L'école doit-elle d'abord former des travailleurs ? Et les élèves sont-ils, déjà, des travailleurs ? La question des liens entre l'école et le travail est un objet de controverse depuis le XIXe siècle. Il interroge les finalités même de l'école, à tous les niveaux.
On considère souvent l'Emile de Rousseau comme l'expression de l'invention sociale d'un nouvel âge de la vie: l'enfance. D'après cette catégorie qui émerge à l'époque moderne, l'enfant ne serait plus un adulte en miniature, mais une personne à part entière, avec des besoins qui lui sont propres et qui doivent être respectés.
Cette considération est présente dans la lutte menée au XIXe siècle contre le travail des enfants, relayée par des écrivains comme Dickens dans Oliver Twist ou David Copperfield. Au XXe siècle, elle est reprise par la psychologie développementale, qui considère que l'enfant se construit progressivement en traversant des stades affectifs et cognitifs avant d'arriver à la maturité de l'âge adulte. Puis en 1989, la Convention internationale des droits de l'enfant reconnaît à cet être passablement nouveau un droit à l'éducation, assorti à celui «d’être protégé contre l’exploitation économique et de n’être astreint à aucun travail comportant des risques ou susceptible de compromettre son éducation ou de nuire à sa santé ou à son développement physique, mental, spirituel, moral ou social».
Régulier et comme sûr de lui, cet avènement de l'enfance ne va pourtant pas sans susciter des critiques. En 1970, la militante féministe canadienne Shulamith Fierstone, dans un chapitre de son ouvrage de La dialectique du sexe, considère l'invention de l'enfance comme un moyen de maintenir les jeunes humains dans une situation de mineurs dominés par les adultes, semblable en cela à la condition qu'ont connu les femmes, et revenant à ne pas leur reconnaître une réelle autonomie.
L'élève, un prolétaire en devenir...
Dès le XIXe siècle, la question de l'enfance dans son rapport à l'école et au monde du travail est également l'objet d'une réflexion – et d'une critique – de la part du mouvement ouvrier et syndical. L'école des débuts de la IIIe République est accusée de n'offrir comme perspective que celle d'une trahison de classe pour les élèves qui parviennent à aller au-delà de l'enseignement primaire. Le syndicaliste Albert Thierry, dans Réflexions sur l'éducation (1923), reproche à l'école d'offrir des savoirs désintéressés qui sont l’apanage de ceux auxquels les hasards de la vie ont offert le luxe de ne pas avoir à travailler. Les humanités classiques sont des savoirs qui reflètent les valeurs de distinction de la classe bourgeoise.
Le monde ouvrier s'interroge sur la possibilité de concevoir une école qui prépare au monde de la production. Pierre-Joseph Proudhon imagine au XIXe siècle un plan d'instruction ouvrière qui laisse une large part à la formation professionnelle continue tout au long de la vie. Fernand Pelloutier (1867-1901), au sein des Bourses du travail, imagine la possibilité de cours et d'autres pratiques de formation devant permettre aux ouvriers d'acquérir la «science de leur malheur».
Paul Robin porte quant à lui l'idéal d'une instruction intégrale, destinée à éviter le double écueil de former de futurs exploiteurs parasites, et de réduire les élèves à n'être que des «corps sans tête». Il s'agit d'imaginer une formation qui permette de faire advenir des êtres complets. A l'école de La Ruche (1904-1917), Sébastien Faure propose une formation à la fois manuelle et intellectuelle ; en espérant qu'à terme, le travail des élèves et les produits qu'ils y réalisent pourront suffire à assurer l'équilibre financier de l'institution...
Désaliéner le travail scolaire, désaliéner le travail ouvrier
Mais la réflexion sur le travail a un sens plus profond encore pour un pédagogue comme Célestin Freinet (1896-1966), imprégné des idées de Proudhon et de Marx : pour lui, le travail est l'essence de l'être humain. Dans ses Invariants pédagogiques, Freinet écrit ainsi : «Ce n'est pas le jeu qui est naturel à l'enfant, c'est le travail». Il distingue le jeu-travail et le jeu-hashich. Dans le premier, l'élève développe ses capacités. Le travail est ainsi l'activité par laquelle l'être humain s'humanise et développe des potentialités. Le jeu-hashich désigne au contraire une activité répétitive et addictive qui ne permet pas à l'enfant d'aller plus loin dans son développement. Mais pour Freinet, après la Première Guerre mondiale, l'enjeu est social. Il s'agit d'échapper à une conception du travail ouvrier de plus en plus appauvri par son organisation taylorienne, qui le réduit à un ensemble de tâches parcellisées et répétitives dépourvues de tout sens.
(L'atelier imprimerie dans la cour de l'école de Célestin Freinet.)
De manière générale, la pédagogie traditionnelle en vigueur à l'époque n'a guère mieux à offrir aux élèves: répéter pour mémoriser, faire des exercices décontextualisés pour s’entraîner… Sur le plan scientifique, le «behavorisme» qui gagne alors la psychologie des apprentissages aboutit également à une telle conception : répéter les tâches pour les automatiser en provoquant un conditionnement. A rebours de ces évolutions aliénantes du travail ouvrier et du travail scolaire, l'oeuvre de Céléstin Freinet propose une désaliénation du travail scolaire. Avec l'imprimerie à l'école, l'enfant devient l'égal de l'aristocratie ouvrière incarnée par les ouvriers typographes. Avec le conseil coopératif, il se trouve en position de gérer un projet et une activité économique à l'instar des ouvriers autogérant une usine. La pédagogie Freinet valorise la figure d'un ouvrier maître de lui-même et coopérant avec ses pairs dans une activité productive désaliénée. La pédagogie préfigure dans la classe l'utopie d'une société communiste libertaire.
Former des travailleurs à l'âge du nouvel esprit du capitalisme
Mais le monde de l'entreprise possède également ses aspirations et ses conceptions en matière de formation, et c'est résolument vers l'emploi qu'elles se tournent, comme l'exposait encore dernièrement une note de l'Institut de l'entreprise (2014). Dans la vision de l'avenir portée par cette note, les travailleurs du futur se répartissent en deux groupes fortement polarisés, selon une image qui accentue encore la tendance déjà présente dans l'état du monde que dresse l'économiste Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle. Cette forte polarisation du monde de travail serait la conséquence de l'automatisation d'un nombre toujours accru d'emplois qui déboucherait sur leur destruction. A commencer par ceux des professions intermédiaires, exercés par les classes moyennes situées entre les niveaux Bac et Bac+3. Précisément ces emplois que l'OCDE encourage aujourd'hui à développer, en faisant accéder 50 % d'une classe d'âge à la licence.
Du côté des futurs travailleurs peu qualifiés, dont le nombre d'emplois est en progression depuis 10 ans, il s'agit, dans la vision de l'éducation promue par le monde du travail, de parvenir à la maîtrise du socle commun. Les employeurs s'agacent d'une école qui lui envoie encore une proportion considérable d'illettrés, avec 20 % d'élèves en difficulté scolaire à la fin de l'école élémentaire. Il serait temps que la France améliore ses résultats dans les comparaisons internationales PISA! Pour cela, la solution préconisée serait de recourir à des pratiques enseignantes plus efficaces, appuyées sur des données scientifiques probantes, comme la méthode PARLER, dont la diffusion est appuyée par l'Institut Montaigne. Il s'agit en somme de méthodes favorisant l'automatisation des compétences intellectuelles de bas niveau.
Mais ces méthodes ne sont pas adéquates pour former les salariés très qualifiés. Car cette fois, ce que le monde de l'entreprise demande, ce sont des salariés créatifs. En outre, ils doivent avoir développé des compétences managériales adaptées à la nouvelle économie collaborative: autonomie, esprit d'initiative, coopération, empathie, créativité… Pour produire cette nouvelle élite de travailleurs, les méthodes pédagogiques de la bourgeoisie traditionnelle ne semblent plus adaptées. Les méthodes issues des pédagogies nouvelles semblent plus adéquates pour former les qualités requises. Entres autres, la pédagogie Freinet, qui semble prisée par la Chambre de commerce et d'industrie de Paris (CCI) pour former les compétences managériales et entrepreneuriales.
Un avenir inéluctable?
Cette orientation du monde scolaire est-elle inéluctable? D'un côté, en éducation prioritaire, une pédagogie explicite d'inspiration behavoriste pour former les élèves de milieux populaires à leur assurant les connaissances de base. De l'autre côté, des pédagogies nouvelles destinées à former la nouvelle élite très qualifiée du monde du travail dans des écoles alternatives privées ou dans des écoles publiques qui ont évoluées.
Les pédagogues critiques des pays de langue anglaise et ibériques ne semblent pas se résoudre à une telle bipartition. Depuis les années 1980, les pédagogues critiques étasuniens ne cessent de dénoncer les orientations d'un système scolaire aux pratiques pédagogiques technicistes, prétendant s'appuyer sur des recherches scientifiques.
A la suite de Paulo Freire, les pédagogues critiques considèrent dans l'ensemble que la pédagogie ne doit pas se donner uniquement pour ambition de transformer la salle de classe ; car au-delà de ses murs, c'est dans toute la société que se déploient les choix éducatifs. Il s'agit alors de faire advenir une pédagogie en mesure de favoriser, chez les groupes socialement dominés, une conscience sociale qui les incite à agir et à lutter contre les inégalités sociales.
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