Une méditation sereine sur la mise en œuvre de la « désobéissance » par quelques figures héroïques du passé.

* Ce livre fait partie des textes discutés aux Rencontres Philosophiques d’Uriage, du 13 au 15 octobre 2017.

 

En 2011, face aux réactions en chaîne nées de la crise des subprimes, un vaste mouvement d’indignation s’est emparé des places publiques et de l’espace public. Six ans plus tard, quelques acteurs de la crise mondiale ont sans doute battu leur coulpe, mais les inégalités n’ont cessé de suivre leur course inexorable. Pour Frédéric Gros, professeur de pensée politique à Sciences Po Paris, en 2017, il n’est ainsi plus l’heure de seulement s’indigner, mais de franchir la marche suivante. Avec Désobéir, au nom d’un « principe responsabilité » renvoyant à la pensée du philosophe Hans Jonas, il crie à l'indécence : l’indécence des riches qui sont de plus en plus assurés de leur richesse, celle de la misère qui s'étale toujours davantage donnant raison aux analyses de Marx, l'indécence aussi de la disparition de ces classes moyennes qui jusqu'alors fixaient au moins une limite à la misère humaine.

Ce dont il s’agit, dans cette dénonciation, n’est pas de faire la morale au présent, mais de libérer le regard et les sentiments civiques de ce qui nous empêche de rendre notre démocratie effective : « La démocratie désigne aussi une tension éthique au cœur de chacun, l’exigence de réinterroger la politique, l’action publique, le cours du monde à partir d’un soi politique qui contient un principe de justice universelle et n’est surtout pas la simple « image publique » de soi, par opposition au moi interne. Il faut cesser de confondre le public et l’extérieur. Le soi public est notre intimité politique ». En d’autres termes, la démocratie s’enracine dans un élan critique qui réside dans une disposition, présente en chacun de nous, à désobéir au consensus. Ce que Frédéric Gros nomme notre « puissance de jugement ». Or lorsque l'indignation ne suffit pas, ne suffit plus pour fonder la justice, la démocratie doit se sauver par une désobéissance éthique.

C'est à partir de figures exemplaires de la désobéissance que Frédéric Gros construit ce concept. Ce qui le conduit à reconsidérer le concept philosophique fondamental – et si controversé – de sujet. Le nerf de la tension politique qui s’avive est en effet que personne ne peut penser à ma place : le sujet ne peut être délégué. « Ce sujet indélégable n’est jamais menacé par l’individualisme, le relativisme, le subjectivisme. Parce que ce point d’indélégable en moi, c’est précisément le principe d’humanité, l’exigence d’un universel ». Quelles qu’en soient les sources (et le débat philosophique n’a pas fini de se disputer à ce sujet), le sujet qui pense, qui ressent et qui vit conduit à la découverte d’un universel qui le place au principe de l’aspiration et de l’action politique : « c’est se sentir appelé à agir pour les autres, à faire exister cette justice dont on sent l’urgence ».

 

Il est plus facile d'obéir que de désobéir

On ne peut éluder ce qu'avait déjà affirmé en son temps la Boétie, auteur du De La Servitude Volontaire. La difficulté n'est pas tant de comprendre le sens de la tyrannie qu’il y dénonce, car tout le monde sera d'accord sur son caractère immonde et monstrueux. La question qu’il pose est bien plutôt de comprendre pourquoi les hommes se soumettent si facilement à un seul homme alors qu'ils sont plus nombreux. Pourquoi une telle résignation ? Rappelons-nous des stoïciens qui dénonçaient déjà la confusion entre « renoncer », ce qui pouvait recevoir la légitimité d’une décision, et « se résigner », ce qui renvoie à l'acte passif dans lequel toute initiative de la volonté finit par se détruire. Le renoncement est un acte de la volonté alors que la résignation revient à admettre sa soumission, à ne pas la contester et à ne pas même la réfléchir.

Dans ce sens, l'opposé le plus fort à l'acte de désobéissance est l'acte de soumission. « J'en vois partout qui combattent pour leur servitude comme s'il s'agissait de leur salut » écrit La Boétie. Et d’ajouter que renoncer à cette servitude consiste d’abord à cesser d'adorer le chef dès lors que c'est cette idolâtrie qui le fait tenir. Mais à l’autre bout de la chaîne de la servitude, Frédéric Gros souligne qu’il s'agit tout autant de cesser de sur-obéir. L’intérêt de la lecture de La Boétie, c'est qu’il est le premier à souligner cette sur-obéissance en mettant au jour le fait que la servitude procède en dernière analyse d’un désir d'obéir. De ce point de vue, la liberté est moins une désobéissance qu’un renoncement à l'obéissance. En ce sens, il s’agit moins d'appeler à la désobéissance qu’à une obéissance minimale, ce que Frédéric Gros appelle une « soumission ascétique » distincte d'une autre forme de soumission, qui est la « soumission déférente ». Cette autre forme extériorise bruyamment la soumission, au point que cette dernière devient une parodie d'elle-même : rappelons-nous Molière et de ses laquais obséquieux.

Avec ce type de soumission, le problème est que l'individu obéit en aveugle. Il ne connaît rien de la finalité en œuvre dans les ordres qu’il accepte et peut même aller jusqu'à dire qu’il n’est aucunement responsable de leur exécution : « je ne suis pas responsable : j’ai obéi aux ordres ».

 

Subordination et droit de résistance

Il existe une autre forme d'obéissance qui consiste dans le respect de l'autorité et de l'ordre. Cette obéissance apparaît beaucoup moins abusive que la précédente. Ainsi Aristote parle-t-il de l'autorité familiale où chacun occupe sa juste place en fonction de dispositions naturelles. On peut encore lire chez Augustin que la concorde du monde réside dans le fait de trouver sa vraie place. Ce qui sous-tend une telle argumentation, c'est que chacun posséderait une nature qui l’inciterait à être plus ou moins subordonné. Ainsi en va-t-il de l'esclave qui, dans la pensée grecque, est soumis à son maître en raison des lois de sa nature ; et de la même façon qu'il y a de mauvais maîtres, il peut y avoir de mauvais esclaves si leur nature corrompue ne peut se réaliser dans l'esclavage. Dans le cadre de cette hiérarchie, chacun s'applique à réaliser son être. S'opposer à la hiérarchie, selon Augustin toujours, c'est mettre en péril l'ordre de Dieu, ce qui porte pour nom « péché originel ».

Cependant, Thomas d’Aquin insiste sur le fait que la loi publique tire sa force et son pouvoir de s’ordonner au salut commun des hommes. Ainsi, dans la scholastique comme déjà dans les pensées anciennes de la tyrannie, y-a-t-il un « droit de résistance » aux autorités politiques quand la loi perd de vue sa destination. Toutefois, au contraire de la pensée antique, la doctrine chrétienne, inquiète des troubles que peut provoquer une telle attitude, renvoie au dogme de l’humilité et à l’obéissance qui endure et supporte. L’abnégation mystique, poussée à ses extrêmes, se satisfait d’endurer les pires épreuves, car il s’agit d’obéir pour obéir, « ne plus exister comme "Je", n’être plus que le serviteur parfait ». Obéir ainsi, c’est paradoxalement faire preuve d’une « dureté d’acier » qui résiste ainsi aux pouvoirs en se réfugiant en somme dans un autre monde. Dans le modèle de l’ascèse chrétienne, la surobéissance peut ainsi apparaître comme une figure de désobéissance. Ce qui manque au mystique, c’est cette position de sujet éthique, puisque dans son monde parallèle, il se rend lui-même sourd à la revendication d’être « soi ».

 

La Boétie, les mystiques, Antigone… les figures du refus de la disparition du sujet

La Boétie est le fil conducteur de l'ouvrage de Frédéric Gros qui signe par là l’intention humaniste de ses propos. On se rappelle de la critique hégélienne à l'encontre d'une morale qualifiée de bonne conscience et sans effectivité, enfermée dans le jeu d’une opposition due aux limites de notre entendement. Frédéric Gros prend le risque de cette liberté de la réflexion propre au sujet, qui est en même temps démarcation vis à vis de la morale au nom de l’éthique. Cette dernière s’exprime non pas par des règles extérieures à suivre, mais par des « figures », des personnages ayant valeur de concept, qui sont comme des instruments de la pensée voire des modèles. Ainsi en va-t-il du personnage d'Antigone dans la pièce de Sophocle qui est bien plus qu’une rebelle selon Frédéric Gros. Celle-ci veut ensevelir son frère, bien qu’il ait été traître à la patrie. Antigone ne tient compte que des sentiments familiaux. Mais il ne s'agit pas seulement d'une opposition entre la loi de la cité représentée par Créon et la loi de la religion familiale représentée par la jeune femme ; ce conflit impossible entre légalité (politique) et légitimité (religieuse), c’est l’irruption de la transgression. Ici la désobéissance d’Antigone met en difficulté le fondement même de la loi de la cité en interrogeant le sens de la légitimité. Par sa singularité elle inquiète… car au nom de l’éthique, elle ne consent pas aux commandements de la politique.

 

Pour un sujet désobéissant

S’appuyant sur les théories du Contrat, Frédéric Gros dégage deux principes de désobéissance. Le premier est celui qui consiste en des mouvements collectifs de contestation. Ce type de désobéissance fait écho à la théorie du pharmakos développée par R. Girard, désignant par ce terme la victime expiatoire chargée de porter toute la violence de la Cité dans un souci collectif de réanimer le moment originaire de celle-ci, afin de lui rendre sa vitalité. Dans le cas de ces mouvements contestataires, il s’agit de rendre à la Cité son fondement démocratique en refusant d’être gouverné « comme cela ». Mais au-delà de cette injonction collective à la désobéissance, la démocratie est ce moment critique qui se déploie dans le processus de la réflexion singulière. Ainsi peut-on comprendre les propos d’ Henri David Thoreau (1817-1862) lorsqu’il déclarait : « Si je ne suis pas moi, qui le sera à ma place ? ». Cet américain, qui avait décidé de se construire une cabane en bois loin des hommes et des villes et dont la vie fut jugée par certains excentrique, a par la suite été qualifié de père de la « désobéissance civile » – une expression inventée après sa mort et qu’il n’utilisa lui-même jamais. D’autres l’ont décrit comme un « objecteur de conscience », mais là encore l’expression n’est pas de lui. Ce qui est notable en revanche, c’est que l’une et l’autre de ces qualifications n’ont pas le même sens. La première renvoie à un collectif organisé alors que la seconde désigne un acte et une décision solitaire. Avant tout, poursuit Frédéric Gros, Thoreau « représente une proposition d’existence ». « Aujourd’hui je ne vois plus que des professeurs de philosophie, mais pas de philosophes », disait Thoreau pour qui marcher était plus important que lire. Mais la solitude n’est pas abandon d’autrui. Elle est exigence qui ouvre à l’autre.

L'amitié, écrit Frédéric Gros, est aussi une machine de guerre contre les communautés d’obéissance. Entendons par là l'amitié boiteuse. Une amitié qui ne sait pas tout. Cette amitié-là est celle dans laquelle on se dispute, et dans laquelle on fait des concessions. Comme l’écrira encore l'auteur de Désobéir, l'amitié n'est rien d'autre que ce « tous uns » et non « tous Un » : elle n'est pas une dissolution dans une unité mais « des bouts de vérité que l'on fait circuler ».

Pour donner chair à son propos, Désobéir ravive le souvenir de ces gerbes d’existence que nous rencontrons au fil des pages, ces vies singulières qui nous renvoient à celui qui obéit d’abord à lui-même, courageux par cet acte d’accepter les ultimes conséquences de sa liberté. Il nous raconte l’obéissance à soi, au-delà des craintes, de celui qui est ici et maintenant devant ses juges ; car la justice de celui qui obéit à soi-même est son être, par-delà les accusations publiques. Il est dans l’intimité de la juste parole que lui tient son démon. Fidèle au poste, Socrate, la première de ces figures, ouvre à la singulière présence de cette désobéissance à la traître soumission, ou servitude.

Si Frédéric Gros n’a pas prévu de boire à son tour la ciguë, reste à savoir qui sera le pharmakon de la Ve République.