratiques magiques sont associées à de grandes figures de l'islam, notamment Salomon, très tôt décrit comme le maître des djinns, ces esprits du feu qui donneront le mot « génie ».
L'invention d'une magie savante
L'auteur en vient ensuite à aborder la construction d'une magie savante, qui intègre les héritages grecs et indiens. Dans la Bagdad abbasside du IXe siècle, la Maison de la Sagesse (bayt al-Hikma) accueille scientifiques, médecins, traducteurs, alchimistes. La magie participe pleinement de ce paysage intellectuel et est l'une des composantes du savoir de l'époque. La culture indienne nourrit notamment les connaissances astrologiques, mais aussi un ensemble de pratiques incantatoires ; des Grecs, et notamment de la tradition pythagoricienne, les auteurs musulmans reprennent les jeux sur les nombres, dotés d'une signification symbolique. Ils reprennent également un ensemble de figures plus ou moins historiques, vues comme de grands magiciens, tels Hermès Trismégiste, Balînâs, maître des talismans (version arabe d'Apollonius de Tyane), Aristote ou Platon.
Comme le rappelle finement Jean-Charles Coulon dans ce qui fait partie des meilleures pages de l'ouvrage, la magie est alors totalement liée à la médecine. Les pratiques incantatoires visant à exorciser les personnes possédées par des djinns sont ainsi pleinement vues comme des pratiques médicales. Il n'existe au fond pas de réelle différence, du point de vue épistémologique, entre le fait de prescrire une tisane de plantes pour guérir d'une maladie et le fait de dessiner un carré magique sur la cuisse d'une femme en train d'accoucher pour garantir une naissance paisible : dans les deux cas, il s'agit bien de trouver un moyen matériel d'agir sur le corps humain, en exploitant une connaissance poussée des lois naturelles qui gouvernent le cosmos. Il y a donc une grande perméabilité entre deux domaines que nous serions aujourd'hui prompts à opposer. L'auteur rappelle dès lors qu'il est anachronique de distinguer magie et médecine en fonction des critères de validité scientifique contemporains : pour les auteurs médiévaux, un talisman apposé sur une porte pour chasser les maladies d'une ville a la même force opératoire qu'une cure alimentaire ou qu'un remède à base de plantes.
La magie apparaît alors comme une discipline qui naît du croisement d'autres branches du savoir : la médecine, on l'a dit, la pharmacologie, la minéralogie, mais aussi les mathématiques, la cryptologie, l'astrologie, la chimie et l'alchimie (elle-même une discipline pleinement scientifique malgré son caractère ésotérique). Se cristallisent progressivement entre le IXe et le XIe siècle des corpus magiques, nourris par les écrits de grands auteurs : Ja'far al-Sadiq, Jabir ibn Hayyan, ibn Wahsiyya, traducteur d'ouvrages nabatéens, etc. Au fil de ces textes, la magie ne cesse d'évoluer, comme un objet particulièrement mouvant. En fonction des auteurs, l'utilisation des poisons peut en faire partie, tandis que d'autres en détachent l'art des talismans. Certains distinguent une magie vraie et une magie fausse, produisant uniquement des illusions ; d'autres une magie interdite et une magie licite (halal), reposant sur l'invocation de Dieu. Et l'on retrouve toujours cette imbrication entre plusieurs disciplines : ibn Washiyya propose ainsi plusieurs magies permettant de tuer des souris, soit avec des poisons, soit avec un tambour orienté vers Saturne dont le son tuera immédiatement tous les rongeurs qui l'entendent. D'autres auteurs rappellent que l'éloquence, capable de changer un ennemi en ami, est une puissante magie ; tout comme l'amour et la haine, à mêmes de changer l'âme des hommes. L'étude de la magie est en tout cas une véritable discipline scientifique, dont la légitimité est clairement revendiquée par plusieurs auteurs, notamment al-Razi : il en propose même une légitimation religieuse, en soulignant que la connaissance de la magie est nécessaire pour faire la différence entre magie et miracles, et donc pour reconnaître les prophètes.
La magie des lettres
Dans le même temps se développe également une exégèse mystique et ésotérique du texte coranique, en lien avec le soufisme. Ce courant nourrit la mise en place d'une magie des lettres, qui, à la différence de la précédente, ne se présente plus comme l'héritière du savoir antique des Grecs, des Egyptiens ou des Chaldéens mais comme une science proprement islamique. Celle-ci trouve son apogée chez al-Bûnî, savant andalou mort vers 1225. Parmi ses nombreuses œuvres, l'une des plus influentes est Le soleil de la connaissance. Al-Bûnî y propose une nouvelle vision de la magie, désormais vue comme la science des lettres, des mots et des noms : les noms de Dieu, très nombreux, sont vus comme les clefs de secrets mystiques permettant de progresser spirituellement ; chaque lettre est associée à une saison et à plusieurs éléments astrologiques, leur combinaison permettant de réaliser des effets sur le monde.
Dans les deux derniers chapitres, l'auteur revient sur la postérité mouvementée d'al-Bûnî, tantôt loué comme un grand savant et tantôt critiqué comme un mystique obscur, voire comme un adorateur du diable.
La magie et les raisons humaines
L'ouvrage, parfois un peu touffu, est très bien écrit, intelligent, richement documenté. Un glossaire, une riche bibliographie finale ainsi qu'un index très utile complètent l'ouvrage. Les deux annexes finales sont un peu moins convaincantes et on ne voit pas très bien pourquoi elles n'ont pas tout simplement été intégrées au texte en lui-même. Un seul petit manque : on aurait aimé une comparaison approfondie avec d'autres magies médiévales, en particulier la magie occidentale, bien étudiée depuis quelques années par Julien Véronèse ou Nicolas Weill-Parot, la magie juive – les pages sur la magie des lettres font irrésistiblement penser à la Kabbale – mais pourquoi pas également la magie indienne, chinoise, voire les pratiques magiques du monde turco-mongol des steppes. S'il est tout à fait évident que, comme l'auteur le rappelle à la fin de la deuxième annexe, précisément consacrée à l'historiographie de la magie, les différences majeures entre l'Occident et l'Orient empêchent de transposer au second des modèles d'analyses élaborés pour le premier, reste qu'une telle approche comparatiste aurait permis de mettre en contexte la magie du monde musulman, mais également d'en dégager toute l'originalité. L'auteur a du reste bien conscience de cette limite : en conclusion, il propose de revenir dans des travaux ultérieurs sur les magies antiques, en particulier l'égyptienne, et sur leurs réinterprétations dans le monde musulman médiéval.
Pour focalisé qu'il soit sur le Dar al-Islam, l'ouvrage n'en reste pas moins utile pour repenser l'histoire de la magie. L'auteur réussit à en faire une histoire culturelle, en soulignant l'évolution permanente des savoirs et de leurs hiérarchisations au fil des siècles. Cette évolution a des conséquences sociales : la promotion de la magie des lettres répond ainsi étroitement à la diffusion du soufisme, qui elle-même a pour conséquence de faire des mystiques les nouvelles incarnations de l'autorité savante, au détriment des érudits (ouléma). L'histoire culturelle du savoir magique devient alors également une histoire sociale des savants magiciens. Tout l'intérêt du livre est là, dans ce dialogue constamment maintenu entre les savoirs et les pouvoirs.
En outre, comme le souligne le fait qu'elle soit imbriquée avec la médecine ou l'astrologie, travailler sur la magie permet d'étudier d'autres modes de rationalité, d'autres chaînes de causalité, qui forcent à se défaire des perceptions contemporaines. Il serait trop facile de rejeter ces pratiques dans un obscurantisme médiéval : l'auteur ressuscite au contraire une époque dans laquelle ne pas croire à la magie était vu comme une preuve d'ignorance, tandis que l'élite lettrée, cultivée et nourrie des textes antiques, se vantait fièrement de maîtriser les secrets de la sagesse magique. Ainsi pensée, la magie n'est pas une discipline occulte et complexe, reléguée dans le flou des superstitions, mais au contraire une voie d'accès lumineuse vers la façon dont une société donnée pense le monde et la place que l'homme y occupe