Le 02 mai 1997, il y a 20 ans, mourrait Paulo Freire. Tombé dans un relatif oubli en France, il est pourtant à l'étranger à l'origine d'un vaste mouvement pédagogique qui connaît aujourd'hui un très grand dynamisme théorique et pratique.

 

 

Paulo Freire est né en 1921 au Brésil. Issu d'une famille de la classe moyenne confrontée à la grave crise économique qui sévit dans le pays à partir des années 1930, il poursuit difficilement des études supérieures qu'il doit régulièrement interrompre pour travailler. Il acquiert ainsi une grande sensibilité aux problèmes de pauvreté.

Il en vient à s'intéresser à la question de l'alphabétisation des adultes dans un Brésil où certaines régions, comme le Nordeste, atteignent un taux d’analphabétisme supérieur à 60 %. La méthode qu'il met au point connaît un grand retentissement au sein du pays. Le Président de la République lui demande alors de prendre en charge la mise en place d'une campagne d'alphabétisation. Mais l'expérimentation est très rapidement interrompue par le coup d’Etat de 1964. Paulo Freire est arrêté et emprisonné, puis expulsé du pays.

Commencent alors plusieurs années d'exil qui dureront jusqu'en 1980. Durant cette période, Paulo Freire mène de nombreuses campagnes d'alphabétisation dans différents pays. En 1970, il publie l'ouvrage qui lui confère une renommée internationale : Pédagogie des opprimés (Paris, Maspero, 1974). Paulo Freire y défend la thèse que l'éducation ne doit pas seulement viser à faire apprendre à lire et à écrire, mais qu'elle doit tendre vers une transformation sociale en luttant contre les inégalités. Pour cela, l'éducation se présente comme un processus de conscientisation où le dialogue occupe une place centrale.

Son œuvre est alors reconnue par l'UNESCO, qui lui remet son prix pour la paix en 1986. Après son retour au Brésil, Paulo Freire se voit confier en 1989 le secrétariat de l'éducation de la Ville de São Paulo. Il y met en place une gestion démocratique des établissements, appuyée sur le principe de co-éducation entre les familles et les enseignants. Pourtant, malgré l’importance de ses travaux, qui adossent une visée émancipatrice à une expérience concrète et soutenue de l’enseignement, seul est désormais accessible en France, parmi ses très nombreux ouvrages, le dernier publié de son vivant : Pédagogie de l'autonomie (Eres, 2013).

 

Une pédagogie avec une résonance mondiale...

Ce que l'on mesure mal en France actuellement, c'est l'importance qui est reconnue à l'oeuvre de Paulo Freire dans de très nombreux pays du monde de langue anglaise, espagnole et portugaise en particulier. A partir des années 1980, la pédagogie critique émerge aux Etats-Unis dans le sillage de son œuvre. Des sociologues américains comme Henry Giroux, Peter McLaren, Michael Apple ou encore Stanley Aronowitz reprennent la dimension critique de l'œuvre de Paulo Freire en soulignant sa continuité avec la théorie critique de l'école de Francfort. Ces auteurs insistent sur la domination de la raison instrumentale à l’œuvre dans le système scolaire américain qui transforme les enseignants en de simples techniciens au lieu de les considérer comme des intellectuels transformateurs. Ils étudient les curricula cachés des programmes scolaires, dévoilant les biais idéologiques en lien avec des intérêts économiques qu'ils peuvent receler.

A partir des années 1990, la pédagogie critique entre en dialogue avec d'autres courants de pensée. On assiste alors à un éclatement théorique. Ainsi Joe Kincheloe développe une pédagogie critique multiculturaliste. D'autres comme bell hooks mettent en œuvre une pédagogie féministe critique   . On trouve également des pédagogies critiques anti-racistes influencées par la théorie critique de la race comme celle de Gloria Ladson-Bellings. Catherine Walsh met en œuvre une pédagogie décoloniale. Il est possible également de citer la pédagogie queer développée entre autres par Deborah Britzman.

Les années 2010 sont marquées, sous l'effet de la théorie de l'intersectionnalité, par l'émergence d'approches pédagogiques comme celle de Kim Case, qui visent à articuler l'ensemble de ces pédagogies dans une approche globale afin de lutter contre les inégalités sociales et les discriminations. Ces approches n'insistent pas seulement sur l'analyse des oppressions sociales, mais également sur la prise de conscience des privilèges sociaux.

La pédagogie critique connaît actuellement des développements originaux dans différentes aires géographiques : en Amérique du Nord anglophone, en Amérique latine, au Royaume-Uni, dans les pays scandinaves, dans la péninsule ibérique, en Afrique du Sud ou encore Australie, pour citer les pôles les plus importants.

 

Une articulation originale entre théories critiques et pratiques pédagogiques

La pédagogie critique se caractérise par une articulation forte entre théories critiques et pratiques pédagogiques. Elle n'est pas réductible à un ensemble de techniques pédagogiques. Ce qui caractérise la pédagogie critique c'est avant tout son projet de transformation sociale orientée vers la justice sociale.

Il existe des sous-courants de la pédagogie critique liés à des pratiques spécifiques comme la pédagogie critique du hip-hop ou encore la pédagogie critique des médias. Dans tous les cas, les pratiques de la pédagogie critique se caractérisent par une prise en compte de l'expérience vécue des apprenants, en particulier de leur expérience des oppressions. C'est un point commun que partage la pédagogie critique avec la pédagogie féministe. En effet, la pédagogie des opprimés, comme la pédagogie féministe, s'est appuyée sur des groupes de conscience et de parole où les personnes pouvaient échanger sur leurs oppressions sociales et prendre conscience du fait qu'il ne s'agissait pas de situations individuelles, mais d'une condition sociale partagée.

Aujourd'hui, sous l'effet de la théorie du privilège de Peggy McIntoch, beaucoup de pratiques de formation visent à faire prendre conscience des privilèges sociaux. Il s'agit de s’appuyer sur de nombreuses situations de la vie courante, où certaines personnes, du fait de leurs position sociale, bénéficient d’avantages que ne vivent pas d'autres personnes. Par exemple, un homme dans la rue ne vit pas l'expérience d'être confronté à des attitudes sexistes. Une personne hétérosexuelle ne vit pas la situation d'avoir à faire son coming-out. Une personne aisée financièrement n'a pas à se demander comment payer son loyer à la fin du mois. L'objectif de cette prise de conscience vise à développer la capacité de ces personnes à devenir des « alliés » en mesure de soutenir les personnes victimes d'inégalités et de discriminations dans leurs combats.

Les approches pédagogiques n'insistent pas seulement sur la prise de conscience et l'analyse des mécanismes sociaux des inégalités et des discriminations, mais également sur le développement du pouvoir d'agir (empowerment) des personnes. Parmi les pratiques utilisées figurent les contre-narrations. Il s'agit alors de construire des récits écrits ou audio-visuels, par lesquels un sujet ou un groupe essaie de présenter de lui une image qui remette en question les préjugés sociaux qui lui sont attachés.

Le théâtre-forum, issu de la pédagogie des opprimés d'Augusto Boal, constitue également un exemple de pratiques allant dans ce sens. Des participants jouent une situation d'oppression. Les spectateurs peuvent intervenir pour aider les personnages à trouver une manière d'agir contre cette situation inégalitaire.

 

Une pédagogie en lutte contre les inégalités sociales et les discriminations

La pédagogie critique se développe ainsi, aujourd'hui, à différents niveaux – de la maternelle à l'université – et dans différents contextes, que ce soit dans l'éducation scolaire ou dans l'éducation populaire. Elle s'appuie entre autre sur une approche originale des exercices de lecture et d'écriture ou encore de mathématiques   fondée sur le développement d'une conscience critique.

La réflexion est en particulier orientée vers la lutte contre la reproduction des inégalités sociales et des discriminations dans les pratiques scolaires. Dans un pays comme la France, où les inégalités liées à l'origine sociale sont importantes et s’accroissent, on peut supposer que la connaissance de la pédagogie critique pourrait aider les enseignants à développer une plus grande conscience des privilèges sociaux que le système scolaire contribue à reproduire.

 

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