En général, lorsqu’on me demande pourquoi j’ai développé un intérêt prononcé pour le metal et les musiques extrêmes, on ne me le demande pas comme s’il était admis que la diversité des styles musicaux était une chose formidable, propice à un échange pacifié entre sensibilités différentes ; non, en général on me questionne plutôt – avec une curiosité un peu inquiète – sur les symptômes relatifs à l’intrigant rapport à l’existence sous-tendu par une telle pratique de la musique : exutoire, fascination morbide, nihilisme destructeur… De quoi le metal serait-il le nom ?

Ce que je retire de ces entretiens qualitatifs sauvages, c’est que pour les gens qui n’en écoutent pas (sauf contraints et forcés dans certaines circonstances de la vie, comme en ma bienveillante compagnie), la musique metal et sa "culture" se réduisent souvent : à un magma sonore bruyant et inaudible ; à une catharsis grossière et bon marché ; à une imagerie sataniste et sanguinolente ; à un rituel de groupe, une sorte de folklore dark au sein duquel on ne saurait pénétrer à moins de correspondre aux clichés-images fantasmés par le grand public (le gothique ombrageux recouvert de cuir noir, le biker ivre de bière et à la pilosité anarchique, le paramilitaire à la tête rasée et aux positionnements politiques douteux, etc.). Les clichés, notons-le, se vérifient parfois, mais ils sont loin de transformer tout concert de metal en phénomène tribal-juvénile, ou en carnaval pour freaks en manque de repères identitaires, comme les représentations collectives et médiatiques ont tendance à le suggérer. 

Au sein de ces dernières, il n'est quasiment jamais question de musique, au fond – trop d’obstacles (industriels, esthétiques, moraux) font encore barrière entre cette dernière et l’oreille commune (exception faite de quelques "édulcorations" à succès sur lesquelles cet article gardera un silence pudique). Cela n’est sans doute pas un problème en soi ; la plupart des artistes de metal n’aspirent pas à devenir mainstream. Mais lorsque le sujet arrive sur la musique justement, l’objection principale qui revient le plus souvent, en substance, dans les discours communs, est que le metal est "violent" (brutal, pessimiste, oppressant, a-mélodique) ; et implicitement, cela renvoie à l’idée que c’est cela, justement, que la musique populaire ne devrait pas être : violente, c'est-à-dire directe, râpeuse, puissante, dissonante, maladive. Pourtant, cette expression brute de la face sombre de l’existence, des énergies obscures et des affects souterrains qui nous propulsent chaque jour au cœur du monde, on l’admet beaucoup plus volontiers, par exemple, de la part de la musique savante contemporaine, mais aussi de certaines formes d’arts plastiques, voire d’œuvres cinématographiques ou littéraires plus accessibles (au point de tenir haut rang au sein de la culture commune actuelle).

Or, largement ignoré par les médias culturels dominants (qui donnent l'impression de continuer, pour l’essentiel, à penser que les artistes les plus dignes d’intérêt sont ceux qui tentent, encore et toujours, de ressusciter le rock’n’roll de la fin des années 1960), le metal et tous ses (nombreux) sous-genres ou dérivés reste le plus souvent cantonné dans un ghetto culturel, dont il ne sort que lorsqu’il défraie la chronique au rayon des faits divers ou des polémiques révélatrices d’un certain état d’esprit au sein d’un territoire donné – comme en France, lorsque la députée UMP Christine Boutin avait pris la tête, en 2010, d’une croisade contre le Hellfest, coupable à ses yeux de programmer des artistes dont les paroles ou les symboles visuels pouvaient être considérés comme une offense faite aux chrétiens.

De cet épisode quasi-médiéval, le festival en question s’est bien remis (même si désormais, à chacune de ses éditions, la blogosphère intégriste s’ébroue). En atteste sa programmation de 2012 : près de 160 groupes en provenance de plus de 30 pays, regroupés sur un site de 14 hectares qui accueillera près de 100.000 personnes en trois jours (du 15 au 17 juin). Plus grand, plus fort et plus audacieux que jamais, le Hellfest conforte sa position : celle d’un des meilleurs rendez-vous d’Europe pour les amateurs de musique sombre et expérimentale. Sur son créneau, il n’a en France absolument aucun concurrent – même si l’on peut souligner l’exemplaire travail de programmation de manifestations aux dimensions plus réduites, comme le festival Impetus qui s’est tenu le mois dernier dans l’est de la France, et dont l’affiche partage d’ailleurs quelques artistes (Napalm Death, Stephen O’Malley du groupe Sunn O))), Monkey 3) avec le Hellfest.

Il faut bien dire qu’au premier abord, découvrir la programmation du Hellfest, c’est un peu comme ouvrir la boîte de Pandore : cela ressemble à un catalogue exhaustif des maux dont souffre l’humanité. En fonction des noms des groupes annoncés, c’est un peu le même jeu chaque année: essayer d’imaginer l’univers de paix et d’espoir qui résulterait de la rencontre de Napalm Death, All Shall Perish, Suffocation, Aborted, Unsane, Vomitory, Suicidal Angels, Necros Christos, Enslaved, Extinction of Mankind, Cannibal Corpse, Dying Fetus, Necrophagia, ou bien encore – mon préféré cette année – Sublime Cadaveric Decomposition. (Ajoutons que dans le même temps, nous sommes invités à découvrir certains genres musicaux aux appellations tout aussi évocatrices de douceur et de sérénité, tels que l’Extreme Grind-Core, le Brutal Death Metal ou le Funeral Doom Metal.)

(Au passage, on conseillera au lecteur non-spécialiste qui se sentirait noyé sous les appellations des divers sous-genres associés au metal, de consulter, pour s’y retrouver, ce petit guide plutôt éclairant, sa version anglaise plus complète, ce petit raccourci humoristique, ou encore de suivre les liens hypertextes ponctuels pour d’éventuels approfondissements techniques et esthétiques.)

Une fois passée cette prise de contact au second degré, l’évidence s’impose : la programmation du Hellfest se signale en allant particulièrement loin dans la quantité, l’exigence et la diversité de l’offre musicale. Certes, la "diversité" en question échappera peut-être un peu aux oreilles profanes – et notamment à celles pour lesquelles toutes les propositions plus extrêmes que le hard-rock FM franchissent la frontière qui sépare la musique structurée du bruit informe. Mais en couvrant un spectre allant du classique hardcore new-yorkais engagé de Madball au black metal épileptique (et un peu irresponsable) d’Annal Nathrakh, en passant par le meilleur du stoner rock (Monkey 3, Acid King), par quelques légendes du death de la Bay Area ou du trash metal (Death Angel, Cannibal Corpse, Megadeth, Machine Head), par des projets parmi les plus déterminants du doom ou du post-hardcore (YOB, The Obsessed, Amenra, Saint Vitus), par des anomalies folkloriques (le « Viking Metal » d’Amon Amarth, le « Metal médiéval » chanté en latin (!) d’In Extremo) ou des survivants du hard-rock des années 1980 (Guns’N’Roses), par les artistes les plus reconnus issus de la scène Grind (Napalm Death, Brutal Truth), par des propositions inclassables naviguant entre les genres (Unsane, Liturgy), entre guitares saturées et nappes électroniques (Alcest, Abysse, Ufomammut), par des démarches expérimentales qui explorent des univers sonores radicaux (le drone metal de Sunn O))), inspiré par La Monte Young et Giacinto Scelsi), sans oublier des représentants majeurs du folk-rock sudiste (Lynyrd Skynyrd) ou du rock psychédélique des années 1970 (Uriah Heep, Blue Oyster Cult) – on peut dire que la programmation 2012 envoie du lourd et du conséquent dans un nombre respectablement élevé de styles et de projets sonores. En termes de recherche, d’efficacité et d’expérimentation musicale, il y a là des artistes reconnus parmi les plus passionnants de la scène actuelle, toutes catégories confondues. Même l’annulation de dernière minute de la tête d’affiche Black Sabbath (que l’on présente souvent comme les vrais fondateurs du metal, du fait de leur réintroduction et de leur emploi récurrent de l’intervalle dit du "triton"), ne tempère pas ce constat.

Les raisons d’aller à Clisson du 15 au 17 juin prochains (et de chroniquer le Hellfest pour Nonfiction) sont donc nombreuses. Mais la première d’entre toutes est qu’il y aura là-bas de l’excellent et véritable rock’n’roll.

Cela peut paraître paradoxal à première vue, mais il est bon de rappeler que, même s’il sonne un tantinet plus violent que les standards du genre, le metal constitue avant tout un prolongement naturel de ce principe musical – qui reste un des phénomènes culturels majeurs du dernier demi-siècle – et que l’on nomme le rock’n’roll. Or, justement, l’histoire des musiques populaires depuis cinquante ans montre la cohérence de ce durcissement de la formule initiale du blues-rock, la logique implacable qui est au fondement de son intensification sonore et lyricale et des expérimentations rythmiques extrêmes (depuis la rapidité maladive des blast beats du death ou du black metal, au ralentissement suffocant des riffs du doom) qui prolongent son groove organique en le transformant, en le triturant, parfois en l’exténuant. Parmi les étapes les plus connues de ce durcissement, au fil des décennies, on peut citer : les Kinks, Blue Cheer, Jimi Hendrix, les Who, le MC5, Iggy Pop & The Stooges, Black Sabbath, Led Zeppelin, les Sex Pistols, AC/DC, Metallica, Slayer, Rage Against The Machine, etc.

On peut même aujourd’hui avancer que, s’il existe encore une dimension dangereuse et intraitable dans la musique rock, si l’on peut retrouver encore quelques chose de l’expérience collective subversive que cette musique – son timbre, sa tessiture, ses dynamiques, mais aussi ses paroles et son imaginaire visuel – a pu constituer à certains moments de son histoire (les déhanchements "obscènes" d’Elvis Presley dans l’Amérique puritaine, le son brut et déliquescent des Stones des premières années, l’énergie du punk au début des années 1970, etc.) et qui s’est depuis diluée dans la culture de masse publicitaire et l’establishment des magazines à la mode, c’est essentiellement dans le metal, du côté de la face sombre, violente et rocailleuse du rock, qu’il faut à présent diriger notre quête.

Les autres raisons de couvrir le Hellfets sont liées à celle-ci. D’abord, parce qu’il n’est pas si habituel de voir une authentique contre-culture, largement inassimilable par les codes du système médiatique dominant (les quelques tentatives pour intégrer les musiques extrêmes aux critères de divertissements des plateaux de télévision s’étant jusqu’ici soldés par des ratages complets, caricaturaux et sensationnalistes), dotée d’une structure aussi massive et puissante qu’un festival de cette ampleur. Ensuite, parce qu’il y a dans ces musiques de la puissance, de la densité, du volume, des breaks saisissants et des décalages vertigineux, une matière sonore brute et chaotique sculptée avec contrôle et discipline technique, de grandes sensations rythmiques et spatiales… bref, des émotions directes qui ne sont pas faites pour le petit "agrément" de l’auditeur, ni pour le conforter dans le mythe collectif selon lequel la musique devrait être un art doux, mélodique, harmonieux, décoratif, mais qui lui proposent au contraire un engagement (à la fois physique et moral) véritable ; il y a là, pour le dire autrement, une promesse d’expérience esthétique radicale qui n’est pas si courante dans les musiques actuelles, et qui possède d’évidentes implications politiques.

Je ne fais pas ici mention des positionnements idéologiques très divers qui peuvent être, plus ou moins explicitement, défendus par certains groupes de metal (sur ce point, tout y passe : on pourra trouver des artistes qui ont des discours anti-autoritaires, anti-capitalistes, écolos, pacifistes, paganistes, satanistes, chrétiens, identitaires, etc.), mais bien de la dimension existentielle et politique qui est prise en charge par l’expérience musicale elle-même, lorsqu’elle se fait, justement, à ce point radicale et engageante qu’elle introduit, presque nécessairement, une rupture avec l’ordre commun de la culture politiquement et esthétiquement "correcte". De cet ordre et de sa propension quotidienne à dissimuler, sous l’apparente douceur du loisir culturel, des mécanismes de domination en réalité extrêmement violents, il ne demeure plus grand-chose une fois passé un certain cap dans l'agressivité du rythme et la dureté du son. En tranchant avec les valeurs esthétiques consolantes qui encadrent et légitiment la "vie mutilée" (Adorno) des masses modernes, les musiques extrêmes possèdent une portée émancipatrice immédiate ; ce sont, pour le dire autrement, des musiques de refus, de résistance, des musiques pour se tenir debout. Ou comment la plupart des artistes présents au Hellfest pourraient finalement, chacun dans leur style, se revendiquer du titre d’album, en forme de manifeste, de Brutal Truth : Extreme conditions demand extreme responses.

Entendons-nous bien : c'est avant même l'attention portée aux "contenus" (visuels ou lyricaux), dans la rencontre immédiate avec l'objet sonore, qu'il se passe vraiment quelque chose. En abandonnant l’idée de flatter l’oreille commune, ce lyrisme dur et sinistre, à mille lieux des roucoulements de la variété ou des trémolos de l’electro-pop, nous confronte à des affects plus forts, plus directs, plus primitifs, qui ont trait à notre rapport à nous-mêmes, aux autres, au choc de notre présence sur la Terre ou dans une société donnée, à nos aspirations contradictoires et à notre être-pour-la-mort. On se retrouve alors face à des propositions musicales qui prennent en charge une vérité de l’existence qui n’est actuellement assumée par aucune autre forme de musique populaire. 

Bref, si la musique metal est une musique violente, radicale et engageante, c’est parce que – que cela soit perçu positivement ou négativement – la vie est, en soi, un phénomène violent, radical et engageant. Ce phénomène, les artistes de la vaste sphère metal s’y confrontent donc, sans chercher à l’édulcorer pour le rendre "confortable" ou harmonieux, ou pour l’accorder aux exigences techno-rationnelles de l’état actuel de la civilisation ; au contraire, chacun à leur manière (et avec des fortunes diverses), ils tentent de traduire, dans l’univers sonore, le mouvement et la pesanteur, la puissance et la douleur, l'accord sacré et la haine destructrice, la beauté et la noirceur, l’énergie et l’accablement, l’élan émancipateur et les mécanismes d’enfermement, etc., qui composent l’expérience de toute vie humaine. Si elles s’adressent peut-être en partie à quelque chose de sauvage et de brutal au fond de nous, ces propositions musicales font aussi résonner la part d’affirmation et de résistance qui se niche en chaque homme, en combattant (sans jamais la nier) la part engoncée, sensoriellement et spirituellement limitée de son expérience quotidienne, et en le hissant vers plus grand, plus vaste, plus puissant, plus sombre et plus violent que lui.

On ira donc se demander, à Clisson du 15 au 17 juin, si les musiques metal ne seraient pas au fond – à l'opposé des dogmes religieux, du moralisme évangélique et des églises instituées des militants anti-Hellfest – parmi les dernières musiques sacrées du temps présent.