Magma, Converge, Sunn O))), Slayer, Earth, Inquisition, MGLA et bien d'autres... Ce reportage fait revivre l'édition 2016 du plus grand festival français de métal et musiques extrêmes.

 

 

Entre toutes les espèces animales peuplant ce monde, il paraît que l'homme est une de celles dotées du plus grand potentiel d'adaptation aux nouveaux environnements. Nous pouvons en témoigner : il nous a suffi d'à peine cinq éditions successives du Hellfest pour nous acclimater à la décoration kitchissime du plus grand festival français de metal - au point qu'aujourd'hui nous ne remarquons même plus les ornementations façon "Pirate des Caraïbes" autour des deux Main Stages, que les stip-teaseuses en cage accrochées à de fausses façades de châteaux forts crachant des boules de feu sont acceptées par nous comme constitutives d'une scénographie courante (et même acceptable en termes genrés), que la Grande Roue et la Tyrolienne sont devenues des repères stables de notre environnement visuel (et non des aberrations foraines déplacées en un tel lieu), et que nous admettons parfaitement le principe consistant à rendre hommage à un illustre disparu ayant dédié sa vie à la musique (Lemmy Kilmister de Motörhead) en interrompant la musique partout sur le festival pour tirer un feu d'artifice de trois quart d'heure

Bref, nous nous sommes adaptés et aujourd'hui, tout cela glisse sur nous comme l'eau de l'étang sur le dos de la carpe. Nous ne nous posons plus de questions, nous ne nous débattons plus avec notre sens moral et notre conscience esthétique, nous avons atteint un état d'acceptation totale : "Ce que tu veux, je le veux, oh monde !" Nous avons pleinement intégré que c'était ce cadre grandiloquent qui, quoique nous fassions, servirait d'écrin naturel à ces trois jours de musique violente et engageante proposées par le Hellfest, pélerinage annuel sans lequel il nous paraîtrait désormais inconcevable de débuter l'été.

Fort stratégiquement disposé à l'époque du solstice, le Hellfest est un événement culturel durant lequel des dizaines de milliers de consciences et d'organismes, soudains arrachés au rythme institutionnel qui règle les existences dans les sociétés post-industrielles, méditent de façon intensive sur la grandeur tragique de la vie et la relativité des choses humaines au son d'une musique qui les confronte directement aux affects noirs et puissants de l'être-pour-la-mort, tout en isolant pour eux, à l'état pur pour ainsi dire, l'énergie fondatrice qui les projette dans le monde et les enjoint à créer et partager des expériences fortes et signifiantes avec leurs semblables (ce qui peut impliquer de consommer pas mal de bière). Cette musique, c'est le metal, dont nous avons déjà tenté de décrire les puissances originaires, notamment dans cet article et celui-ci - et peut-être qu'à l'aune de l'Histoire des hommes et de leurs aspirations à comprendre leur destin, c'est tout ce qui compte finalement : qui sommes-nous ? quels chemins nous ont menés jusqu'ici ? que sommes-nous venus y partager ? quelles expériences allons-nous effectuer ? et qu'en laisserons-nous à ceux qui nous succéderont sur la Terre ? En considérant notre propre finitude, pourquoi écrire pour parler d'autre chose, finalement...

Mais un live report du Hellfest 2016 doit aussi, plus prosaïquement, feindre un instant de croire que les affaires de la société ont un peu d'importance et d'intérêt, et, descendant d'un cran sur la hiérarchie des questionnements, permettre au lecteur d'entrer dans le mécanisme de l'information précise et de l'évaluation critique sur le déroulé de ladite manifestation. C'est ce à quoi nous allons à présent nous atteler, en commençant par...

 

La grosse sensation du festival...

...qui était également un des principaux points d'interrogation de la programmation. Que venait faire Magma, inoxydable formation de jazz-rock expérimental (fondée à la fin des années 60), dans l'affiche d'un festival de metal ? Ce n'était pas évident de les retrouver là, et il faut le souligner : en matière de programmation, il s'agit d'un coup de génie.

D'abord parce que le concert fut un concentré d'énergie et d'intensité, une heure ébouriffante passée en compagnie d'un groupe interprétant des compositions follement audacieuses, avec ce mélange infernal de discipline et de frénésie qu'on ne trouve que dans le jazz. Volontiers dissonants et destructurés, mais toujours dynamiques et cohérents, comme une sorte de rencontre rêvée entre le rock progressif, le jazz et la musique sérielle, les morceaux de Magma amènent à se centrer sur la musique comme un pur phénomène se suffisant à lui-même, indépendamment de toute signification portée par les paroles (la langue entendue est imaginaire) ou de tout univers culturel imposant ses marques préétablies (le groupe évolue dans son propre genre, semblable à nul autre). Magma propose ainsi un concert imbattable en termes de feeling et d'émotion, et en même temps (c'est peut-être le plus beau) un moment authentiquement joyeux - mais une joie qui n'a rien de trivial, qui n'est associée à aucun accord facile, à aucun message démagogique. Non, au contraire, il s'agit plutôt de la joie de sentir monter en nous, comme à l'état pur, les ressorts transiques qui faisaient peut-être bondir les premiers hommes sur les premiers rythmes jamais créés. Tout cela est obtenu sans surjouer la carte du primitivisme façon "retour aux sources", tant ces phénomènes simples et forts sont révélés par une forme musicale déployant un haut niveau de technicité et d'inventivité. Ainsi le concert de Magma a fait exploser les digues et a soulevé comme un fétu de paille un public dingue d'enthousiasme - dont on pouvait craindre au départ qu'il puisse marquer une certaine forme de réserve vis-à-vis de cette proposition explorant les marges les plus lointaines possibles de la vaste galaxie metal. Mais comme les metalleux comptent parmi les mélomanes les plus ouverts d'esprit, ils assurent finalement un triomphe inédit à un groupe qui, malgré son importance artistique, joue tout de même assez rarement devant 7.000 personnes.

 

 

Mais si nous nous courbons bien bas pour saluer ce coup de programmation, c'est aussi parce que nous estimons que c'est justement en explorant (et donc en élargissant) les frontières du genre metal, et donc en invitant des formations telles que Magma (ou plus tôt la même journée, l'ensemble acoustique coréen Jambinai) que la monstrueuse parade du Hellfest nous apparaît dans toute sa puissance - puisqu'alors le festival ne se contente plus de gérer tranquillement la rente assurée par sa position dominante dans un champ musical sur lequel il règne quasi-monopolistiquement, mais qu'il amène aussi son public fidèle en direction d'horizons nouveaux, audacieux et expérimentaux, dont les liens avec les formes plus établies de metal, peu évidentes au départ, sont justement révélées par ce geste de programmation.

Plutôt que de compléter leur parc d'attraction, les programmateurs du Hellfest voudraient-ils réitérer lors des futures éditions ce geste qui les assimile quasiment à des curateurs d'exposition (en ce qu'il contient un discours en forme de parti-pris sur un secteur artistique dans son ensemble) ? Nous n'aurions alors de cesse d'applaudir leur prise de risque et leur esprit d'ouverture. Que dire lorsqu'en plus le live de Magma raccorde, dans le programme du vendredi soir, avec...

 

Une énorme claque (un peu plus attendue)...

... en l'occurrence, Converge, un groupe bien mieux connu des amateurs de metal en général, et des fidèles du Hellfest en particulier, dans la mesure où c'est loin d'être la première fois que la bande à Jacob Bannon et Kurt Ballou foule le sol de la Warzone clissonaise au cours des dernières années. Voici l'occasion pour nous d'ouvrir une petite parenthèse afin de mentionner que cette Warrior Stage a subi un profond lifting depuis la dernière fois où nous en avions tenté l'accès, en juin 2015. Nous étions alors restés pathétiquement englués dans la masse humaine pathogène qui s'était pressée dans le goulôt d'étranglement sadiquement aménagé sur le chemin de cette scène, et avions fini par battre en retraite piteusement, couverts de sang et de sueur (pas les nôtres, heureusement), sans avoir pu rien entrevoir du concert tant attendu de Body Count.

Jadis espace-rebus pour redskins et punks à chiens vibrant aux accents virilistes et fraternels de la oi! et du hardcore de New York, la Warzone est aujourd'hui devenue la scène la plus trendy et confortable du festival, jouissant même de bars dédiés, d'une déco façon cour de prison du meilleur goût, d'une orientation plein nord-est parfaite pour recueillir les énergies neuves de la journée (si ce n'est pas génial !), et même d'une dénivellation bienvenue assurant une visibilité optimale y compris aux enfants de quatre ans, ces petits bambins-metal trop choupinets que leurs parents CSP++ traînent toute la journée avec leurs casques de protection auditive et leurs frusques baby-metal achetées à prix d'or au merchandising voisin, et qui eux aussi VIENNENT PRENDRE DE GROS TAMPONS DANS LEUR PETIT CRÂNE ENCORE TOUT FRAGILE ET MALLEABLE devant des groupes de gros viandards qui jouent une musique fédératrice et parfaite pour découper du bois en cadence, et tous ensemble par dessus le marché, tant il est vrai que "THE FAMILY STICKS TOGETHER !".

Une catégorie dans laquelle nous ne placerons toutefois pas Converge, dans la mesure où la formation de Boston creuse depuis une vingtaine d'années une voie unique et d'une profonde richesse entre metal et hardcore, mêlant la technicité et les recherches harmoniques du premier avec l'énergie furieuse et fraternelle du second. Le résultat, c'est une musique violente et directe, et en même temps pleine de surprises, d'idées de composition étonnantes. Avoir préservé une identité aussi forte et immédiatement reconnaissable dans un genre musical à tel point propice au clonage de groupes, tout en parvenant à se renouveler constamment, à chaque morceau, avec une réussite constante et une maîtrise parfaite de tous les registres abordés, tel est le grand accomplissement de l'entité Converge. Ajoutons que le groupe prend toute sa mesure en live, en communiquant à son audience un puissant sentiment d'urgence et de nécessité, et vous comprenez que ce n'est pas devant un concert de Converge que vous vous mettrez à douter de la pertinence de votre propre présence au monde. Bref, avec pour l'essentiel des morceaux du mythique album "Jane Doe" et de l'excellent (et prophétique) petit dernier "All we love we leave behind", Converge a délivré une grande prestation sur la Warzone du Hellfest (ci-dessous, un aperçu du live de 2011).

 

 

Tout sauf une surprise, mais il faut quand même dire que l'impression de voir un groupe aussi important au top de son savoir-faire et de son énergie constitue toujours une émotion particulière, encore renforcée par l'écart formidable (en termes de tonalité et d'orchestration) vis-à-vis du live de Magma que nous venions de quitter. Et finalement, force est de constater que bien que très éloignés en apparence, les univers musicaux de Magma et de Converge atteignent, par des voies finalement pas si distantes, des qualités de rythme, de vitesse et d'intensité qui les réunissent dans une dimension tribale et transique qu'on ne rencontre pas si fréquemment au sein des musiques actuelles. Et nous n'allions pas tarder à en vivre l'antithèse parfaite avec...

 

Un culte au dieu des basses fréquences...

...rendu par les musiciens de Sunn O))) tout au long d’une extraordinaire performance sonore. Pour situer les choses, nous reprenons ici la description donnée dans notre article de 2012 : leur live consiste en un infracturable bloc bruitiste, constitué d’une lente, gigantesque et éprouvante nappe de drones. Émis par un duo basse-guitare réduit à sa plus simple expression instrumentale, ce signal sonore lourd et métallique est amené à un haut niveau de volume et de traitement par un arsenal d’effets (amplification, distorsion, réverbération, saturation) qui ne cessent d’en sculpter les contours. Il est rejoint périodiquement par une performance vocale sur le mode du "murmure amplifié", grave et litanique (assurée par Attila Csihar de Mayhem), qui parvient assez miraculeusement à s’accorder avec le son des cordes, à adopter une texture comparable. L’absence totale de mélodies, l’arythmie quasi-parfaite et le minimalisme absolu de l’orchestration, qui ne sont pas incompatible avec une grande science du son et de soufflantes recherches harmoniques, produisent dans l’audience une écrasante sensation physique, une sensation d’oppression terrible, presque de "noyade".

 

 

L’onde sonore emplit tout, comme une grande vague froide qui comprime l’espace et immobilise les corps. Le son, en tant que phénomène, est presque palpable : on le reçoit autant avec les oreilles qu’avec le reste du corps, au fil d’une expérience de déterritorialisation de la sensibilité qui rompt radicalement avec la plupart des repères traditionnellement associés à la musique. Il y a quelque chose d’épouvantablement machinique et en même temps d’intensément spirituel dans cette expérience souterraine et méditative qui fouille les corps et bouge les âmes. Il suffit de se souvenir de la sensation qu’on éprouve à la fin du set – lorsque ce son énorme et distordu maintenu une heure durant cesse brutalement, révélant d’un seul coup le silence, le vide, nous laissant désorientés et étrangement euphoriques – pour convenir que cette expérience a modifié des choses en profondeur à l’intérieur de nous.

 

Bon, à ce stade, il faut quand même se poser un petit coup, et admettre que lorsqu'un festival vous permet de vivre un tel enchaînement (Magma, Converge, Sunn O))) - on le rappelle pour ceux qui, ayant vu leur capacité d'attention réduite à néant par les médias numériques, sont contraints de lire cet article en plusieurs fois), on a juste envie de dire "merci" à ses programmateurs. Parce qu'au fond c'était encore mieux comme ça que de voir chacun de ces artistes isolément : chaque concert bénéficiant du travail sur nos sens effectué par le précédent, c'est comme si ces propositions musicales extrêmement diverses et réunies par leur seule radicalité s'enrichissaient les unes les autres pour nous faire atteindre ensemble un climax inédit et prolongé. Résultat, on passe trois heures à planer, et à la fin on ne sait plus trop où on habite : tout ce que l'on sait, c'est que l'herbe nocturne sent bon et qu'on a envie de s'y allonger et de contempler le ciel étoilé en évoquant tous les moments de notre vie où nous avons eu l'impression de toucher quelque chose d'indéfinissable et de sacré. Mais comme il fait quelque chose comme 8°C et qu'il pleut, on se ravise et on garde des forces pour le lendemain qui s'avèrera être...

 

Un samedi un peu pourri...

...et en même temps, même si comme nous vous n'allez quasiment jamais voir les concerts des Main Stages, vous pouviez vous douter qu'une journée où les têtes d'affiche étaient Within Temptation et Twisted Sister risquait de fournir un peu moins d'émotions enrichissantes sur le plan spirituel que celles vécues la veille. Il faut ici être mesuré et s'exprimer raisonnablement, sans excès, mais des cinq dernières éditions, c'est sans doute la journée la moins intéressante que nous ayons vécu au Hellfest. À peu de choses près, nous aurions pu passer une journée à peu près aussi palpitante en lisant L'art de la guerre dans un van Volkswagen, tel un de nos acolytes ayant déclaré forfait pour le samedi. Une petite mention tout de même pour Hermano, l'énième groupe de stoner de John Garcia (le chanteur de Kyuss, Unida, etc.), qui ne donnait pas l'impression d'inventer l'eau chaude, mais qui remplissait tranquillement le contrat d'un bon hard-blues-rock du désert, et à Asphyx, groupe death très efficace devant lequel on a échoué par hasard (en nous éloignant du concert décevant de Goatsnake), et qui nous a agréablement surpris par la technicité de ses riffs, la beauté de ses breaks, et plus globalement, par son feeling imparable et communicatif. Voici le meilleur tremplin possible vers...

 

Le jour du seigneur...

...c'est-à-dire le dimanche, que l'on pourrait également appeler jour de Slayer, puisque cette légendaire formation de thrash metal y était programmée. Il faut savoir que l'un des rédacteurs de cet article (appelons-le F. afin de préserver son anonymat) avait une petite revanche à prendre avec Slayer : en 2014, lors de leur dernier passage au Hellfest, ayant imprudemment abusé d'un produit généreusement offert par un inconnu dans l'espace presse, F. a passé toute la soirée couché en chien de fusil sur un rond-point de Clisson, à deux kilomètres du lieu où le festival battait son plein ; pendant ce temps, l'autre rédacteur de cette chronique (appelons-le A. pour brouiller les pistes), dans un grand élan de solidarité avec son collègue mal en point, vivait en solo le superbe concert de Slayer au soleil couchant, après avoir taillé le bout de gras backstage avec leur chanteur-bassiste Tom Araya, californian style.

On ne peut pas dire que F. se soit vraiment rattrapé sur le handicap que lui a infligé la vie : la cuvée 2016 de Slayer était assez mollassone, un peu à l'image du passage de Motörhead sur cette Main Stage en 2015. C'était trop tôt, sous un soleil assommant, avec un groupe statique, manifestement peu en forme, et pas aidé par un son assez médiocre - mettant beaucoup trop en avant la batterie, notamment. Comme dans le cas de Motörhead, on manifestera de l'indulgence envers les membres de Slayer, d'abord parce qu'on les sait diminués par des problèmes de santé, et ensuite parce qu'on ne sait pas nous mêmes ce qu'on fera à soixante balais, mais reconnaissons qu'il est quand même assez improbable qu'on soit en train de jouer des morceaux aussi rapides et infernaux que "Reign in Blood" sur scène un soir sur deux tout au long d'une tournée mondiale (en même temps, il faut admettre que nous avons choisi un autre chemin dans la vie...). On se bornera donc à constater qu'un même groupe, vu à deux ans d'intervalle, mais dans des conditions différentes, peut fournir deux prestations très différentes à partir de la même setlist. Ce n'est pas comme si on l'ignorait, me diriez-vous, mais voilà, c'est ça la musique, c'est un art mystérieux. L'occasion pour nous de...

 

Méditer...

...c'est justement ce qu'on a fait le vendredi pendant le concert de Earth. Groupe légendaire à l'origine de l'invention du drone metal dans les années 1990 (sans eux, peut-être pas de Sunn O))), mentionné plus haut), la formation de Dylan Carlson est venue pour défendre l'autre versant de son riche répertoire : celui d'un stoner-rock atmosphérique et exclusivement instrumental, fondé sur des morceaux longs et répétitifs, qui finissent par creuser un léger écart dans l'évaluation critique entre les deux auteurs de cet article. Pour l'un, le concert d'Earth au Hellfest fut l'occasion d'une rêverie d'une heure en musique, expérience somme toute fort agréable, mais tout de même légèrement chiante, et au final pas vraiment plus décisive que, disons, un massage de pieds parfaitement exécuté. Pour l'autre, ce fut un moment superbement planant et méditatif amenant l'auditeur à progressivement abandonner ses repères et attentes constituées pour reconfigurer sa propre façon d'être à la musique, en apprenant par exemple à déceler de véritables événements dans les infimes variations de jeu instaurés ici ou là au sein de riffs monolithiques en apparence seulement. Bref, tout dépend peut-être de la quantité de drogue que vous avez prise, au fond ; easy listening amélioré pour l'un, engageante proposition de reconfiguration sensorielle pour l'autre, le concert d'Earth a donc divisé notre petite équipe.

Et lorsque le spectre de la dissension ainsi se manifeste, menaçant de nuire à la cohésion de notre binôme critique, heureusement il y a...

 

Le black metal... 

...qui, sans vouloir trop généraliser, constitue souvent au Hellfest une valeur-sûre et un refuge. Parce que même si vous ne vous considérez pas comme une personne excessivement négative et misanthrope, il faut quand même bien que vous admettiez que tous ces connards qui vous entourent où que vous alliez commencent sérieusement à vous taper sur le système, n'est-ce pas ? Ne croyez pas que le Hellfest vous préserve de cela. Au contraire, ce festival mettra votre patience et votre compréhension de l'autre à rude épreuve trois jours durant. Parce qu'entre les repris de justice virilistes qui squattent la Warzone devant les clones d'Agnostic Front et les stoner-doom hipsters-vegan qui dorment sous le chapiteau de la Valley pour être les premiers à filmer le concert de Kadavar sur leurs iPhones, vous savez qui vous allez côtoyer ? Réponse : une affluence de plus en plus nombreuse et pathogène de mortels qui se pressent comme des sardines à tous les concerts donnés sur les deux Main Stages en extérieur et se déplacent très rarement sur les autres scènes. Peut-être que tous ces gens pensent que la qualité d'un groupe est proportionnelle à la taille de la scène sur laquelle il joue ; ou que le heavy metal des années 80 est le style musical le plus intéressant et novateur que l'on peut écouter au Hellfest en 2016 ; ou bien encore, peut-être que pour eux un concert pendant lequel ils ne peuvent pas voir le groupe sur les écrans géants à côté de la scène n'est pas un vrai concert... Qui sait ? C'est là, dans cette interzone, que vous pourrez croiser notamment ces êtres pour qui un festival de musique, quel qu'il soit, est avant tout un lieu propice à revêtir des déguisements ridicules de Pikachu ou de Borat (ou toute autre icône mass-médiatique contemporaine), car oui, il y en a aussi au Hellfest à présent, eh oui, que croyais-tu qu'il allait se produire, toi l'ancien du petit Furyfest, à partir du moment où ton festival chéri a grandi au point d'attirer 180.000 âmes sur 3 jours et même au point de faire l'ouverture du 19-20 de France 3 Pays de la Loire - ultime consécration après laquelle il n'y a même plus rien à rêver ? Il ne t'appartient plus, "ton" festival, c'est fini, c'est devenu la chose de tout le monde, les lycéens viennent y fêter la fin de leur bac, les familles de cadres moyens y déambulent sereinement, et toi, qu'est-ce qu'il te reste, hein, mon vieux ? Il te reste...

 

Le black metal, donc... 

...sous le chapiteau de la scène Temple, c'est LA solution pour se retrouver, comme au bon vieux temps, à 400 maximum devant des groupes qui cognent trop salement pour les sorties scolaires, qui mettent une ambiance trop malsaine pour que tes parents viennent poser leur transat' à côté. Prenez même un black-metalleux de toujours, le genre de type qui a un gravé MAYHEM sur son front avec un tison ardent en 1993, pour peu qu'il ait procréé et qu'il parcoure désormais le festival avec ses enfants, gageons que même lui ne souhaitera pas exposer sa progéniture à une musique aussi dénuée d'espoir - même si au fond de lui-même il sait bien que c'est la seule qui dit la vérité.

(Mais bon, si tu amènes toi-même ton enfant en bas âge écouter du black metal, quel espace lui laisses-tu pour écouter plus tard une musique divergente lui donnant le sentiment d'exister de façon plus intense que toi-même tu ne l'as jamais fait ? La réponse est : aucun. Tu le condamnes, ton enfant.) 

Bref, le black metal sous la Temple, c'est l'idéal pour faire des expériences musicales engageantes et radicales devant des formations qui creusent de façon intransigeante une voie musicale trop étrange et trop brutale pour recueillir jamais l'assentiment des masses. C'est là que l'on pouvait voir, en 2016, les splendides concerts d'Inquisition et de MGLA. Soit, d'un côté (Inquisition) : un trve black sans aucun compromis exécuté, avec une foi et une maestria qui forcent le respect, par deux musiciens (un chanteur-guitariste et un batteur) labourant les mêmes contrées stylistiques depuis plus de deux décennies, et donc connaissant un peu leur sujet. Et de l'autre (MGLA), un groupe plus jeune qui arrive avec une proposition de grande ampleur pour composer, à partir des bases rythmiques et harmoniques du black metal, la musique post-romantique la plus sombre et la plus poignante du XXIe siècle. L'importance artistique de la formation MGLA est éclatante sur disque (il suffit pour s'en convaincre d'écouter le dernier en date, "Exercises in Futility"), mais encore fallait-il qu'elle demeure en passant la barrière du live. Cela n'est pas toujours une mince affaire dans le domaine du black metal, car ce genre musical est peut-être, entre tous, le plus délicat à sonoriser sur scène : faites le choix de la clarté et vous risquez de perdre la texture sonore rugueuse et abrasive qui constitue la marque du genre, faites le choix de l'énergie et vous risquez de produire une bouillie sans nuances dans laquelle chaque instrument se noie irrémédiablement. A cet égard, il est intéressant de remarquer que les ingés-son respectifs de MGLA et Inquisition semblent tous deux avoir penché pour l'énergie en première partie de set, avant de corriger le tir en direction de la clarté durant la seconde partie. L'avantage, dans cet ordre-là, c'est que les oreilles profanes, n'ayant pu trouver leurs repères en début de concert, ont depuis longtemps pris la poudre d'escampette, biberonnées qu'elles sont à l'idéologie contemporaine de la satisfaction immédiate... Ainsi, au moment où l'orchestration s'aère un peu, il ne reste plus que les vrais amateurs pour communier dans un final lyrique et éblouissant. Ce fut le cas pour les Polonais de MGLA, qui ont magistralement servi sur scène l'univers existentiel élégiaque et mature auquel ils nous ont habitué sur disque. De leur côté, les membres d'Inquisition, après un départ tonitruant et effrayant de raideur (ce qui est loin d'être un défaut ici), ont ouvert leur live aux compositions un peu plus rondes et groovy de leurs albums les plus récents (dont le controversé "Obscure Verses for the Multiverse"), suivant en cela une progression idéale, et prouvant à tous ceux qui en doutaient que ce n'était pas pour poser du lino sur la scène Temple du Hellfest qu'ils avaient fait le voyage depuis leur Colombie natale.

A ce niveau-là d'exécution, le black metal possède une surprenante faculté à replacer l'auditeur sur l'axe éternel et sacré de sa vie, tout en le purgeant de toute vanité, de toute préoccupation superficielle, pour l'amener à une forme sombre et violente de spiritualité, aussi lyrique que dépouillée. Repartir dans la nuit de juin en conservant en soi les tremolos picking du morceau conclusif de Exercices in Futility, c'est en même temps sublimer le mal et éprouver le remède : certes, l'existence humaine est tragique dans son mystère et son incomplétude, mais elle s'accompagne aussi d'une forme de grandeur primitive, d'une énergie noire qui remonte de très loin et dont nous sommes aujourd'hui les dépositaires précaires et méditatifs.

"As if all this was something more 
Than another footnote on a postcard from nowhere 
Another chapter in the handbook for exercises in futility"

 

 

 

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