Deux ouvrages de Naess sont publiés coup sur coup ce mois-ci en traduction française. L'heure de la reconnaissance aurait-elle sonné?  

La publication quasi simultanée de deux volumes de textes de Arne Naess ce mois-ci – La réalisation de soi (Wildproject, 2017) mais aussi Une écosophie pour la vie (Seuil, à paraître le 6 avril 2017) – constitue une excellente nouvelle. Nul doute que le temps du purgatoire dans lequel fut plongée la figure majeure de la philosophie norvégienne du XXe siècle et l’un des plus grands philosophes du siècle, à la suite du pamphlet de Luc Ferry Le nouvel ordre écologique   , est définitivement clos. Une page se tourne, de sorte qu’il va enfin être possible, à l’appui des autres volumes déjà publiés du même philosophe   , de le lire attentivement, comme il le mérite, en prenant toute sa mesure.

 

Arne Naess, sa vie  

Né en 1912, le jeune Arne Naess se fera connaître du monde philosophique sans avoir encore rien publié en participant au titre d’auditeur libre aux séminaires du Cercle de Vienne animés par Friedrich Waismann et Moritz Schlick, où le brio de ses interventions lui donnera rapidement la réputation d’être "la nouvelle comète du firmament philosophique". Familier de l’empirisme logique pendant plusieurs années, Naess ne reprendra pourtant jamais à son compte les thèses de cette école de pensée. C’est bien plutôt contre elle qu’il forgera ses premières armes en élaborant une alternative à l’approche atomiste du langage, défendue par le jeune Wittgenstein et Russell, à laquelle il donnera plus tard le nom d’empirisme sémantique, voulant désigner par là une étude des multiples manières dont le langage peut servir dans des contextes particuliers.

Après avoir soutenu sa thèse de doctorat à Vienne en 1936, Arne Naess reprendra la route de sa Norvège natale où il se verra confier, à l’âge de vingt sept ans, la chaire de philosophie de l’Université d’Oslo. Il occupera ce poste jusqu’en 1963, devenant ainsi pour longtemps l’unique professeur de philosophie du pays. Comme le note l’un de ses biographes, "le milieu philosophique institutionnel en Norvège après la seconde guerre mondiale a été, dans une très large mesure, créé et durablement influencé par un homme et un seul : Arne Naess. Les recherches en sciences sociales qui se sont développées dans ce pays après la guerre lui doivent également beaucoup. Ses travaux, mais aussi son influence personnelle, ont créé un nouveau climat, favorable aussi bien à la philosophie qu’aux sciences sociales. L’on peut bien dire que c’est en fait toute une génération d’étudiants qui, d’une manière ou d’une autre, est redevable à Arne Naess, car c’est lui qui a mis en place et défini le système d’examen exigeant de tous les étudiants, quel que soit leur cursus, qu’ils passent des examens en philosophie (en logique et en histoire de la philosophie). Arne Naess est ainsi à l’origine de toute une culture académique dont il est difficile d’évaluer le rayonnement si l’on n’a pas reçu une formation au sein de l’institution universitaire norvégienne"   .

 

Arne Naess, son œuvre

De ce rayonnement, il est toutefois possible de se faire une idée au regard de la trentaine de livres et des centaines d’articles que Arne Naess nous a laissés et qui ont été traduits et publiés en une demi-douzaine de langues. Spécialiste internationalement reconnu de Spinoza, sur lequel il a beaucoup écrit, il s’est également attelé à la lecture et au commentaire de Kierkegaard, de Wittgenstein, de Carnap, de Heidegger, de Sartre, sans oublier Gandhi dont l’œuvre ne l’a jamais quitté. Après s’être intéressé à la philosophie des sciences et avoir côtoyé à cette occasion Karl Popper, Arne Naess s’est orienté vers la philosophie du langage, puis vers la logique et la philosophie de la communication, selon un ordre de progression nécessaire dont il ressaisira ultimement la cohérence en y reconnaissant les étapes progressives par lesquelles se constituait sa propre philosophie d’inspiration sceptique.

Mais si l’œuvre de Naess n’avait compté que les travaux universitaires que l’on vient d’évoquer, il est plus que douteux que son auteur ait pu devenir une véritable figure médiatique nationale. Le paradoxe veut en effet que le travail auquel Arne Naess devra la plus grande part de sa notoriété internationale ait été intégralement élaboré et publié après la cessation de ses activités universitaires en 1969 et, d’une certaine manière, indépendamment d’elles. Il faut attendre l’année 1972 pour lire pour la première fois sous sa plume une référence explicite à la doctrine à laquelle son nom restera désormais attaché : l’écologie profonde (deep ecology) – entendez : une vaste nébuleuse intellectuelle où se mêlent indistinctement des éléments de spiritualité, des données d’analyse scientifique, des propositions métaphysiques, toute une philosophie de l’environnement que Naess développera patiemment jusqu’à la fin de sa vie, en collaboration étroite avec un nombre de plus en plus grand de disciples, d’amis et de collègues qui transformeront la deep ecology en une plateforme de principes d’inspiration expressément pluraliste, et en un mouvement socio-politique d’envergure mondiale.  

De cette longue réflexion sortira notamment, en 1989, son livre le mieux connu, Ecology, Community and Life-style   , lequel sera suivi quelques années plus tard par son testament philosophique, Life’s Philosophy. Reason and Feeling in a Deeper World   .

 

La réalisation de soi

Le volume d’articles que viennent de faire paraître les éditions Wildproject recueille onze textes, fort bien choisis (à l’exception peut-être de celui intitulé "De Spinoza au bouddhisme mahayana", qui est une longue note de lecture assez technique portant sur le livre, non traduit en français qui plus est, de Jon Wetlesen sur Spinoza et le bouddhisme), couvrant une bonne partie du spectre des thématiques de l’écologie profonde. Presque tous issus du volume The Ecology of Wisdom préparé par les deux principaux disciples de Naess aux Etats-Unis, Alan Drengson et Bill Devall, en 2008, sous le contrôle et avec l’accord du maître lui-même, les différents textes offrent une excellente introduction à sa philosophie de l’environnement.

Rien n’y manque : de l’évocation de la cabane que Naess construisit de ses propres mains dans le massif montagneux de Hallingskarvet à l’élaboration de la célèbre plateforme de l’écologie profonde en huit points, de la construction tripartite du système représenté par le schéma d’Apron aux implications pluralistes qui en découlent, de la théorie capitale des belles actions empruntée à Kant à l’ontologie des gestalts, de la thèse de la réalisation de soi aux références décisives au bouddhisme, à Spinoza et à Gandhi.

L’ouvrage est d’une tenue philosophique exceptionnelle et constitue une grande réussite en son genre. Il faut savoir gré également à l’éditeur de donner à lire aux lecteurs une remarquable postface signée par Stéphane Dunand, de près de cent pages (environ 200 000 signes), dans laquelle l’auteur met au centre de son attention les options métaphysiques de l’écologie profonde, avec une connaissance parfaite de l’œuvre de Naess. Compte tenu de la grande rareté des publications de qualité portant sur Naess en France à ce jour, il faut se féliciter de voir paraître cette contribution qui compte d’ores et déjà parmi l’une des plus importantes. Son seul défaut, à nos yeux, tient à ce qu’elle met trop l’accent, nous semble-t-il, sur des références anglo-saxonnes (parfois ignorées de Naess, ou auxquelles en tout cas il ne renvoie pas lui-même) en négligeant celles qui jouent manifestement un rôle déterminant dans ses analyses, comme c’est le cas de la phénoménologie et du concept de Lebenswelt qui sont constamment invoqués par Naess lorsqu’il est question de défendre la thèse de la réalité des qualités secondes.

Une traduction imparfaite

Aussi réussie et soignée que puisse être la publication de ces articles de Naess (il n’y a que très peu de coquilles : voir cependant p. 85, p. 106, p. 110, note 30 p. 116, p. 125, p. 141, p. 181, p. 182, p. 191, et la note 24 p. 96 qui n’est pas signalée comme étant une note du traducteur), nous regrettons toutefois que la traduction de Pierre Madelin – dont nous avons déjà eu l’occasion de dire ici tout le bien que nous pensions de son travail – n’ait pas pu faire l’objet d’une relecture par un second traducteur, comme cela devrait être fait systématiquement à notre avis, et qu’elle n’ait pas pu être harmonisée avec la traduction des autres textes de Naess publiés dans le volume des éditions du Seuil. Il en résulte une traduction hélas imparfaite, comportant un certain nombre de lacunes, d’erreurs et de choix de traduction discutables. Précisons que ces défauts ne gênent en rien la lecture des textes par celles et ceux qui découvriront Naess à cette occasion, mais qu’ils pourraient rendre le volume moins immédiatement utilisable par les spécialistes. C’est à l’adresse de ces derniers que nous avons relevé quelques points de discussion, afin de leur épargner la peine de confronter ligne à ligne la traduction au texte original comme nous l’avons fait