Le « perdant radical » : une idée de la « mentalité » terroriste, peut-être trop rapide pour expliquer la situation contemporaine.

Attention, retour de polémique potentiel ! L’ouvrage n’est pas récent (2006), à l’aune de la marche du temps, même s’il conserve toujours une certaine actualité, compte tenu de son objet : l’interprétation de l’adhésion au terrorisme. Il a fait débat, à l’époque, et s’il importe de le relire, c’est sans doute afin de mieux évaluer, s’il en existe, les mutations des termes de ce débat.

En 2006, on s’interrogeait évidemment sur la « mentalité » ou l’état d’esprit du terroriste – dans le profil de l’attaque du World Trade Center. L’auteur de cet opuscule composé de 19 brefs chapitres – mi essais, mi pamphlets contre les commentateurs – proposait alors au public sa conception psychologique d’une telle mentalité, en « observateur extérieur ». Il souhaitait dégager « la logique » de ce qui était clairement pour lui un « perdant radical », le terroriste ; logique qui consistait à s’intéresser au « ressenti » de ce dernier jusqu’au moment de l’explosion de sa bombe, ce moment où il entrait dans la « plénitude unique de sa culture de la mort » au nom des fidèles, tout en organisant le suicide de sa civilisation de référence et en obtenant irrévocablement le vote de lois répressives chez « l’ennemi », sous prétexte d’« état d’urgence ». Ce qui lui importait encore, était de montrer que le terroriste de ce type était aussi en réalité un pur produit du monde mondialisé.

 

Une analyse globalisante

 

Mais là où on pouvait attendre de l’auteur une relecture critique du terme même de « terrorisme », afin de statuer sur la consistance ou l’inconsistance d’une dénomination dont l’usage est devenu tellement banal qu’on ne saisit plus vraiment les réalités complexes et hétérogènes qu’elle devrait permettre d’analyser ; là où on pouvait attendre non moins une analyse de la notion et du processus de « radicalisation », puisque tel est désormais le terme admis par tous ; là où il n’était pas indécent de penser qu’il fallait examiner les termes « radical » et « radicalisation », d’autant qu’en contexte germanique ces mots renvoient à Immanuel Kant (« le mal radical ») et à Hannah Arendt (refusant l’idée de « mal radical » pour lui substituer les idées de « mal extrême » – au sujet du totalitarisme – et de « banalité du mal » – au sujet du fonctionnaire qui refuse de penser, de se mettre à la place de l’autre et de désobéir) ; il croit plutôt pertinent de relier tous les « terroristes » et « terrorismes » entre eux, en partant du principe selon lequel le terrorisme moderne est une invention européenne datant du XIX° siècle : terrorisme russe, terrorisme d’extrême gauche des années 1960, etc. Pour comprendre l’actualité, il suffirait de remplacer Marx par le Coran, et de relever les traits de léninisme dans l’islamisme pour le saisir : lois inébranlables de l’histoire, victoire assurée à tout prix, traque des dissidents, insultes rituelles... Cette généralisation s’opère au mépris des différences et de l’étude des enjeux spécifiques.

Dans cette veine, l’auteur (1929-2006) n’en est pas à son coup d’essai. Bien connu des milieux intellectuels européens, il a voué son existence à l’écriture, sous diverses formes : poésies, romans, journalisme et traductions. Il a appartenu au Groupe 47 (auquel appartenaient aussi les écrivains Günter Grass et Heinrich Böll) qui, après guerre, a impulsé le renouveau littéraire en Allemagne. Mais cet observateur du monde culturel n’a cessé de condamner son « déclin », la manière dont les humains ont fait de la guerre leur principale activité, et se sont laissés aller à la consommation ou aux loisirs. Il a consacré une partie de ses travaux à étudier « l’origine de la violence » à partir d’une typologie qui enveloppe le forcené, le guérillero, le fanatique et le terroriste (autiste et sans conviction !) dans une même catégorie. Il était connu pour s’emporter souvent et brosser de nombreuses analyses à traits percutants, surtout lorsqu’il s’agissait de rappeler aux intellectuels qu’ils ne doivent pas céder aux dangers qui menacent le monde.

 

La réduction à un type

 

Dans l’ensemble, l’auteur procède également ici par réduction du terroriste à un type, concédant seulement que le développement actuel du capitalisme accentue nettement la marche vers de tels problèmes. C’est ainsi qu’il en vient à détailler sa psychologie du « perdant » et sa description du drame intime du terroriste.

Tout perdant, ayant été déchu de son pouvoir social, conserve pourtant un énorme potentiel d’énergie destructrice, un stock de pulsions destructrices et autodestructrices. À tout instant, il peut exploser. Afin d’étayer son propos, l’auteur se contente d’abord d’exemples distillés dans la presse : le père de famille désespéré, l’homme qui s’est disputé au bistrot, etc. À quoi s’ajouterait que ce perdant finit par se procurer une arme et par dispenser la mort autour de lui, triomphant alors des autres en les anéantissant, mais finissant aussi par se supprimer pour ne pas avoir à répondre de ses actes, dans la certitude que le monde parlera alors de lui – publicité (ou reconnaissance ?) a posteriori. Entre temps, il aurait renforcé ses tourments en cherchant un bouc-émissaire (le juif, l’infidèle, les politiques, le « grand Satan », etc.), au lieu de « s’en prendre à lui-même ».

Selon Enzensberger, les analyses qui se contentent de renvoyer à la situation sociale ou qui procède en termes de classes (il y fait néanmoins allusion), voire de conflit de civilisation, « sont insatisfaisantes ». Pour rendre compte du « terrorisme », il s’agit plutôt de reconstruire le cheminement du terroriste à partir d’une théorie du perdant et de ses blessures narcissiques. L’auteur lit donc les rapports psychologiques dans le monde contemporain à partir d’une grille qui oppose les gagnants et les perdants ; les gagnants se targuant d’être les maîtres de l’univers, les perdants entrant dans les processus chaotiques et obscurs de la perception de leur déchéance en les orientant vers la vengeance.

Encore, parmi les perdants, distingue-t-il, selon une échelle de degrés, les « ratés » (qui se résignent à leur sort), les « victimes » (qui demandent compensation), les « vaincus » (qui se préparent au prochain round), et les « perdants radicaux », qui deviennent invisibles, cultivent leurs obsessions, accumulent de l’énergie en attendant leur heure. Ce perdant-là, auquel correspond le terroriste islamiste, n’est pas seulement le résultat d’un processus social – et cela nous vaut une description du « monde arabe » largement idéologique, brossée en termes de « déclin continuel » à partir du règne des califes et leur certitude de supériorité, de causes endogènes, parmi lesquelles l’absence de sphère publique et la « survie du Moyen Âge », et de causes exogènes comme l’importation des produits indispensables, y compris la haute technologie, conçue comme « humiliation silencieuse ». Au-delà de ce processus social, le terroriste islamiste s’ancre surtout dans un processus psychologique, l’individu se répétant alors qu’il n’est qu’un perdant, jusqu’à « péter les plombs » (littéral) ou à se rallier à des slogans vengeurs (« mort aux infidèles » !).

 

L’Occident et l’Islam

 

Réduction donc, au moins en forme de psychologie – la presse de 2006 parlait de « phénoménologie ». Réduction qui ne quitte pas le regard occidental sur l’Islam mais aussi sur les musulmans pris en bloc plutôt homogène, nonobstant quelques nuances distillées ça et là. Mais aussi réduction problématique, puisque sur la base de ces traits, le perdant serait solitaire, ne rencontrerait jamais de « communauté » et ne disposerait d’aucune « construction idéologique ». Il n’est pas certain que l’on puisse aller si aisément de l’individuel ou groupe de type terroriste.

Afin de faire comprendre ce qui n’est pour l’auteur qu’un passage ou une différence de degré (« la dimension des crimes »), de l’irritation à la rage meurtrière, il affirme encore que lorsque le perdant radical surmonte son isolement et s’allie à d’autres perdants, le mélange des pulsions décuple l’énergie disponible. Et pour peu qu’un détonateur idéologique renforce les esprits, une propagande quelconque, alors des cibles se dessinent pour focaliser l’énergie tout en la faisant passer pour la représentante d’hypothétiques masses.

Enzensberger glisse alors sans précaution de Hitler et du nazisme – la rage accumulée se serait déchainée dans une guerre d’extermination sans précédent contre ceux qu’ils tenaient pour responsables de leurs propres défaites, et au prix de sacrifices inouïs, ils auraient obtenu ce qu’ils voulaient : perdre ! – à l’islamisme, prêt lui aussi à toutes les alliances, notamment pour se financer : ainsi avec le banditisme et les trafics divers.

 

Une formalisation de l’opinion

 

Plus on étudie cette « mentalité » – l’islamiste confondue avec la musulmane –, plus il deviendrait « clair » qu’on serait en présence d’un groupe de perdants radicaux. Les caractéristiques se retrouveraient ici : même désespoir dû à l’échec, même recherche de boucs émissaires, même perte du sens des réalités, même soif de vengeance, même machisme, enfin même souhait, par escalade de la terreur, de devenir maître de la vie des autres et de sa propre mort.

Cette réduction conduit aussi à observer que, de nos jours, l’essentiel de nos problèmes de violence extrême se concentreraient dans l’islamisme – « Plus on étudie leur mentalité, plus il devient clair qu’on est en présence ici d’un groupe de perdants radicaux » –, ou dans la volonté que les dirigeants des mouvements terroristes mettent à mobiliser les perdants radicaux : se consacrer à la tentative de détourner à leur profit l’énergie d’une grande religion, agir par réseaux flexibles, tourner leur énergie contre les musulmans eux-mêmes, se prendre pour des Élus, etc.

Reste une question, selon l’auteur : comment réagir ? Le calme inflexible devant les insultes, le fait de s’en remettre à la police et à la justice en cas de crimes, les tactiques de dédramatisation et d’apaisement sont vains. De toute manière, écrit l’auteur, « l’islamisme ne cherche pas de solutions au dilemme du monde arabe ». Il s’épuise donc dans la seule négation. Et les rapports de force mondiaux n’en sont pas changés.

Nous avions prévenu : polémique il y eut, polémique il y aura donc encore. Pour ajouter notre mot au débat, on peut se demander si cette thèse n’a pas déjà infusé dans les opinions, ou si elle ne formalise pas une certaine opinion bien établie. Il y eut, à une certaine époque, un « despotisme oriental » dont nous sommes revenus. Il y a donc de nos jours un « perdant islamiste radical » dans lequel on voit un représentant du monde musulman !

 

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