Avec ce dernier roman, Alessandro Baricco ne se contente plus seulement de produire des récits poétiques sous des traits de contes philosophiques. Dans La Jeune Epouse, il brise les frontières existantes entre le narrateur et l’auteur dans son désir vibrant d’émerveiller et de surprendre à la fois.

 

          

 

On connaît Alessandro Baricco pour ses romans célèbres Château de la Colère (1991), Océan-Mer (1993), ou encore Soie (1996). Un public plus initié a pu entendre parler de ses essais et articles de musicologie, ou de l’école de narration qu’il a fondée en 1994 à Turin, La Scuola Holden. Cette puissante créativité narrative que la Scuola a vocation à transmettre, c'est précisément ce trait marquant que ses lecteurs reconnaîtront une nouvelle fois dans La Jeune Épouse.

Le roman se déroule en huis clos, au sein d’une famille noble de l’Italie du Nord, au début du XXème siècle. L’élément déclencheur de l’intrigue est l’arrivée inattendue dans la famille de la promise du fils aîné, lequel est absent. Au fil d’un récit métaphorique et érotique, on suit alors l’éclosion intellectuelle et charnelle d’une jeune fille déracinée apprivoisant une nouvelle condition, celle de la féminité, et qui improvise au centre d’un microcosme social burlesque.

Mais l’originalité du roman réside dans les interventions directes de l’auteur entre des lignes écrites comme des partitions, qui font de ce récit semi-érotique un objet poétique, et poussent l’écriture vers des horizons nouveaux avec jeu et malice.

 

Les musicalités de l’écriture

Incontournable dans les romans aux teintes métaphoriques et philosophiques d’Alessandro Baricco, la musique fait partie intégrante de l’œuvre, dans l’écriture ou dans le propos. Elle était déjà le thème de Novecento : un pianiste (1994) et intervenait dans le plus récent Mr Gwyn (2011), où la description des performances ou des compositions musicales évoque non sans troubles des sonorités inouïes. Encore une fois, l’exercice du roman semble être un prétexte à une « poésie sonore ». Les variations de rythme imposées par la ponctuation millimétrée, ainsi que par la symétrie des phrases, miment l’écriture musicale, et Baricco semble écrire comme il composerait une mélodie, en alliant notamment un passage ternaire à des incisions binaires, en choisissant des gammes autant que des mots.

Dans le roman lui-même, la mise en situation de la famille dans un quotidien rituel extrêmement singulier et découpé en trois actes, selon trois décors différents – tout le matin dans le séjour, l’après-midi dans les bureaux respectifs, la nuit dans les chambres – appelle une comparaison avec un véritable orchestre. Si les personnages ont des rôles –  la Mère, la Fille, Le Père, Le Fils, L’Oncle –  ils n’ont pas de noms. Ils s’apparentent à des musiciens, identifiables selon leurs gestes et leurs caractères certes incongrus : L’Oncle narcoleptique et aux réflexions pertinentes et absolues, La Mère à la sensualité divine et aux phrases sibyllines, Le Père d’une rigueur quasi autistique qui doit aller chaque semaine au bordel afin de contenir ses problèmes cardiaques… Seul le domestique, « Modesto », jouit du privilège d’avoir été nommé par l’auteur. Son rôle de modérateur du foyer ressemble à celui d’un chef d’orchestre, et il est le référant suprême des règles atypiques de la maison qu’il transmet à La Jeune Epouse.

Le décor familial baroque et les interactions entre des personnages semi-anonymes révèlent d’autant plus l’absence du soliste manquant, Le Fils. L’homme à qui elle était promise étant absent, La Jeune Epouse doit composer, ou plutôt improviser avec la famille, structure fermée et exotique à la fois qui rappelle l’univers théâtral et coloré des films de Wes Anderson.

 

La résurrection de l’auteur ?

Le trouble s’installe au début du livre, et il surgit au-delà du récit focalisé sur l’éducation érotique que La Jeune Epouse, en l’absence du Fils, doit recevoir de la Famille. C’est d’un trouble plus formel qu’il s’agit : qui est cette première personne qui intervient au fil du récit ? Nous immergeant parfois dans les pensées d’un personnage pourtant affilié à la troisième personne, sans que rien ne soit explicité trop clairement, ces interventions deviennent au fil du livre directement celles du narrateur ou, devrait-on dire, de l’écrivain lui-même.  Ainsi, la frontière classique entre l’auteur et la fiction se délite par cette invasion directe. On peut la considérer comme un pied de nez habile au « Nouveau Roman » qui révèle l’individualité de l’écrivain, sans y trouver prétexte à en faire un thème principal, dans un récit aux structures classiques (chronologie respectée, omniscience du narrateur…). Ou bien encore, pourrait-on la penser comme une étrange manière de transcender les polémiques littéraires cristallisées dans les articles de Roland Barthes, « La mort de l’auteur », ou de Michel Foucault, « Qu’est-ce que l’auteur ? ». Mais ce n’est probablement qu’une manière simple et poétique de dévoiler les étapes et les mécanismes de l’écriture.

Par exemple, quand parmi les anecdotes sur la construction de la fiction qui ponctuent aléatoirement le texte, Baricco atteste, presque à la fin de son récit, avoir perdu son ordinateur avec les dernières pages rédigées, ce n’est que pour mieux expliciter la direction qu’a prise l’histoire, et surtout pour mettre à nu comment les romans surviennent dans son esprit par des images parentes du souvenir. Ainsi, il explique qu’il lui suffit, pour reconstituer l'écrit en l'absence des textes, de retrouver le rythme des phrases et leur musicalité, leurs fondements inscrits en lui par vision, comme dans un puzzle structuré.

Ce « méta-discours » est loin d’être abrupt : au contraire, les commentaires qui jalonnent le texte sont insérés au fil du récit de manière subtile, en suivant le mouvement du texte. Ces « récits dans le récit » vont de la relecture du roman par une ancienne maîtresse de l’auteur au dialogue dans un supermarché qui le sauve d’une petite dépression liée à la page blanche. Le numéro d’équilibriste que met en oeuvre l’auteur entre deux mondes radicalement scindés et toujours liés dans la littérature (celui de « l’atelier » de l’écrivain, et celui du plaisir onirique du lecteur) s’apparente à l’exercice de Plasson et Bartelboom, deux personnages d’Océan Mer, l’un peintre et l’autre scientifique qui cherchent où commence et où se termine la mer. Pareillement, dans le mouvement de marée impressionniste de l’auteur qui vient et s’en va, on ne sait plus très bien si l’on vogue sur les flots de la fiction ou si l’on est ancré sur la grève, bon port pour une proximité inédite de l’auteur qui se dévoile – tombée de masque inédite – en tant qu’artisan avec son lecteur.

Représentatif du style métaphorique, philosophique et sensuel de Baricco, La Jeune Epouse cherche à dépasser la forme romanesque dans un jeu où une véritable symphonie – on serait tenté de dire celle de la mer – fait entendre le travail d’écrivain en deçà d’une histoire aussi troublante que ravissante

 

La Jeune Épouse

Alessandro Baricco

traduction Vincent Raynaud

Gallimard, 2016

224 pages, 19,50 euros

 

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