Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, comment est-ce que le Moyen Âge a inventé le goût contemporain du sucré....!

 

Vous avez forcément mangé du sucre aujourd’hui. Dans votre café du matin, en confiture ou dans vos céréales : le sucre est l’élément central de nos petits déjeuners. C’est une des premières marchandises produites et consommées à l’échelle de la planète. Le pétrole fait tourner nos machines, et le sucre nos corps.

Pourtant il n’en a pas toujours été ainsi : ce n’est que dans les derniers siècles du Moyen Âge que le goût du sucre s’est généralisé en Occident… et avec le goût, toute une économie.

 

Sweet tooth : une invention de la fin du Moyen Âge

 

Depuis quand consomme-t-on du sucre ? Il est certain qu’on en consommait beaucoup moins au Moyen Âge qu’aujourd’hui. Non pas qu’il n’ait pas été apprécié, mais tout simplement parce qu’il était rare et couteux. Tout aliment sucré est même extrêmement valorisé par les Occidentaux, habitués à une nourriture assez fade [lien vers villes médiévales, des villes en transition]. Le sucre de canne est si prisé qu’il est considéré comme un médicament. On prescrit des sirops, des confitures ou des dragées pour leurs vertus revigorantes aux malades, aux personnes âgées, ou en cas d’infertilité. Et gare à l’apothicaire qui prépare des recettes en épargnant sur le sucre : il sera accusé de ne pas faire de « loyales confitures   ».

Ce n’est qu’à partir des XIIIe et XIVe siècles que, comble de luxe, ces aliments vont lentement passer dans la composition des banquets et des repas de fête. Les médecins continueront pourtant à prescrire des confitures, et en plein XVIe siècle Nostradamus écrira un livre de recette des confitures. Ce goût du sucre finit par être partagé par toute la Méditerranée. Il passe dans la culture courante. Encore aujourd’hui en italien, vous pouvez dire de quelqu’un d’adorable qu’il-elle est « molto dolce » : très doux, ou très sucré. Tandis qu’en turc, vous pouvez appeler votre chéri-e « sekerim » : mon sucre (comme dans la chanson mais n'ouvrez SURTOUT PAS si vous êtes au travail !).

C’est le même mot qu’en arabe… mais aussi qu’en sanskrit. Car le sucre vient de loin.

 

Le tour du monde de la canne à sucre

 

En poudre, en bloc ou en mélasse, le sucre produit à partir de la canne à sucre est une importation orientale. La canne à sucre vient de loin, peut-être même de l’Océan Pacifique. Elle s’est lentement diffusée vers l’ouest, et la technique de culture puis de raffinage du sucre a finalement été apportée par les Arabes en Méditerranée. Évidemment ce n’est qu’une étape dans la longue migration de cette plante : les premières vagues de colonisation vont amener à l’implantation de canne à sucre dans les Caraïbes, à Madagascar, plus tard à l’Île Maurice.

Car la canne a besoin à la fois de beaucoup d’eau, de beaucoup de soleil… et d’une main d’œuvre bon marché. Avec le coton, le sucre sera donc l’une des premières marchandises coloniales, dépendante largement du travail d’esclaves. Au Moyen Âge, une large partie des travailleurs de la canne à sucre est salariée. Il y a certes des esclaves ou des captifs lorsque la main d’œuvre vient à manquer, mais ils ne forment pas la majorité des travailleurs des champs et des raffineries. Pourtant le développement de la canne entraîne d’autres problèmes économiques.

 

Contrôler les marchés : quand l’addition devient salée

 

La canne à sucre représente un marché juteux, et génère des conflits économiques aux répercussions politiques. Dans l’île de Chypre, à quelques encablures de la côte syrienne, la canne est implantée sans doute à la fin du XIIIe siècle. Dès le XIVe siècle, trois acteurs rivalisent pour ce marché dans l’île. Les Hospitaliers, un ordre religieux qui a récemment dû quitter la Terre Sainte avec armes et bagages, les Vénitiens, représentés par l’ambitieuse famille des Corner, et puis les rois de l’île, de la dynastie des Lusignan. On pourrait penser que les rois sont souverains sur leur île, et qu’ils réussissent à s’imposer. Mais non : en réalité ils dépendent à la fois des Hospitaliers, qui leurs fournissent un service militaire, et des Corner, qui leur ont prêté beaucoup d’argent. Appauvris et endettés, les rois n’ont alors plus la haute main sur leurs propres ressources.

En 1468, lorsque les Hospitaliers sont accusés d’avoir détourné un cours d’eau, ruinant ainsi la récolte des Vénitiens, le roi ne peut pas faire grand-chose. Quatre ans plus tard, les Vénitiens prennent le problème à la source : ils se débrouillent pour faire épouser au roi Catherine Corner, et s’insinuent dans les affaires royales. En 1489, lorsque le roi meurt, ils sont en première position pour récupérer l’île : la reine Catherine abdique en faveur de Venise, et Chypre devient territoire vénitien. Désormais, ils vont pouvoir casser du sucre sur le dos des Hospitaliers.

Les loyales confitures de Nostradamus et des apothicaires ne sont donc qu’une partie de l’histoire. Une toute petite partie : celle qu’on aperçoit depuis notre table à manger, sans se douter parfois des enjeux économiques et politiques que nos pratiques de consommation projettent au loin. Ça donne envie de savoir d’où viennent nos goûts, non ?

 

Pour aller plus loin :

 

- Mohamed Ouerfelli, Le sucre : production, commercialisation et usages dans la Méditerranée médiévale, Brill, 2008.

- Benjamin Arbel, Cyprus, the Franks and Venice, 13th-16th centuries, Aldershot, Ashgate, 2000

- Les sources sont consultables en ligne : Hippolyte Noiret, Documents inédits pour servir à l’histoire de la domination vénitienne en Crête, Paris, E. Thorain, 1892.

 

Vous pouvez retrouver tous les articles de cette série sur le site Actuel Moyen Âge