Un manifeste original et vigoureux visant à politiser la cause animale.
Dans un passage peu connu de son journal de voyage paru sous le titre de Par les champs et par les grèves, Flaubert évoque sa visite d’un abattoir à Quimper au milieu du XIXe siècle : «Les bouchers besognaient, les bras retroussés. Suspendu, la tête en bas et les pieds passés par un tendon dans un bâton tombant du plafond, un bœuf, soufflé et gonflé comme une outre, avait la peau du ventre fendue en deux lambeaux. (…) Les entrailles fumaient ; la vie s’en échappait dans une bouffée tiède et nauséabonde. Près de là, un veau couché par terre fixait sur la rigole de sang ses gros yeux ronds épouvantés, et tremblait convulsivement malgré les liens qui lui serraient les pattes. (…) On distinguait la voix de ceux qu’on tuait, celle de ceux qui mouraient, celle de ceux qui allaient mourir. (…) En ce moment, j’ai eu l’idée d’une ville terrible, de quelque ville épouvantable et démesurée, comme serait une Babylone ou une Babel de cannibales où il y aurait des abattoirs d’hommes ; et j’ai cherché à retrouver quelque chose des agonies humaines dans ces égorgements qui bramaient et sanglotaient. J’ai songé à des troupeaux d’esclaves amenés là, corde au cou, et noués à des anneaux pour nourrir des maîtres qui les mangeaient sur des tables d’ivoire, en s’essuyant les lèvres à des nappes de pourpre. Auraient-ils des poses plus abattues, des regards plus tristes, des prières plus déchirantes ?»
L’hypothèse fait en effet froid dans le dos : se pourrait-il qu’un jour nous traitions nos semblables comme nous traitons les animaux ? Mais le plus remarquable dans le texte de Flaubert est qu’il n’est pas nécessaire d’en lire les dernières lignes pour être terrifié par la description qui s’y trouve : comment est-il possible qu’une telle horreur puisse se produire au vu et au su de tous aux portes de nos villes ? N’est-ce pas précisément parce que nul n’y trouve à redire que l’on peut supposer que le jour viendra où ce sont des hommes que l’on mènera à l’abattoir ?
Le traitement que nous réservons aux animaux (et particulièrement aux animaux de boucherie) révèle, mieux que tout autre peut-être, ce que nous sommes et le type de société dans lequel nous vivons. Telle est la conviction fondamentale qui anime l’essai que Corine Pelluchon vient de publier en lui donnant la forme d’un manifeste, c’est-à-dire d’un ouvrage bref, accessible et écrit dans un style vigoureux. «Nos rapports aux animaux sont un miroir dans lequel nous voyons ce que nous sommes devenus au fil des siècles», déclare-t-elle dans la phrase d’introduction. «Ce ne sont pas seulement les horreurs dont notre espèce se rend coupable en exploitant d’autres espèces sensibles qui apparaissent dans ce miroir, mais le visage blafard d’une humanité en train de perdre son âme.» Il importe en effet de bien voir que le sort des animaux est intimement lié au destin de l’humanité elle-même et que le combat que nous livrons au nom de ceux-là décide dans une large mesure de l’avenir de nos sociétés. Si un autre modèle de développement que celui qui est fondé sur les normes d’une économie de marché mondialisée est requis, c’est d’un seul et même mouvement pour soustraire les animaux aux violences sans nom qui leur sont infligées et qui sont «notre honte commune», et pour nous donner à nous-même une «chance de reconstruction sociale, politique et spirituelle».
De là la nécessité de promouvoir un autre type de société qui, tout en nous réconciliant avec nous-mêmes, serait plus juste avec les animaux. L’ampleur d’un tel projet impliquerait une analyse détaillée des facteurs, à la fois anthropologiques, économiques et politiques, qui expliquent l’incroyable résistance du système d’exploitation des animaux, partout dénoncée aujourd’hui, y compris par ceux qui y participent directement et qui en paient les conséquences. Mais ce projet n’est pas exactement celui que se donne ici Corine Pelluchon qui – si elle ne manque pas de poursuivre son enquête fondamentale sur la manière dont nous pensons notre condition et acceptons notre finitude et notre vulnérabilité, dans le prolongement de L’autonomie brisée (PUF, 2009), de Éléments pour une éthique de la vulnérabilité (Le Cerf, 2011) et de Les Nourritures – situe sa réflexion à un autre niveau : celui de la politique, en faisant la proposition originale, dont on ne trouve guère d’équivalent dans les publications françaises, de politiser la question animale. «Comprendre ce qui est en jeu dans la maltraitance animale, écrit-elle en ce sens, c’est à la fois mesurer le mal dont nous sommes capables et s’aventurer sur un chemin qui ouvre des perspectives prometteuses, à la fois sur le plan théorique et pratique, individuel et collectif.»
Mais pourquoi faudrait-il politiser la question animale ? Quel pourrait bien être l’apport d’une théorie politique par comparaison, par exemple, avec l’éthique animale ou le droit animalier ? Notons tout d’abord qu’il n’entre nullement dans les intentions de Corine Pelluchon de substituer purement et simplement une politique animale à l’éthique animale déjà existante, laquelle est à l’origine d’une vaste littérature qui a profondément renouvelé la réflexion sur le sujet. L’auteure elle-même est manifestement nourrie de cette littérature comme l’attestent les pages remarquables qu’elle rédige sur la pitié comme sentiment d’indentification immédiate qui n’est certes pas la morale ni la justice, mais en l’absence de laquelle la morale et la justice ne serait rien.
Une fois encore, son propos est plus précis : s’il faut politiser la question animale, c’est parce que force est de constater qu’«après plus de quarante-cinq ans de créativité intellectuelle employée à rénover les critères de l’éthique et du droit de l’animalité, le sort des animaux ne s’est pas amélioré». Aussi profondes et stimulantes que soient les diverses théories élaborant les conditions sous lesquelles des droits peuvent être reconnus aux animaux, la voie de l’argumentation rationnelle n’a pas réussi à «motiver les individus à changer leurs styles de vie ni à installer la question animale au cœur du politique». Et un peu plus loin : «Nous n’avons jamais autant débattu des conditions de vie et de mort des animaux, mais, dans les faits, rien ne change pour eux.» C’est ce constat d’échec – malheureusement difficilement contestable – qui doit conduire à adopter une approche différente : une approche proprement politique.
Les antécédents historiques extrêmement significatifs (car intimement liés à la cause animale) pourraient fournir de ce point de vue à la fois des repères stratégiques et des encouragements, à commencer par l’abolition de l’esclavage, de la peine de mort ou l’affirmation de l’égalité entre les hommes et les femmes, pour lesquelles la volonté politique a joué un rôle décisif. Mieux encore : dans le cas de la libération des esclaves, dont il est longuement question dans l’essai de Corine Pelluchon, non pas pour comparer les animaux d’élevage aux anciens esclaves, mais pour s’inspirer de la stratégie politique de Lincoln, il est bien évident que la lutte pour l’affranchissement d’une race enchaînée visait aussi bien à la reconstruction du monde social. Il ne s’agissait pas de la destruction pure et simple d’un système honni, mais de la transition vers un modèle social et économique plus juste où s’imposait le respect des droits de l’homme - et aujourd’hui, selon une progression historique que l’auteure s’efforce d’élucider, où celui du vivant serait reconnu.
Si nous admettons la validité de l’argumentation à multiples niveaux faisant valoir la nécessité d’une politisation de la question animale, que peut bien signifier une telle proposition ? Veut-on nous faire croire, sous couvert d’une revendication de justice envers les animaux, que ces derniers doivent être tenus pour nos concitoyens ? Corine Pelluchon se risque-telle à décliner une théorie de la représentation politique des animaux, appelant de ses vœux l’avènement d’un parlement des bêtes qui prendrait place aux côtés de celui des choses ?
L’un des grands intérêts de son essai tient précisément à ce qu’il ne défend pas une théorie de la représentation politique des animaux, et qu’il ne fait pas de ces derniers des citoyens! Reprenant à son compte de manière créative le projet de zoopolitique de Will Kymlicka et Sue Donaldson dans un ouvrage fondamental récemment traduit en français (comprenant une excellente postface de Corine Pelluchon) , l’auteure distingue subtilement entre le statut de citoyen et celui de sujet politique, en soulignant qu’en toute rigueur le premier ne peut pas être attribué aux animaux, faute de pouvoir leur reconnaître la capacité de concevoir un intérêt général formant l’esprit de la communauté, et que seul le second peut permettre de qualifier de façon appropriée les modalités selon lesquelles les animaux partagent avec nous le même territoire ou le même monde, possèdent des intérêts qu’ils cherchent à défendre et des préférences qu’ils ont la faculté de communiquer. Les animaux peuvent être tenus pour des sujets politiques parce qu’ils sont doués d’une agentivité qui constitue le point de départ des négociations que les humains vont devoir conduire entre eux, pour établir les règles équitables de la coexistence entre humains et non-humains. Ces règles ne se présenteront pas fondamentalement sous la forme d’interdictions (ou de ce que l’on appelle encore des obligations négatives), mais bien sous la forme d’obligations positives, visant non seulement à faire le moins de mal possible aux animaux mais encore à garantir la préservation de leurs intérêts, en définissant ces derniers au plus près de la réalité vécue par les animaux qui diffèrent les uns des autres selon qu’ils sont des animaux domestiques, sauvages ou liminaires.
Tels sont les fondements, rapidement esquissés, de la théorie politique qu’avance Corine Pelluchon, dont l’une des grandes qualités tient à ce qu’elle apparaît de bout en bout parfaitement crédible et réalisable. L’auteure ne se fait aucune illusion sur la difficulté qu’il y a à faire entrer en politique la question animale. Il est bien évident que les animaux ne se verront reconnaître des droits et le statut même de sujet politique que si les humains décident de le faire. En l’absence d’êtres humains négociant souvent au cas par cas l’intégration des intérêts des animaux à la définition du bien commun, la condition de ces derniers ne s’améliorera pas. Ce qui suppose que certains d’entre nous – de plus en plus nombreux – aient le désir de modifier le sort réservé aux animaux dans nos sociétés, et qu’ils fassent l’effort de défendre ces derniers devant d’autres êtres humains qui, comme l’écrit avec lucidité Corine Pelluchon, «ne seront pas forcément disposés à accepter ce changement qui modifie le sens et les finalités du politique et a des conséquences majeures sur leurs activités économiques et leur vie quotidienne». On pourrait aussi bien sûr rêver d’une sorte de prise de conscience mondiale et d’un sursaut antispéciste, mais faire dépendre l’amélioration de la condition des animaux de ce type de chimères, c’est les condamner à ne jamais sortir de leur condition présente.
Alors que faire ? Court-circuiter les procédures de délibération démocratiques en vue d’imposer des règles plus équitables pour les animaux ? Certes non. Même si la route est longue et semée d’embûches, les défenseurs des animaux n’ont pas d’autre choix que de respecter le pluralisme et de porter les intérêts de ces derniers devant les assemblées composées de représentants humains soucieux de répondre aux préoccupations de leurs électeurs. Plus exactement, Corine Pelluchon distingue trois niveaux du politique : le premier est normatif et renvoie à la définition du bien commun ; le second est représentatif, et concerne les modalités selon lesquelles sont désignés les personnes qui auront pour tâche de veiller, au sein des instances délibératives, à l’inclusion des intérêts des représentés dans les politiques publiques ; le troisième renvoie à l’espace public, et est lié à tout ce qui peut être fait pour que les individus (simples citoyens, représentants politiques, acteurs économiques) modifient leur façon d’agir et de penser de sorte à prendre en compte les intérêts définissant le bien commun. A chacun de ces niveaux correspond un type de combat politique que les partisans de la cause animale doivent livrer pour faire figurer la prise en compte des intérêts des animaux parmi les finalités du politique (au premier niveau), pour assurer la désignation de représentants de la cause animale dans les instances délibératives (au second niveau), et pour contribuer au développement d’un mouvement culturel, philosophique et artistique faisant percevoir l’importance et l’universalité de la cause animale (au troisième niveau) et exigeant que l’éthologie et l’éthique animale soient présentes dans le cursus scolaire et universitaire. C’est ce dernier mouvement que Corine Pelluchon appelle l’«animalisme» et dont le présent ouvrage entend être le manifeste.
Pour que l’animalisme ne se limite toutefois pas à un mouvement intellectuel et qu’il puisse devenir une force sociale et politique, il importe de lui fixer des tâches réalisables dans l’immédiat en faveur des animaux, en conjuguant les différentes temporalités de l’action politique : celle qui a pour horizon lointain la fin de l’exploitation (le temps long), et celle qui vise à changer la donne au quotidien pour les milliers d’animaux qui – dans les fermes d’élevage, les cirques, les delphinariums, les abattoirs, etc. – souffrent de maltraitance et d’autres formes de violence (le temps court). C’est à la détermination des actions que chacun d’entre nous peut entreprendre non seulement pour améliorer le bien-être des animaux mais aussi pour opérer la transition vers une société plus juste remettant en cause leur exploitation que s’emploie l’auteure dans la dernière partie de son essai, en établissant une liste de propositions concrètes, pouvant faire l’objet d’un accord qui ne sera pas facile à obtenir, mais qui s’impose pour des raisons clairement expliquées par l’auteure. Elle dresse ainsi la liste de quelques propositions pouvant être adoptées à court terme. Par exemple : l’interdiction de tous les spectacles montrant des animaux de combat ou mettant en scène des animaux sauvages maintenus en captivité, la suppression de la chasse à courre, l’interdiction de la fourrure et du foie gras, le passage de l’élevage intensif à l’élevage extensif, la réduction progressive de l’alimentation carnée puis la transition vers une alimentation végétalienne, etc. L’une des stratégies de l’auteure consiste à recommander des aides logistiques et financières rendant possibles les changements demandés, comme le passage de l’élevage intensif à l’élevage extensif et la suppression du foie gras, de la fourrure et de la captivité des animaux sauvages. De même, il s’agit d’encourager les innovations en matière d’alimentation, de mode, sur le plan de la recherche d’alternatives fiables à l’expérimentation animale. Les acteurs économiques ne sont pas oubliés, mais ils sont partie prenante dans cette transition vers une société plus juste envers les animaux. La transition, l’innovation et la reconversion sont les trois mots-clés de ce manifeste qui est résolument tourné vers l’avenir, comme en témoigne la phrase finale, reprise à Marx : «Nous avons un monde à y gagner».
Ce n’est pas le moindre mérite de l’essai de Corine Pelluchon que de ne jamais adopter le ton culpabilisant et agressif que l’on rencontre si souvent dans la littérature militante, et de faire l’effort d’avancer des propositions sensées, à la portée de toutes les personnes de bonne volonté. Nulle imprécation, nulle harangue, nulle condamnation morale de celles et ceux qui participent directement à la perpétuation d’un système abominable, dont ils sont bien souvent les premiers à souffrir, mais au contraire un constant effort de compréhension de la difficulté de leur situation, une prise en compte de l’inertie et de la pesanteur des habitudes et du poids des institutions, un réel amour de l’humanité à laquelle l’on s’efforce de faire entendre ses arguments et dont on a soin de se faire entendre tout court (à quoi le glossaire des termes techniques, placé à la fin du volume, se révèle grandement utile) – une humanité que l’on espère aussi, autant que faire se peut, amender. «La séparation d’avec les autres êtres humains qui continuent de vivre sans ouvrir les yeux sur cette réalité [i.e. celle de la condition animale]», écrit Corine Pelluchon à laquelle nous laisserons le dernier mot, «ne doit pas engendrer le mépris. A l’instar du prisonnier dont parle Platon qui a été libéré de la caverne et qui gravit le chemin escarpé menant à la vérité, puis redescend auprès de ses anciens compagnons pour leur apporter son témoignage, les personnes conscientes de la vie de misère et de la mort atroce imposées aux animaux doivent se rappeler qu’elles ont été elles aussi aveugles à cette souffrance.»