Un théâtre d'ombre d'une grande finesse et exigence, un théâtre poétique, d'une technicité très subtile, admirable. Malgré ces qualités incontestables, Wajdi Mouawad négocie difficilement le rapport de l'imaginaire et du réel.

 


L'usage d'aujourd'hui, au théâtre, n'est plus vraiment de faire entendre les trois coups, mais de faire paraître une personne qui souhaite la bienvenue au public et demande à chacun d'éteindre son téléphone mobile. Il est vrai qu'on ne soupçonne pas combien la lueur d'un appareil si petit, ouvert en douce, éclaire les visages et trouble les comédiens (lesquels ne sont pas scotchés à plat dans un écran). Ce petit rituel se construit et se fige, avec ses variantes, et il marque notre époque. Mais ce soir, la personne qui s'en charge insiste particulièrement. Et pour cause, le spectacle va commencer dans un noir complet, nous dit-elle.

Dans la nuit que ne trouble plus que les petits rectangles verts des sorties de secours, deux voix joliment enlacées (celle d'un vieillard et celle d'un jeune homme) nous racontent l'histoire d'Œdipe. Comment ce héros en vînt à se crever les yeux et à errer, suivi de sa fille (aussi sa sœur) Antigone. Il s'est crevé les yeux pour ne plus voir l'horreur insoutenable de son crime. Pour nous représenter ce noir éblouissement, Wajdi Mouawad fait parler tout soudain une batterie de  trente-six gros projecteurs d'une puissance énorme, droit dans nos yeux de public, nous faisant baisser humblement le nez et attendre en souffrant - c'est un peu long, un peu barbare, et c'est fait exprès. 

 

La perception d'un sujet sans lumière

À peine sortis de cette expérience de sublimité physique (le cerveau irradié, depuis le nerf optique jusqu'aux tréfonds du reptilien) voilà que s'ouvre devant nous un beau théâtre d'ombre, dont les couleurs, quand nous fermons nos yeux blessés, sont remplacées par leurs complémentaires (le rouge par le vert etc.).

C'est l'empathie à coups de marteau, mais pourquoi pas ? Le public est mis en condition, il n'y a pas d'erreur, pour apprécier la représentation qui suit. Précisément un théâtre d'ombre, puisque ces ombres figurent ce qu'un aveugle doit projeter à sa propre conscience. L'ombre, c'est le produit de la synthèse des bruits, des paroles, de l'espace, du sol, de l'air, et même des lueurs d'un cerveau sans lumière. 

Voilà donc, sur un praticable qui réduit le plateau à la verticalité d'un écran, et le quatrième mur à une zône circulaire réduite, une nouvelle histoire du cycle d'Œdipe, telle qu'elle se dessine pour un aveugle. Cette nouvelle histoire, c'est la rencontre du Thébain légendaire (Patrick Le Mauff) avec un Athénien d'aujourd'hui (Jérôme Billy). Œdipe est venu mourir là, conduit par Antigone (Charlotte Farcet), il s'allonge. On est dans les ruines d'un théâtre antique, dans la banlieue d'Athènes, et là il y a un type qui chante merveilleusement bien (Jérôme Billy toujours), et qui est venu s'isoler des grondements de la ville en révolution. Un jeune homme, presque un enfant, a été blessé par la police, et va sans doute mourir. 

Alors, comme s'ils voulaient donner des clefs à l'homme contemporain, les deux héros vont lui raconter (encore et toujours, c'est ainsi que les mythes se répètent de siècles en siècles) l'histoire d'Œdipe. L'homme contemporain apportera son récit complémentaire, l'histoire de cet adolescent blessé à mort par la police athénienne. Wajdi Mouawad porte ainsi au théâtre quelque chose du genre des Vies parallèles, illustré par Plutarque. Il doit en résulter quelques élucidations (c'est l'effet recherché). Par exemple, le parallèle entre le sphinx et le discours qui prône la lutte contre la crise au moyen de l'austérité. Le parallèle entre la solution de l'énigme et la solution du problème grec (et européen) : elle doit partir du principe qu'il s'agit de « l'humain ».

 


La langue, le trait, l'ombre et la lueur - un théâtre de sanctuaire

Ce théâtre d'ombre est magnifique, sans conteste, et d'une très grande finesse. Selon que les corps des comédiens se positionnent ainsi ou autrement, qu'Œdipe lève simplement la main ou la repose, qu'Antigone s'agenouille sur le brancard ou bien se lève, qu'elle se tourne dans un sens ou dans l'autre, que le Coryphée soit parfaitement de profil ou de trois quart, toute la scène se redessine pour solliciter différemment l'imaginaire du public. Par exemple, la visite d'Œdipe à Delphes, à l'âge de quinze ans, devant la statue d'Apollon qui écrase de sa monumentalité la Pythie, son oracle. On s'y croirait et c'est seulement quelques changements très simples dans la disposition des corps, entre la lumière du fond et l'écran devant le public, qui modifient profondément les données dramaturgiques. 

Wajdi Mouawad met ainsi à profit une scénographie à la technique millénaire. Ce goût pour un certain archaïsme esthétique, renouvelé et réaménagé selon les dispositions de la technique d'aujourd'hui, se compose avec le désir de faire valoir une langue très poétique. Toute cette partie du spectacle tient debout admirablement par ces deux dimensions esthétiques : la langue, l'ombre et la lueur. En ajoutant le trait, c'est-à-dire le fait que l'écran est un écran discontinu, fait de lanières nombreuses, d'épaisseurs différentes, qui font l'effet d'un grand « code-barre », ou (pour rester dans le thème antique) font penser à la pluie des atomes démocritéens avant le clinamen (la déclinaison qui engendre les chocs et la composition du monde).

Cette admirable disposition scénographique est aussi très exigeante vis à vis du public. Il faut avoir l'esprit calme et être capable de s'ouvrir dans la paix à la réception de toute cette fine construction signifiante. Les esprits préoccupés et pressés n'aiment guère le théâtre d'ombres, qui s'adresse d'abord à des contemplatifs, formés dès l'enfance à la lanterne magique. Les lanternes magiques d'aujourd'hui, ces smartphones qu'il a fallu éteindre au commencement, sont absorbantes, mais sont-elles propices à la contemplation ? Peu importe. Rien ne s'oppose esthétiquement à ce plaisir que produit un théâtre de sanctuaire. C'est peut-être même une compensation appelée à rencontrer du succès.

 

Théâtre d'ombres balinais

 

Derrière l'écran, fatalement : le réel

Fallait-il, dans ce cas, retourner le praticable ? C'est le choix que fait Wajdi Mouawad pour la seconde partie du spectacle. Cette fois l'écran est au fond, avec ses ombres, et les comédiens devant nous, toujours sur ce même praticable un peu surélevé, Œdipe cloué sur son brancard, Antigone et le Coryphée près de lui, et surtout terriblement corporels, vêtus, poilus, chevelus, vivants, physiques et 3D devant le public. Pour ce dernier, tout un monde imaginaire disparaît, et « un réel » lui est dévoilé. Nécessairement déceptif. On voit vient bien l'effort scénographique pour remplacer, il est vrai, une source imaginaire par une autre. Mais la première était tellement puissante, dans sa rigueur et exigence, que la seconde, malheureusement, tombe à plat. 

Il y a, semble-t-il, ici, pardon d'oser se tromper peut-être, il y a là une erreur de jugement du metteur en scène. En ayant développé à ce point l'imaginaire du public sur un genre théâtral aussi strictement cloisonnant que le théâtre d'ombre, toute proposition (sauf celle qu'il faudrait trouver !) devait fatalement être non plus une représentation, mais une présentation. Les comédiens, dans leur réalité, paraissent ce qu'ils sont. Ils ne peuvent plus rien dissimuler, ni rien figurer. Ils passent devant leur personnage, qui est resté en ombre, de l'autre côté de l'écran retourné. 

Peut-être alors fallait-il se déterminer à aller vers le réel vraiment. Le thème de nos soucis  contemporains, porté par le Coryphée, y invitait. Mais Wajdi Mouawad a préféré soutenir une seconde proposition très esthétisante elle aussi. Or, elle est impuissante à produire une magie. La confrontation à la première, parce qu'elle n'en est que l'envers, encore une fois, lui ôte tout pouvoir. Côté public, on prend cette seconde proposition avec une certaine complaisance, parce qu'on a vraiment beaucoup aimé la première et qu'on est d'accord, d'une certaine façon, pour juger qu'on ne pouvait pas aller comme ça jusqu'au bout du spectacle. Mais le metteur en scène ne doit pas s'autoriser à profiter de la complaisance du public.

 

Camp de réfugiés palestiniens de Al-Arroub (Cisjordanie) | © Yann Renoult

 

Le poète tragique a aussi son sphinx

Ajoutez que la technique du parallèlisme à la Plutarque n'est pas très dynamisante. Dans Œdipe Roi, Œdipe mène une enquête dont il ignore qu'il est lui-même le mystère. On ne peut pas dire que Sophocle s'interdise l'usage du suspens. Mais dans ces Larmes d'Œdipe, la poétique l'emporte sur l'action dramatique, si bien que la tragédie du peuple grec est seulement pointée du doigt (mais tout le monde est au courant de la tragédie du peuple grec), au mieux est-elle chantée. Elle n'est pas nouée. Il n'y a pas une disposition puissante qui puisse nouer notre cœur devant la tragédie de ce type, le Coryphée, parce qu'il n'en vit pas une vraiment. Il ne vit pas une tragédie. Il ne fait que dire que ce jeune homme a été mortellement blessé. Sans doute, c'est très dur d'imaginer cela. Mais il faudrait nouer notre cœur. La tragédie reste une tragédie abstraite, une tragédie lue dans les journaux, vue sur la chaîne France-info.

Ce spectacle perd les pédales en cours de route, mais il est magnifique, et fertile. Par exemple, l'élaboration du personnage du sphinx est absolument formidable. Mais le parallèlisme mou qui conduit Œdipe à proposer un conseil d'ami pour démolir le sphinx d'aujourd'hui tombe à plat. Wajdi Mouawad est ici, semble-t-il, à la recherche d'un théâtre efficient, qui doit, sans rien perdre de sa créativité, gagner à maîtriser la construction du tragique. Pour cela il faut peut-être écarter les leçons abstraites, et se méfier des bons sentiments, les pires ennemis du poète dramatique (son sphinx à lui).
 

Jusqu'au 2 avril 2017 à la Colline, et du 4 au 6 mai à Perpignan (Scène Nationale)

 

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