Le Théâtre Trévise a reçu Julie Brochen (directrice du Théâtre National de Strasbourg de 2008 à 2014), pour son adaptation et mise en scène de Molly Sweeney, du dramaturge irlandais Brian Friel.

Inquiétante étrangeté de notre condition humaine corporelle sensible.

 

Un destin tragique

La pièce raconte l'histoire de Molly Sweeney, une femme ayant perdu la vue à l'âge de dix mois. Elle décide de se faire opérer à l'âge adulte afin de pouvoir prétendre recouvrer une vision partielle, là où elle ne pouvait percevoir que des ombres et de la lumière. Les personnages présents sur scène sont Molly (Julie Brochen), son mari et le médecin qui a procédé à son opération. Les comédiens interprétant le mari (Ronan Nédélec) et le médecin (Olivier Dumait), également chanteurs lyriques, interprètent des airs en anglais accompagnés par un pianiste (Nikola Takov) qui entre en jeu lui aussi, dans le rôle d'un marchand de fleurs. La pièce évoque l'enfance de Molly et la bienveillance de son père, la rencontre avec son mari, puis la décision d'aller voir le médecin en vue de l'opération qui lui permettrait de recouvrer une vision partielle.

La veille de l'opération, Molly et son mari organisent une soirée entre amis, bien arrosée, dans une atmosphère de joyeuse insouciance. Mais après l'opération, Molly doit apprendre à voir, et son mari s'attache à lui faire reconnaître les objets qu'elle ne connaissait que pour les avoir touchés. Cependant, la difficulté de cette tâche, et l'acharnement des médecins à lui faire passer des tests cognitifs, finissent par lasser Molly. Il s'avère qu'elle n'est pas réellement heureuse d'avoir recouvré la vision. Le dégoût d'un monde qu'elle avait imaginé très beau acquiert le statut de l'évidence, au moment où elle découvre que des fleurs qu'elle ne connaissait que par leur nom poétique et leur toucher agréable se révèlent être laides. Après cet épisode, Molly entre dans un état de prostration qui se caractérise par la perte totale de sa vision. Très vite, elle en meurt, devant son mari impuissant, et en l'absence du médecin qui, s'accusant de l'évolution de l'état de Molly, a pris la fuite.

Une mise en scene onirique

La pièce joue sur les dimensions du passé et du présent, de la narration et de l'action. Les personnages (Molly, son mari et le médecin) représentent en polyphonie le récit du parcours de la protagoniste avant et après l'opération.

La plupart du temps, les comédiens racontent l'histoire, chacun selon le point de vue de son personnage. Leurs voix s'entrecoupent et se répètent, tissant le fil de la narration. Les affirmations de l'un sont corrigées ou amplifiées par l'autre, le récit est un objet commun. Le spectateur, destinataire du récit, est pris à témoin, comme le lecteur d'un roman. L'attitude naturelle de dialogue entre les personnages est retrouvée par moments. Ils rejouent alors les épisodes de cette histoire au présent, et le spectateur, comme s'il avait posé le livre pour laisser vagabonder son imaginaire, s'étonne d'être revenu sur son siège au théâtre. 

L'alternance de la narration et de l'action crée aussi un sentiment d'irréalité, qui donne un caractère cauchemardesque à la pièce. En effet, la mise en scène assume complètement son caractère artificiel, créant un objet scénique à cheval entre le récit et le théâtre, entre rétrospective et présence.  Les personnages figurent des espèces de spectres revenus d'un autre monde, ou, pour le moins, des réminiscences. L'effet produit est celui d'une inquiétante étrangeté. 

Consolation de la musique

La musique joue un rôle central dans la mise en scène. Elle offre à l'esprit une alternative à la vision. Elle réveille l'ouïe, car le sens de la vue a acquis une valeur tragique pour Molly. Celle-ci entretient un rapport privilégié à la musique. Au cours de la soirée organisée par elle et son mari, la veille de l'opération, elle demande à une amie chère à son coeur de lui chanter une chanson. C'est le médecin qui l'interprète sur la scène, et, précisément, cette chanson provoque une ronde effrénée chez la jeune femme. Pour la première fois peut-être, elle éprouve un sentiment de joie intense lié à la perspective d'être opérée de ses yeux. La musique est encore ici la promesse d'une autre dimension. Elle rappelle ce mot rapporté par Diderot, qu'aurait prononcé l'aveugle né du fameux "problème de Molyneux"   , selon lequel la couleur rouge devait être quelque chose comme un coup de trompette.

Mais Molly restera exclue du monde des voyants. Le mari pour sa part éprouve une colère aveugle envers le médecin, l'accusant d'avoir ruiné la vie de sa femme. Et le médecin, lui, se renferme sur sa personne, éprouvant la culpabilité d'avoir gâché la vie de Molly en tentant de la lui rendre plus agréable.

Les acteurs interprétant le mari et le médecin chantent à plusieurs reprise en duo, ce qui les unit malgré la rancune du premier et la culpabilité du second. Et la musique est souvent demandée par Molly : elle constitue une sorte de don destiné à la consoler d'avoir trouvé avec la vue le désenchantement du monde. La musique devient ainsi le moyen de le réinvestir et de réinvestir la relation à l'autre d'une joie gratuite, comme si une régression était possible. 

Condition sociale et condition humaine

Le médecin demande avec insistance à Molly avant de l'opérer si elle désire vraiment retrouver la vue. Si elle lui affirme que oui, elle confie au public qu'elle a plutôt été gagnée par le désir de son mari d'avoir une femme voyante. Elle se rappelle et répète à plusieurs reprises les mots que son père lui adressait, enfant : "Tu ne rates pas grand chose".

Cet aspect de la pièce invite le spectateur à reconsidérer ses idées reçues vis à vis de certains handicaps : ne pas voir n'était pas un obstacle au bien-être de Molly. Au contraire, l'acharnement que l'on déploie à faire d'elle une voyante finit par la détruire. Où il apparaît que le handicap, comme le rêve chez Nerval, est une seconde vie, ou une vie seconde, à laquelle il ne faut pas toucher sans réfléchir.

D'une manière plus générale, la pièce invite surtout à considérer le désir, mode fondamental de notre existence. La vue devient l'horizon vers lequel nous tendons tous, dans une certaine posture mélancolique. Elle est en effet ce quelque chose qui nous a toujours manqué, et qui ne nous donnera jamais satisfaction. La pièce met en scène l'espoir insatiable de ce quelque chose de plus, qui constituerait une véritable révélation. Vivre une autre vie que la sienne, somme toute, nous réserverait de cruelles déceptions. Le personnage de Molly incarne donc à ce titre une vision pessimiste de l'humanité. Il faut se contenter de ce que l'on a, et c'est folie que de courir après ce qui manquera toujours. 

 

Molly S

D'après Molly Sweeney de Brian Friel, mise en scène et adaptation de Julie Brochen

Au Théâtre Trévise à Paris (du 7 au 31 décembre 2016)

À voir au festival d'Avignon 2017

 

A lire également sur nonfiction.fr :

Sommaire de la rubrique théâtre