Un recueil d'articles qui interroge les représentations de la période médiévale dans les bandes dessinées contemporaines.
Cet ouvrage, issu d’une journée d’études organisée en juin 2014, se situe au carrefour de deux champs de recherches extrêmement dynamiques en ce moment. D’un côté, l’étude de la bande dessinée, en particulier de la bande dessinée historique : pour ne mentionner que deux jalons importants, citons le numéro de L’Histoire consacré à la série Murena en 2009, et le gros ouvrage dirigé par Julie Gallego sur la bande dessinée et l’antiquité, sorti en 2015.
Deuxième champ de recherche : les travaux sur le médiévalisme – autrement dit les façons dont le Moyen Âge est réinventé et réapproprié dans notre contemporain – se multiplient plus que jamais ; on peut ici citer l’ouvrage capital de Tommaso di Carpegna Falconieri, Médiéval et militant, sorti en 2015 ou encore celui de William Blanc sur le mythe arthurien, paru il y a quelques semaines. On peut d’ailleurs regretter que le premier soit sorti trop tard pour bénéficier aux auteurs de cet ouvrage-ci, qui y auraient trouvé de quoi nourrir leurs interrogations et approfondir leurs analyses.
Mais reste qu’il y a une véritable actualité du thème : le musée de Cluny consacrait il y a peu une exposition à la Dame à la Licorne revue par des étudiants de l’école Estienne ; la Fabrique de l’Histoire proposait début octobre une semaine consacrée à la BD. On assiste très probablement à l’apparition d’un nouvel objet historique, dont l’étude va devenir de plus en plus légitime, et on ne peut que s’en réjouir.
Les BD et les Moyen Âge
Dirigé par Tristan Martine, doctorant qui s’impose progressivement comme l’un des grands spécialistes de la bande dessinée historique, l’ouvrage regroupe treize contributions individuelles et un entretien avec un dessinateur et un éditeur de bande dessinée. Les auteurs ont fait le choix, très judicieux, de ne pas retenir les BD qui appartiennent au genre de la fantasy, pour mieux se centrer sur les BD historiques ou historicisantes. Découpé en quatre parties, l’ouvrage est en fait articulé par trois grandes questions, sur lesquelles on peut revenir rapidement.
D’abord et surtout, que représente-t-on ? Le Moyen Âge en BD, ce sont avant tout des grandes figures : Jeanne d’Arc, Gilles de Rays, Godefroy de Bouillon, Tristan et Yseult, Robin des Bois ou encore la sorcière ont chacun un article qui étudie leurs reconfigurations et leurs évolutions. Dans la collection « Ils ont fait l’Histoire » de Glénat, on trouve Charlemagne, Philippe Le Bel, Saladin. Mais ces grandes figures ne sont pas que des personnes : Danièle Alexandre-Bidon consacre un article au rôle du château, toujours représenté selon les modèles architecturaux de la fin du Moyen Âge, un autre à la Tapisserie de Bayeux, présente dans de très nombreuses BD, au cœur ou en arrière-plan de l’histoire racontée, un autre encore au topos du « mauvais seigneur ». On ne représente pas tout : Tristan Martine souligne la grande rareté des œuvres mettant en scène le clergé féminin ; plus largement, les femmes ont tendance à être soit absentes de ces œuvres, soit réduites à un rôle de faire-valoir du héros masculin. Ces inégalités peuvent également être chronologiques – le Haut Moyen Âge est très peu présent, la plupart des œuvres se passant au XIIIe-XVe siècle – ou géographiques – peu de BD sur l’Islam médiéval, ou alors à travers le prisme des croisades. Ce Moyen Âge de la BD est un Moyen Âge obscur, souvent violent : les bûchers de l’Inquisition, les grandes batailles de la guerre de Cent Ans ou des croisades, la domination seigneuriale sur de pauvres paysans, autant de motifs qui sont au cœur de la plupart des œuvres. Les thématiques artistiques, culturelles, scientifiques sont très clairement délaissées ; signalons à cet égard la parution récente du très beau Stupor Mundi de Néjib, focalisé – c’est le cas de le dire... – sur une invention scientifique. L'ensemble des articles ont à cœur de montrer comment ont évolué ces représentations au fil du siècle, en soulignant notamment que, depuis une quinzaine d'années, les œuvres sont généralement mieux documentées, plus solides et moins caricaturales.
Autre grande question : pourquoi représenter le Moyen Âge ? Comme l’a mis en évidence T. Di Carpegna Falconieri, le Moyen Âge plaît en raison de sa souplesse : la période est en effet ouverte à des interprétations contradictoires, selon qu’on veut y célébrer la rébellion de Robin des Bois et des Jacques ou déplorer la soumission du peuple. Les figures féminines, de Jeanne d’Arc à la sorcière en passant par Yseult, sont marquées par un érotisme plus ou moins discret, qui s’est en réalité construit au XIXe siècle et que Jacques Prévert brocardait dans son poème « Brunehaut ». Mais les scénaristes et dessinateurs de bande dessinée peuvent également choisir cette période pour des raisons plus profondes. Magali Janet, dans l’un des articles les plus riches de l’ouvrage, analyse la série Godefroid de Bouillon de Jean-Claude Servais (2012-2013) : l’auteur se sert de la figure du célèbre croisé pour proposer une lecture très fine des enjeux de la mémoire, à la fois individuelle et collective, dans la société d’aujourd’hui. Loin de refaire encore une fois le récit héroïque de la vie de Godefroy, l’auteur met au contraire en évidence les récupérations nationalistes et xénophobes de la figure – ce que T. Di Carpegna Falconieri appelle le « Moyen Âge des racines ». Par-là, la BD peut tenir un vrai discours sur notre contemporain, à l’heure du retour en force du roman national.
Dernière grande question : comment représenter le Moyen Âge ? La difficulté d’accès aux sources est l’une des grandes caractéristiques de la médiévistique, et les auteurs de BD n’y échappent pas. D’où plusieurs stratégies, selon que les auteurs cherchent ou non à créer un effet de réel : ils peuvent par exemple insérer des objets connus dans l’arrière-plan des cases ou reprendre des représentations existantes de tel ou tel personnage. Deux articles se penchent sur le langage utilisé : Alain Corbellari montre bien que la plupart des auteurs ne font que saupoudrer le texte de « médiévismes », pour faire vrai sans lasser le lecteur, même si certains poussent plus loin la recherche d’une langue parlée médiévale, comme François Bourgeon avec les Compagnons du Crépuscule. Carole Mabboux consacre quant à elle un bel article à la magnifique BD de Jean Dytar, Le sourire des marionnettes : située dans l’Orient de la fin du XIe siècle, cette BD puise profondément dans les enluminures persanes et adopte un mode de découpage des cases radicalement original. Enfin, un entretien avec des professionnels de la BD et une historienne revient sur la collection « Ils ont fait l’Histoire » lancée par Glénat, qui fait collaborer des scénaristes et des historiens : si l’équilibre entre les critiques des seconds et la créativité des premiers n’est pas forcément évident à trouver, le résultat est au rendez-vous, dans des bandes dessinées qui cherchent à proposer une vision « à peu près correcte et honnête historiquement » des grands personnages.
Corrigenda
Riches, intéressants, appuyés sur des corpus étendus, souvent bien illustrés, les articles se lisent bien, même s’ils auraient pu davantage être reliés les uns aux autres – mais c’est là une caractéristique des actes de colloque. L'équilibre global de l'ouvrage aurait également pu être repensé : il propose en effet pas moins de cinq articles de Danièle Alexandre-Bidon, sur un total de treize contributions, ce qui fait beaucoup, quand bien même ces articles sont tous intéressants.
Une relecture soignée aurait permis de corriger les nombreuses coquilles qui égrènent l’ouvrage((mots oubliés, ponctuation hasardeuse, mots en trop, y compris dans des titres de séries((p. 83 « Je suis un cathare » au lieu de Je suis cathare)) – ou de corriger certains termes tellement techniques qu’ils touchent au jargon intellectuel (ainsi du « ménechme » de la p. 137). On regrettera également, dans un ouvrage consacré au Moyen Âge, des erreurs facilement évitables, comme le fait de dater la prise de Jérusalem par les croisés de 1098 (p. 212), alors qu’elle a eu lieu en juillet 1099.
Des questions à (re)poser
L'ouvrage est pensé pour le grand public – plus que l'énorme somme de Julie Gallego sur l'Antiquité. Aussi louable que soit cet objectif, restent qu'un certain nombre de questions sont dès lors trop peu traitées.
Il faut en effet attendre la p. 151 pour voir apparaître une interrogation, discrète, sur la formation des auteurs de bandes dessinées et leurs connaissances de la période concernée. Cette question est pourtant tout à fait cruciale, et aurait pu donner lieu à de véritables recherches historiques interrogeant les personnalités des auteurs, les ouvrages qu’ils ont pu consulter, leur rapport à l’histoire ou encore leurs identités politiques. Seul Aymeric Landot prend la peine de préciser, par exemple, que le scénariste de l’une des BD de son corpus – en l’occurrence, Franck Giroud, scénariste du Crépuscule des Braves, 1991 – est historien de formation. Il aurait été intéressant également de faire plus souvent l'histoire de la transmission des images, en reliant plus systématiquement la BD aux autres supports qui contribuent à réinventer le Moyen Âge, notamment le cinéma : Danièle Alexandre-Bidon le fait très bien pour Robin des Bois, mais de telles croisements auraient également pu être évoqués dans les articles sur le château ou sur le clergé , tant il est vrai que la BD ne se pense jamais seule et que ses auteurs nourrissent leurs créations d'un ensemble d'images, consciemment ou inconsciemment intégrées à leurs œuvres. En l’absence d’une telle réflexion sur les paysages mentaux des auteurs de BD, les analyses ont trop souvent tendance à ne se concentrer que sur l’œuvre en elle-même, comme si celle-ci s’était produite toute seule. Mais il est vrai qu'il s'agit là d'un autre sujet de recherche – dans la lignée de ce que fait Adrien Genoudet – qui aurait probablement demandé énormément de travail et de temps à l'ensemble des contributeurs.
Autre dimension trop peu étudiée, qui n’est présente explicitement que deux fois : le poids déterminant des enjeux éditoriaux. Julie Gallego le souligne dans son article , donnant la parole à Jacques Martin, scénariste d’Alix mais aussi de Jhen : il dit avoir renoncé à un langage trop médiéval pour ne pas dérouter le lectorat, plutôt jeune. La BD n’est pas simplement une œuvre d’art, ou une chronique comme celles sur lesquelles travaillent les médiévistes : il s’agit avant tout d’un objet commercial, qui doit se vendre, être rentable. Cette exigence conditionne fortement le genre : Cédric Illand, éditeur chez Glénat, explique ainsi que la collection « Ils ont fait l’histoire » ne comprendra que quatre tomes centrés sur des femmes, sur trente en tout, car il s’agit avant tout « d’attirer un public large avec des personnages politiques relativement connus ». Il y a là une problématique dont il faut s’emparer : les femmes ne font, ou ne feraient, pas vendre de BD. Plus largement, il aurait fallu s’interroger sur les publics visés – ceux des années 1930 ne sont pas les mêmes que ceux d’aujourd’hui – ainsi que sur les différents modèles économiques qui sous-tendent la production de bandes dessinées.
Ces deux oublis n’en font qu’un : plutôt que d’analyser les bandes dessinées historiques comme autant d’objets clos, il aurait fallu les inscrire dans leur double contexte de production et de réception. L’ouvrage invite donc à d'autres recherches complémentaires, afin d'approfondir ces pistes laissées inexplorées ici. S'il ne répond que partiellement à la promesse implicite du titre, il reste une étape importante sur le chemin qui doit amener les historiens à se saisir de la bande dessinée, à la fois comme objet d’études et comme mode d’écriture, comme y invite Tristan Martine en conclusion, en citant Ivan Jablonka . Les grands livres d’histoire de demain seront-ils des bandes dessinées ?