Une introduction en douceur à l'oeuvre du philosophe norvégien Arne Naess, père de l'écologie profonde.

Philosophe majeur du XXème siècle, héritier de traditions philosophiques multiples, Arne Naess est peu connu et reconnu en France, du fait notamment d'une traduction tardive de son oeuvre. Là ne réside cependant sans doute pas la seule raison de cette ignorance, tant le philosophe norvégien peut être considéré comme une figure iconoclaste, déroutant sans aucun doute pour certains, mêlant avec brio dans son oeuvre raison et affects, écologie et humanisme, sciences humaines et sociales. Il n'y a d'ailleurs pas tant réconciliation entre ces notions que refus d'une distinction jugée arbitraire et délétère, pour un philosophe qui a vécu sa pensée autant qu'il a écrit sa vie. Une précédente recension publiée sur Nonfiction donnait déjà un aperçu global de la vie et de l'oeuvre d'Arne Naess. Cette nouvelle publication est l'occasion de développer ici trois enseignements qui nous paraissent découler de ce recueil.

 

Agir pour être heureux

Spinoziste convaincu, Arne Naess insiste sur l'importance des affects et de la joie en particulier face aux problèmes du monde. Il estime que la tristesse ressentie face à la crise écologique ou à la misère du monde est une forme d'immaturité affective, qui ne peut être dépassée que par l'action. Naess va plus loin en affirmant que “c'est précisément cette capacité à se reposer sur soi-même qui fait cruellement défaut à notre époque technologique”   . Face à la tristesse qui résulte, dans une perspective spinoziste là encore, de la contemplation de notre propre impuissance, Naess propose donc l'action et la connaissance comme sources de joie. Naess lui-même a mis en pratique ces enseignements, en s'engageant à de nombreuses reprises dans des combats notamment environnementaux, mais toujours de façon non-violente. En 1970, il contribua ainsi à mettre fin au projet d'un barrage dans la région de Kristiansund en s'enchaînant aux rochers de Mardalsfossen, qui aurait abouti à la destruction de cette cascade naturelle. Son engagement a d'ailleurs inspiré les fondateurs de Greenpeace qui ont nommé Naess premier secrétaire du siège norvégien de Greenpeace   .

 

Apprendre à dire les affects

D'une façon plus générale, Naess considère que la place faite aux affects dans la société et notamment l'éducation est largement insuffisante et est cause de nombreuses souffrances: “Le fait que les sentiments soient si peu valorisés dans notre société, tel que je perçois les choses, nous empêche bien souvent de donner une expression franche de nos affects.” L'accent doit être mis selon lui sur l'apprentissage de l'expression des affects. Ainsi, évoquant les difficultés de certaines personnes, il affirme “De quoi souffrent-elles? De ce que les mots leur manquent.”   Cet état des choses malheureux est dû en partie selon Naess a une erreur d'interprétation du concept de ratio, traduit trop souvent par “raison”, alors que les textes des philosophes du XVIIème utilisant ce mot l'entendraient dans un cadre moins restreint, comme une “voix intérieure”   . Il y a donc d'après Naess un fossé artificiel entre les affects et la raison, qu'il convient de combler: “Ma tentative vise à convaincre que le développement et la maturité des affects sont tout aussi socialement importants que le développement et la maturité de la connaissance, et que l'école et l'université doivent travailler à y contribuer.”  

 

Forger sa propre écosophie

Partant du principe que la pensée écologique a été confisquée par ce qu'il dénonce sous le terme d'écologie superficielle, Naess propose une autre voie, l'écologie profonde, qui ne se préoccuperait pas seulement de questions de pollution et d'épuisement des ressources dans une perspective purement anthropocentrique. L'écologie profonde est en effet caractérisée par plusieurs principes, dont celui d'égalitarisme biosphérique. Il s'agit d'une position de principe sur la valeur intrinsèque de toutes les formes du vivant, dont découle “le droit égal pour tous de vivre et de s'épanouir”. Ce biocentrisme ne peut cependant être taxé de naïveté ou d'angélisme, dans la mesure où il coexiste avec la conscience que “toute praxis réaliste nécessite, dans une certaine mesure, le meurtre, l'exploitation et la suppression.” D'autres principes centraux de l'écologie profonde sont plus directement liés à l'organisation du monde humain, comme la position anticlasse, dans la mesure où celui qui exploite comme celui qui est exploité ne vivent pas pleinement leurs potentialités d'autoréalisation, ou l'autonomie centrale et la décentralisation, qui permet de réduire la vulnérabilité des organismes comme des organisations.

Dans la dynamique de l'écologie profonde et de l'écosophie de Naess cependant, rien n'est considéré comme définitivement établi, toute idée est “en chemin”   . De la même façon, l'écosophie n'est pas une théorie universelle, mais chacun peut se l'approprier en la modifiant. Naess appelle sa propre écosophie l'écosophie T., du nom de sa cabane dans les bois, Tvergastein, où il passa en tout, notamment après sa démission de l'université, douze années. Mais le plus important est que chacun puisse développer son propre système normatif, sa propre écosophie, comprise comme “philosophie de l'harmonie ou de l'équilibre écologique”   . Si une plateforme de principes est donc commune à tous, des variantes peuvent émerger, fondées non seulement sur l'évolution des connaissances sur les écosystèmes, mais également sur la hiérarchisation des valeurs.

 

Un ouvrage hétérogène qui joue à la perfection son rôle d'introduction

Une écosophie pour la vie est un recueil de 10 articles ou chapitres, tirés de cinq textes d'Arne Naess écrits entre 1973 et 1998, traduits ici pour la première fois en français et présentés dans une excellente introduction d'Hicham-Stéphane Afeissa, quoiqu'un peu technique peut-être pour le non-spécialiste – la plupart des textes du recueil ne requièrent en revanche aucun prérequis particulier ni familiarité avec la philosophie, tant l'auteur a eu pour souci d'être abordable par le plus grand nombre.

Au-delà de cette apparente diversité en effet, toute la deuxième moitié de l'ouvrage est constituée d'une traduction du testament intellectuel d'Arne Naess, Life's Philosophy, Reason and Feeling in a Deeper World   , qui a été un véritable succès de librairie en Norvège, touchant un public bien plus large que les philosophes et universitaires.

Si certains lecteurs parmi les plus passionés resteront peut-être sur leur fin quant à ce format volontairement léger, libre à eux d'aller consulter le reste des oeuvres d'Arne Naess en version anglaise, facilement trouvables en ligne. Ils ne bénéficieront toutefois pas des très pertinentes remarques de traduction en note de fin d'ouvrage, qui contribuent à faire de ce recueil une introduction stimulante et accessible à la pensée d'Arne Naess.