Au 104, pour leur deuxième collaboration, le Collectif OS'O et le metteur en scène David Czesienski croisent Timon et Titus de Shakespeare avec la pensée de David Graeber pour questionner notre sens de la dette.

  

Une inspiration triangulaire qui ne manque pas d'interpeller sur ce que l'on vient voir. Comment la pièce tricote-t-elle un Timon d'Athènes expérimental et elliptique, un Titus Andronicus déployant les arcanes d'un cycle de vengeances sanglantes et les théories d'un anthropologue anarchiste, virulent critique du capitalisme ?

 

 "Doit-on payer ses dettes ?"

 

On pourrait trouver un élément de réponse dans le fil narratif livré par le synopsis : « dans un château familial, quatre enfants  qui viennent de perdre leur père, se réunissent pour ouvrir le testament. Mais les retrouvailles sont perturbées par l'arrivée d'un fils et d'une fille cachées... Appréhensions et suspicions, violentes querelles intestines. » La pièce s'ouvre comme sur un tableau, un plateau quasi pictural et sonore qui sonne tout à la fois une fin et un début : tous les personnages commencent morts, tués de différentes façons mais tous ensanglantés. Tous sauf l'un deux, Tom (qui est aussi le prénom du comédien) qui s'installe au milieu du plateau pour nous expliquer ce que nous allons voir.

 

crédit photo : Pierre Planchenault

 

Le thème, donc : la dette que le personnage-comédien définit par étymologie et voisinage avec d'autres langues. Une dette en trois temps liés : la dette est ce qui est dû tout comme ce que l'on doit / fondée et nourrie par un sentiment de culpabilité / ce que l'on paie, nous renvoyant à l'argent.

Mais aussi un engagement théâtral : Tom, en annonçant ce qui sera joué ou non (les pièces de Shakespeare), met à jour un « contrat tacite » qui fonde le théâtre... ce que les spectateurs seraient venus voir (ce qui est dû) et ce que les comédiens leur devraient, en termes de durée (car le temps c'est de l'argent), de contenu et d'honnêteté (avec ou sans risques ?). Tout ceci dans un temps de jeu estimé à 2h15. Le public est averti qu'il pourrait trouver cela trop long et qu'il est autorisé à partir, en toute discrétion. Le thème de la dette est donc mis au coeur de la mécanique théâtrale. Car tel est l'enjeu de cette expérience profondément politique : conduire un raisonnement critique autour de la dette par des dispositifs scéniques signifiants.

 

Une "performance-monstre" 

 

Et pour mener cela, le Collectif OS'O et David Czesienski donnent naissance à une « performance-monstre », au sens étymologique du terme.

La structure de la pièce est une chimère, faite de mélange des genres. Un plateau de jeu divisé en trois : l'espace central distingué par une juxtaposition de tapis où se déroule la trame narrative « attendue », encadré d'un alignement de bureaux-tribunes où des experts prennent la parole pour débattre de la dette, et enfin la ligne de front de scène, où se joue la porosité du quatrième mur, sous forme d'adresses au public. Les sept comédiens passent par de multiples interprétations : ils sont alternativement conteurs des pièces de Shakespeare, personnages-comédiens agissant "en leur nom", les héritiers et les experts délibérants.

Une pièce non-conforme aux standards de son espèce puisque les différentes énonciations s'entrechoquent en apparentes ruptures successives. Dans un rythme plein d'humour, on y apprend que « rien n'est certain à part la mort, la fiscalité et la prostitution ». Et toujours un questionnement qui tient le fil : « Doit-on payer ses dettes ? / Les dettes financières sont-elles légitimes ? Comment est né l'argent ? / L'Homme est-il mauvais par nature ? ...». Les experts appelés à délibérer nous expose l'historique des relations humaines : d'abord basées sur la confiance, elles auraient évolué  en termes d'échange qui, lui-même, aurait fait place au crédit et donc à la reconnaissance possible de dette(s).

 

crédit photo idem.

 

Comme tout bon monstre, la pièce est l'élément perturbateur d'une harmonie préexistante et nous précipite dans le chaos. Mais avec une ironie telle qu'elle implique ce principe en logique interne :  les premiers temps de jeu sonnent terriblement convenus,  caricaturaux et surannés, les codes très tenus, à tel point que l'on a envie de partir (certains spectateurs se décident d'ailleurs à quitte la salle...on les y avait autorisés, « en toute discrétion »). Ceux qui restent le font-ils pour ce qui leur est dû ? Mais progressivement tout vole en éclats ; confusion et pagaille envahissent le plateau. On s'entretuent avec une passion qui rejoint l'allégresse, on n'hésite pas à mourir plusieurs fois de suite (on nous avait d'ailleurs prévenus : « on en meurt de ne pas payer ses dettes »). Le jeu des comédiens déploie une vitalité exubérante qui dérange l'ordre du plateau :  on recommence les mêmes scènes en modifiant le cours de l'histoire, en changeant les rôles et les places, en brouillant les limites entre les espaces, les personnages...etc. Le public est alors embarqué dans une sanglante et joyeuse folie.

Cette performance-monstre fait le pari d'agir par contamination : les spectateurs renvoyés à ce qu'il étaient venus chercher et ce qu'ils ont vu - ce qui leur est dû, ce que les comédiens leur devaient, ce qu'ils doivent aux comédiens. Un dés-ordre qui pose la question de la relation qui se joue au théâtre entre les comédiens et les spectateurs : confiance, échange, dû ? Les comédiens ont-ils "honoré leur dette" sur laquelle ils s'étaient engagés ?

Rassurez-vous, tout le monde ressort vivant du plateau et de la salle. Faut-il y voir là un indice?

 

 

Du 10 au 26 novembre au CentQuatre - avec le Théâtre de la Colline

D'après William Shaspeare, mise en scène David Czesienski, sur un projet du Collectif OS'O

avec Roxane Brumachon, Bess Davies, Mathieu Ehrhard, Baptiste Girard, Lucie Hannequin, Marion Lambert et Tom Linton.

 

Tournée : Le Phoenix Valenciennes 3 décembre / M270 Floriac 7 mars 2017  /  Les Trois T Châtellerault 15 mars  / Le Canal Redon 6 avril / Théâtre Louis Aragon Tremblay-en-Frace 5 mai / L'Apostrophe Cergy-Pontoise 16 mai.

 

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