Julie Brochen, après la direction du Théâtre National de Strasbourg, a repris sa compagnie, « Les Compagnons de Jeu », et donné Molly S., adaptée de Brian Friel (lire notre chronique ici).

Pour Nonfiction, elle retrace la genèse de son oeuvre, qui, traversant l'expérience du handicap, touche un questionnement universel. Il s'agit du sens de l'existence humaine, mais aussi du sens de l'engagement, qu'il soit moral ou politique.

 

Nonfiction : Comment avez-vous découvert Molly Sweeney ?

Julie Brochen : J’ai toujours eu une attention particulière pour la littérature irlandaise, qui jalonne mes grands coups de cœur littéraires : Synge   , Barry   et Beckett qui ont tous trois une écriture profondément ancrée dans l’histoire de l’Irlande. Ils produisent un véritable écho en moi, avec le côté terrien et en même temps très cultivé des Irlandais. Chez eux, on trouve quelque chose de très militant, de très extrême et de très radical. Ils sont amoureux de la langue, et j’ai toujours pensé que la langue était un territoire de liberté possible, que l’on pouvait vivre et développer en poésie comme en politique. C’est Frédéric Franck   , l’ancien directeur du théâtre de l’Œuvre, qui m’a permis de découvrir Friel et Molly Sweeney.


Nf : Vous connaissiez donc Molly Sweeney bien avant de monter ce spectacle. Qu’est-ce qui vous a décidé à le faire?

J.B. : Les événements de ma vie personnelle m’ont conduite, à un moment donné, à ressentir la nécessité impérieuse de le monter. C’est passé par un choc, une crise, dont il est question dans le texte même de Molly. Elle dit que faire ce genre d’épreuve permet de ressentir dans sa propre chair des émotions à l’état brut, alors que dans la vie quotidienne, nous ne faisons que passer d’un sentiment de vague bonheur à un sentiment de vague malheur. 

Comme pour Molly, cela a été l’occasion pour moi d’un véritable réveil de ma conscience, même si dans mon cas il s’agissait au départ d’une crise déontologique et morale. 

Mais en réaction à ce choc, mon tympan gauche s’est mis soudain à se cloisonner à l’intérieur de mon oreille interne, et je n’entendais plus rien de ce côté. Le danger pour moi était de ne pas récupérer cette oreille, ce qui était très angoissant.
Avoir perdu pour un temps mon oreille gauche m’a fait entrer dans une autre façon d’écouter. Cela m’a fait remettre en question le sens même de l’ouïe. 

Je me suis remise à lire non pas d’abord Molly Sweeney, dont je me souvenais – un texte qui m’avait émue – je me méfie toutefois de mes émotions – mais tous les écrits de Oliver Sachs   qui ont trait à la perception. C’est un homme qui cherche autant qu’il trouve, et il est lui-même son objet d’étude. Il est d’ailleurs mort aveugle. Il y a eu tout d’un coup un déclic. Je me suis mise à me passionner pour l’histoire de la perception. En plus des écrits de Oliver Sachs, j’ai été voir un ophtalmologue qui m’a renseignée sur les problèmes neurologiques des aveugles.

(Il disait que les neurologues ont un mot pour nommer les gens qui sont dans un tel état - voir quelque chose sans savoir ni identifier ce que c'est.)


Nf : Qu’avez-vous trouvé dans les écrits d’Oliver Sachs ?

J.B. Il y a un sens à trouver par les sens. Les sens ne sont pas simplement un appareil perceptif, ils sont créateurs de sens. Ils nous disent d’où l’on vient, où l’on va – comme le sens de la marche. Les sens nous fondent comme être, en-dehors de la place même qu’on nous assigne dans la société. Il y a un hiatus culturel entre le sens de la personnalité et les sens sensibles. Personne ne peut nous dire ce qu’on voit, ce qu’on entend. Dans le contexte actuel d'une crise politique, ce retour au sens personnel, à nos sentiments propres, est absolument nécessaire. 

Dans l’éducation artistique, aujourd’hui, on dit aux enfants ce qu’il faut qu’ils voient, et ce qu’il faut qu’ils entendent dans la musique. On ne peut pas se passer d’une éducation par la société, c’est vrai. Mais je pense qu’il faut cultiver l’individu – et non l’oublier – dans le collectif. L’individualité et la perception personnelle des choses nourrit le collectif. Non pas l’inverse. Sinon on ne croit plus au vivre ensemble alors que le vivre ensemble est fondamental. 

Le personnage de Molly s’est donc construite elle-même une perception du monde, une vision personnelle pour combler naturellement sa cécité. Elle nous enseigne qu’il faut respecter cela. Ainsi, Antonin Artaud a lui aussi trouvé dans le manque une richesse formidable. Atteint d’un cancer du pancréas, il ne pouvait avoir aucune sexualité, et il en souffrait. La difficulté pour Artaud de vivre sans sexualité lui a rendu ce territoire, en littérature, brûlant, et lui a ouvert une voie beaucoup plus riche à mon sens que le sentimentalisme de Breton. 

Ainsi Molly parle-t-elle de cette liberté difficile d’être soi dans ce qui nous manque. Elle marque aussi l’illusion qu’il y a à chercher d’être soi dans ce qu’on a. Car le manque ne renvoie pas à l’avoir mais à l’être.

 

Nf : Pensez-vous que le handicap est correctement considéré en France ?

J.B :  On cherche à permettre aux handicapés de mener une vie comme les autres, ce qui est évidemment l’attitude qu’il faut avoir. Par contre, on a tendance à oublier de respecter le handicap comme un mode d’être. Avant d’être handicapés, les handicapés sont des sujets : ils sont. On est, ou plutôt on devient plus fort et plus riche de ce que l’on n'a pas, si l'on sait se placer à l’aube de la connaissance et de la découverte.

 

Nf : Comment avez-vous adapté la pièce originale ?


J.B. : La structure de la pièce originale est classique. Friel écrit souvent de très longs monologues. La pièce consiste en trois monologues qui se suivent et ne se rencontrent jamais vraiment. Il y a des indications de mise en scène très précises : à chaque fois qu’un personnage prend la parole, le projecteur est braqué sur lui. Je voulais créer une polyphonie entre ces monologues et les synchroniser tout en gardant la colonne vertébrale de Molly. Comme les chanteurs n’avaient pas joué de rôle écrit avant, je l’ai adaptée sur mesure pour eux, avec eux. J’ai pris soin de regrouper les motifs verbaux répétés par chaque personnage au même moment. En procédant ainsi, les paroles des uns et des autres s’entrecroisent dans une sorte d’écho. 

La difficulté était de ne pas tomber dans la sensiblerie. Quand on vit une expérience, on n’est pas dans le constat, on est dans l’interrogation. Par exemple, quand on est dans l’expérience du deuil, on ne retrouve rien de ce qu’on nous en avait dit, et on était incapable de se figurer auparavant ce qui se passe quand on y est confronté. 

J’ai souhaité, toujours dans le but de créer un objet théâtral et musical, ajouter de la musique selon les propositions de Ronan Nedelec et d’Olivier Dumait qui jouent respectivement Franck et le docteur Rice. Il y a un passage dans le texte où les didascalies indiquent qu’il faut jouer une gigue, mais on ne sait pas laquelle. Ronan et Olivier l’ont trouvé chez Beethoven. Ils m’ont proposé des partitions, et nous avons choisi ensemble. Nous avons notamment retenu Down by the Salley Gardens de Britten, qui est l'harmonisation d’une chanson traditionnelle irlandaise, car cela évoquait pour nous le jardin où Molly se promenait petite avec son père. La salle du théâtre Trévise permettait en outre de donner une ambiance de cabaret aux moments chantés de la pièce (la scène, surélevée, formait une espèce de bar et les chanteurs s’y accoudaient pour chanter).

 

 

Nf : Quels sont vos projets avec cette pièce ?

J.B. : Nous sommes programmés au théâtre du Petit Louvre à Avignon cet été. Sinon, mon prochain défi avec Molly est de le jouer en anglais, et d’aller le jouer en Irlande, en Angleterre et pourquoi pas à New York où, contrairement à la France, Friel est très connu. Les chanteurs sont capables de chanter dans toutes les langues avec une prononciation parfaite, ils peuvent donc jouer en anglais sans aucun problème. 


Nf : La pièce se passe comme dans un rêve. Que pensez-vous du rapport du théâtre au rêve ?

J.B. : On me dit souvent que mes mises en scènes sont stylisées. C’est une façon de ne rien laisser au hasard, de me concentrer sur une composition quasiment musicale du matériau théâtral. Il y a un aspect onirique à cette mise en scène car le texte l’est. Il y a le rêve de recouvrer la vue, puis il y a le cauchemar et la désillusion.  Les lumières violettes et blanches contribuent à donner cette impression d’irréalité. Et évidemment, le texte très poétique se rapproche du langage onirique. L’illusion joue le rôle principal sur la scène comme dans les rêves. Le rêve au théâtre est aussi l’univers personnel de l’artiste. Que l’on soit comédien ou metteur en scène, il faut rêver la pièce que l’on travaille pour la concevoir et  la « voir » apparaître. Ce rêve est ce qu’il y a de plus intime à l’artiste, mais il est aussi très concret.


Nf : Et comment vivez-vous cela ?

J.B. Le théâtre est l’espace de mon rêve conscient  et mon travail est entièrement ancré dans la vie. Mon rapport au monde passe par là. Au monde social, au monde politique. Le rêve artistique est un espace de liberté dans lequel on ne cesse de s’affirmer. Cet espace de liberté est absolument primordial en politique. Le monde actuel n'est certainement pas un beau monde. Néanmoins, il faut garder cette faculté d'émerveillement qui nous permette de dire quand même «le monde est beau». Jacques Ralite    ne cessait de le dire, lui qui mieux que quiconque connaît l'injustice pour l'avoir combattue toute sa vie. Cet homme, qui aurait été un ministre de la culture historique, toujours entouré de poètes et de philosophes, est celui qui m'a initiée à la politique. Je lui dois mon engagement politique, et l'engagement politique de mon travail. Le théâtre est donc bien un rêve très concret, puisqu'il est aussi un art politique, en tant qu'espace de liberté. S'il n'en est plus un, je cesse d'en faire. 

 

 

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