Le nouveau roman d'Antonio Moresco, Les incendiés, clôt la trilogie commencée avec La petite lumière. L'écriture de Moresco, traversée par les catastrophes du siècle, s'ouvre dans son dernier livre aux « illuminations » poétiques.

  

 

Il a fallu attendre 2014 pour que soit enfin traduit en France, par Laurent Lombard, aux Editions Verdier, le premier ouvrage d 'Antonio Moresco, appartenant à une trilogie proposant une réflexion poétique sur le sens de notre présence au monde. Aujourd’hui les trois tomes ont été publiés, dans l’ordre : La petite lumière   , La fable d'amour   et Les incendiés   . Ces trois ouvrages se renvoient l'un l'autre dans un jeu de miroir effaçant la frontière du temps, prenant la figure de la fable et de l'Hymne incantatoire – comme l'Hymne à Déméter d'Homère.

 

Des années de plomb à la solitude de l'écriture 

Antonio Moresco est né à Mantoue en 1947. Pendant sa jeunesse, il a une activité politique assez intense, dans l'ambiance de ce que l'on a appelé les « années de plomb ». Il est emprisonné pour « délit d’opinion », délit inventé sous le fascisme mussolinien, pour avoir « soi-disant vilipendé Giovanni Leone, le président de la République italienne de l’époque ».  « Durant ces années-là », confie-t-il dans un entretien, « j’ai fait des choses que jamais je n’aurais imaginé être capable de faire, donc cela m’a surtout permis de comprendre ma présence dans le monde et (…) de briser la prison psychologique dans laquelle j’étais enfermé. »  

A trente ans il s'installe à Milan et ne veut plus entendre parler de politique. L'appartement est petit au point qu’il doit se réfugier dans les toilettes pour écrire, afin de ne pas gêner son enfant avec la lumière. S'il a frôlé de très près l'engagement dans la lutte armée, il s'en détourne alors définitivement et se dédie à l'écriture, en laquelle s'exprime tout son désespoir. Sans formation ni argent, il  accepte tout ce qui se présente. Ainsi travaille-t-il dans les usines, dans les décharges, univers que l'on retrouve dans Fable d'amour. Sur sa carte d'identité était écrit « ouvrier ». Se qualifiant « d'écrivain du sous-sol », il a travaillé l'écriture dans une sorte de clandestinité ((en 1993 il publie Clandestinità). En effet, cumulant le refus des éditeurs pendant quinze ans, il ne voyait pendant longtemps aucune issue à son travail d'écrivain. Il est aujourd’hui un auteur reconnu, et nous livre, avec sa trilogie, une « fable métaphysique ».

 

La fable comme genre à réinventer

Si ce n’est que le deuxième roman qui est qualifié de « fable », déjà par son titre – Fable d’amour – , la réflexion sur le genre littéraire de la fable est très présente dans l’écriture de Moresco. L'expression « raconter des fables juste bonnes pour les enfants » souligne l'écart de celles-ci avec le réel. Toutefois, si Esope et La Fontaine dépeignent un monde imaginaire où les animaux parlent, c’est le déréglement bien réel des actions humaines qui est ainsi visé. Aussi, si parfois la fable sort de la juste mesure – comme la grenouille qui, à force de vouloir ressembler à un bœuf enfle à tel point qu’elle crève – néanmoins, elle ne s’éloigne du réel que pour mieux exhiber la vérité   . À l’inverse, il peut y avoir une démesure du réel, qui s'exprime dans la cruauté, la souffrance, et la crudité des mots. Le réel de l'univers de Antonio Moresco c'est l'Apocalypse. Et son écriture, la recherche d’un genre nouveau, est travaillée par la tentative d’en trouver la voie de sortie.

Si cette recherche paraît difficile, « il est des impossibles vers lesquels il est nécessaire de tendre afin de pouvoir vivre, car certains possibles rendent souvent la vie impossible », affirme Moresco au cours d’une émission sur France Culture. Car pour lui, il ne faut pas renoncer. Son travail peut se lire comme une tentative pour trouver la « rédemption » par l'écriture. Cette écriture refuse la lecture naïve du réel et se donne à lire dans une énigmatique présence. Il faut du temps pour comprendre une écriture qui refuse le privilège du sens et de la raison.

On ne peut comprendre ces trois œuvres si on en demeure à une perception morale et rationnelle du réel. Comme Moresco l'écrit dans Les incendiés, il semble que dans ce monde rien n'ait de sens, mais il agit quand même, poussé par une sorte d'habitude mécanique   . Il faut lire les trois romans comme des fables, qui racontent le passage initiatique de personnages blessés à un autre monde, celui que l'écriture construit. Le dernier roman publié annonce une « morale », comme il est attendu à la fin d’une fable. Mais c’est en même temps une « révélation », une « illumination » rimbaldienne. Car si l’oeuvre de Moresco refuse le romantisme, et en particulier de la vision romantique de la révolution, et nous présente un monde fait de violence, d’absurdité, sans issue – un univers kafkaien – à la fin du livre, l’auteur annonce la possibilité du salut : « Et puis un jour, peut-être, sa lumière nous arrivera, et alors, peut-être, il y aura quelqu'un pour la voir, et alors tout l'espace s'ouvrira, se rouvrira, et alors tout le ciel s'embrasera et tout l'univers s'illuminera... »   . Cette lumière elle appartient à La petite lumière que l'on peut lire comme une « annonciation » faite au lecteur.

 

De la fable au mythe

Outre que comme une fable, la trilogie peut être lue comme un mythe. En renvoyant aux trois âges de l’humanité de la mythologie grecque, l'âge d'or, l'âge de bronze et l'âge d'airain, les romans dessinent un parcours, non pas linéaire, mais circulaire. Le modèle est celui de la « révolution » (des astres), circularité que l’écriture exhibe non sans une certaine ironie envers la « révolution » (politique).

Mais le mythe se retrouve aussi dans les personnages, qui, d’une manière ou d’une autre, incarnent les dieux et héros des légendes grecques. Aussi, le pigeon-voyageur de Fable d'amour est une nouvelle figure d'Hermès, celui qui met en rapport le monde des dieux et celui des  hommes. « La  fille magnifique » sort le clochard de la misère, de l'enfer, en répétant le geste d’Orphée allant chercher Eurydice dans le Règne de Hadès. Dans La petite lumière, un homme fait office de passeur, éloigné de tous, avec pour seul compagnon un chien, le Cerbère gardien des Enfers. Le passeur prononce des sons incompréhensibles et quand il tient un propos cohérent, il est semblable à Tirésias au regard aveugle, dont le sens de ses mots échappe. L'écrivain, passeur de mots, refuse le sens fixé par une raison opératoire. Le sens ne se donne pas dans l'immédiateté, mais nécessite l'initiation à un autre réel. Dans La petite lumière, le discours du passeur, qui au départ semblait incompréhensible, devient clair lorsque le personnage principal renonce à ses propres attentes rationnelles et raisonnables, et peut commencer ainsi l’initiation aux « mystères ».

Dans La fable d'amour, le personnage de la « fille magnifique » est aussi la réplique de Marie Madeleine cherchant à se racheter et lavant les pieds du Christ, ici du clochard, qui a pour nom Antonio, seule intrusion du prénom d'Antonio Moresco dans son œuvre. Elle cherche avec lui le salut. Un salut, une rédemption, l'oubli. Mais le passé réapparaît avec le téléphone portable qu'elle offre au vieil homme avant de le renvoyer à son sort. Il ne sait que sonner l'absence de l'être aimé, la douleur et la perte de l'amour. A la douceur de cet amour qui rend la parole au vieil homme, l'auteur oppose un langage cru et brutal, violent. Ce langage est celui de la misère, sans  fioriture, sans image. Le moindre détail réaliste de la vie d'un clochard est raconté, sans métaphore. La précision suffit, que ce soit lorsqu'il faut faire les poubelles ou supporter la crasse et les parasites. Les excréments finissent par recouvrir l'écriture lorsque celle-ci s'en tient au réel. La société ne fait pas rêver, au contraire, elle efface les mots par la souffrance qu'elle inflige aux corps. L'amour seul peut sauver de cette pauvreté du réel. Alors la fable peut échapper au tragique, Eurydice retrouve Orphée dans un univers qui nous renvoie à Dante, aux rites initiatiques, à la mystique.

 

Une poétique du Mystère initiatique

C'est dans Les incendiés que le sens de « la petite lumière » qui apparaît dans le premier titre de la trilogie, s'explique. Dans La petite lumière, un homme se met à l'écart du monde pour retrouver le goût de l'existence. De sa fenêtre, il entrevoit un jour une petite lumière dans le lointain, et découvre très vite qu’elle émane de la chambre d’un enfant qui vit seul. La lumière lointaine évoque la possibilité du salut, nous renvoyant à l'étoile dans la nuit de l'enfant christique.

Le personnage principal échoue dans un hôtel où il décide de vivre caché, en quête de solitude, las du monde. Un soir, un incendie menace l'hôtel et d'une falaise il observe le feu qui se propage. C'est alors qu'une femme surgit de nulle part : « regarde... j'ai incendié le monde pour toi !  », murmure-t-elle d’une voix à l'accent étranger   . Cette voix c'est « une fissure qui vous a fait voir une réalité complètement différente, que vous aviez sous les yeux mais que vous n'arriviez pas à voir jusqu'à l'instant d'avant »   . Une fissure permet le passage vers un hors-lieu. Le texte de Antonio Moresco recherche cette traversée du réel qui ici conduit son personnage, dans cette « petite base », où il se remet de ses blessures, après une violente altercation armée, ayant été sauvé de justesse par la femme énigmatique. Et il le fuit le réel avec elle, par l'amour et le sexe. C'est en répétant les rencontres avec cette femme que se met en place une scansion du texte, un rythme, tout en entretenant le mystère.

Il faut prendre ici le mot « mystère » au sens propre. Le mystère est un rite d'initiation avec des phases incantatoires. A un moment du récit, le personnage rencontre deux femmes et s'initie au plaisir de la chair. Le mystère devient dionysiaque faisant pendant au mystère orphique de Fable d'amour. De rencontre en rencontre, l'auteur initie son lecteur à la rencontre avec l'impossible, en relation étroite avec ses personnages. Le mystère, les apparitions répétées et imprévisibles de cette femme, ses paroles énigmatiques, donnent un relief religieux au texte très proche du Cantique des Cantiques, dans les scènes érotiques du livre, et de l'Apocalypse, avec les incendies, l'état de guerre, les explosions répétées.

 

Mettre le feu au monde par l'écriture et enfin saluer la beauté

Mettre le feu au monde, le transformer en Enfer c'est ce que permet dans Les incendiés l'écriture. Les deux personnages sont dans le feu de l'Enfer, brûlés vifs par le réel, où la lutte armée est omniprésente. La mort porte en elle la violence de la vie. Antonio Moresco joue de la violence par la crudité des mots : « je marchais dans la ville, écrit-il, au milieu de tous ces corps qui se déplaçaient dans les rues, de tous ces enchevêtrements d'intestins et de toutes ces machines génitales, dépourvues d'espoir. »   . Les mots irradient le texte, comme cette femme à la mitraillette, dont les salves irradient le visage de l'homme massacré. Le romantisme est mort, Antonio Moresco règle ses comptes avec ses illusions passées. Le salut n'est pas le fruit de la peur, il n'est pas dans la fuite, ni non plus dans le repli sur soi. Le salut est au contraire renaissance, comme l'annonce la fin de La petite lumière. Pour cela Les incendiés assassinent les mots par ce jeu des mitraillettes qui ne quittent jamais les personnages.

Il s’agit d’une renaissance à ce que Musil nommait « l'homme sans qualités », ouvert à tous les possibles. C’est un retour à l'origine, à la berceuse que chantonne dans Les incendiés la femme au moment où elle embrasse l'hommé dans l'embrasement du monde. Retour aux mots originaires, à l'enfance du langage, au chant. La chronologie, le sens de l'histoire sont mis à mort dans la trilogie. Le temps y est révolution, pas ligne orientée vers un avenir incertain.

Antonio Moresco rejoint dans son dernier livre Rimbaud,  qui écrivait : « Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté. »  

Antonio Moresco
Les incendiés
trad. Laurent Lombard
Verdier, 2016, 162 p., 16 euros

 

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