Du côté pile de la génération Berlusconi, une poignée de philosophes italiens tente d’inventer une nouvelle forme de vie commune.  

Si les seuls noms de Machiavel ou de Giovanni Botero – les deux penseurs de la raison d’Etat – suffiraient à imposer l’Italie comme une terre majeure de la philosophie, beaucoup d’entre nous seraient bien en peine de citer des auteurs plus récents. Pourtant, sans le savoir, le public français habitué des journaux et des librairies a sans doute eu plusieurs fois l’occasion de lire les noms des figures les plus notoires de l’ensemble que l’on rassemble parfois sous les labels d’« Italian Theory », de « différence italienne », etc. C’est d’abord le cas d’Antonio (dit Toni) Negri, auquel François Mitterrand accorda l’asile politique après sa condamnation par la justice italienne dans le contexte des « années de plomb ». Depuis quelques années, Giorgio Agamben s’est rendu tout aussi célèbre en signant de nombreuses tribunes dans la presse nationale, tandis que les traductions de son œuvre prolifique peuplent les librairies, et que le nombre des artistes qui s’en réclament s’accroît sensiblement chaque année. Dernièrement, des maisons d’édition ont aussi entrepris de traduire les œuvres de Paolo Virno ou de Furio Jesi (absent des études qui composent L’Italian Theory existe-t-elle ?), tandis que Jacques Derrida avait déjà fait connaître la pensée de Gianni Vattimo en entretenant un dialogue soutenu avec lui.

« La philosophie italienne » se porte donc bien, très bien même. Pourtant, ce n’est pas vraiment à elle que s’intéressent les seize philosophes et historiens de la pensée qui cosignent L’Italian Theory existe-t-elle ? D’abord parce que, comme le souligne le sociologue Razmig Keucheyan, les auteurs dont il y est question ne représentent qu’une partie de la philosophie italienne, qu’on pourrait appeler sa branche « critique ». Ensuite, parce que s’il est toujours question d’auteurs nés et, pour la plupart, travaillant sur la péninsule italienne, leurs travaux ont pour caractéristique commune d’entretenir un dialogue constant et intense avec des théories issues d’autres pays occidentaux – alors même qu’ils se citent assez peu les uns les autres. Enfin, parce que les convergences d’objets ou d’analyses laissent subsister d’irréductibles divergences qui interdisent de parler sans réserve d’un mouvement, d’une tendance, ou encore moins d’une « théorie ». Pourtant, à la question simultanément posée par le séminaire de Paris dont sont issus ces actes, et par un colloque qui s’est tenu à Naples à quelques mois d’écart, on ne saurait répondre franchement à la négative : bien au contraire, si désaccords il y a, ils contribuent à leur manière à signifier qu’il existe bien quelque-chose comme une école critique italienne, faite d’un certain style, de références et d’influences partagées, d’objets et de concepts communs, et de rencontres intellectuelles favorisées par certains ancrages institutionnels. 

 

L’Italie, l’Europe et le monde

S’il est un sceau communément apposé sur les œuvres d’Agamben à Negri en passant par Esposito, Virno et les autres, c’est d’abord celui d’une formation à une certaine manière de penser et d’écrire, dont les traits saillants semblent avoir été accentués au service de leurs objectifs philosophiques. Vu d’ailleurs, François Cusset souligne à quel point on en reconnaît d’autant plus facilement le style, qui superpose une radicalité en opposition à tous les pouvoirs – Laurent Dubreuil parlera même de « refus de la politique »   – à une esthétique « vitaliste », et qui confond en un même geste l’« écriture » et la « vie »   . D’un texte à l’autre, on retrouve une même manière d’agréger et de commenter des fragments théoriques anciens ou modernes, d’embrasser l’histoire de la pensée dans le temps long, mais en suspendant les contextes génétiques des passages discutés – l’inscription des textes dans leur époque étant le plus souvent congédiée en tant que réflexe « historiciste ». Parfois jugé sévèrement en-dehors du milieu philosophique et/ou italien   , ce « style » revendiqué aussi bien par Negri   que par Agamben   correspond au projet de fond d’élaborer non pas un appareil théorique monumental et figé, mais au contraire, d’aborder la philosophie comme une pratique de l’expérience   . Etroitement associé au projet de lutter contre les autorités intellectuelles adossées aux édifices doctrinaux, ce style se fait chez certains obscur – l’opacité du discours étant dans l’ensemble proportionnelle à celle du projet politique qu’ils entendent porter. Toujours est-il que cet ésotérisme relatif a sans doute eu pour effet de renforcer l’effet de milieu favorisant l’unité de la « théorie italienne ».

L’unité de formation des « italian theorists » se marque en effet par un ensemble de références communes et presque incontournables à des textes peu présents dans les autres traditions philosophiques occidentales, mais sans doute davantage valorisés par les études en Italie : auteurs de l’Antiquité romaine, textes fondateurs du christianisme catholique, grands théoriciens de la pensée politique de la Renaissance et d’après… Mais les références partagées sont tout aussi négatives, à commencer par la référence à Gramsci, tout au moins dans la lecture officielle qu’en proposait le PCI des années 60 et 70 par l’intermédiaire de l’intellectuel prépondérant du parti, Togliatti. Comme leurs homologues historiens, nombre de philosophes italiens ont articulé leur travail intellectuel à un engagement militant fort dans la mouvance du communisme, mais à compter d’un temps où les analyses et les méthodes traditionnelles du marxisme d’après-guerre avaient fait la preuve de leurs limites   . Ainsi même pour Toni Negri, qui récuse globalement l’existence d’une « théorie italienne », s’il existe une unité, elle réside dans le socle commun constitué par les tensions et les affrontements politiques qui ont marqué l’histoire de l’Italie depuis le début des années 70, entre scissions de la mouvance communiste et quasi-guerre civile durant les « années de plomb » : dans un tel contexte, c’est l’urgence de s’équiper de nouveaux outils politiques qui a précédé les efforts théoriques pour les renforcer rétrospectivement   . Roberto Esposito comme François Cusset suggèrent d’ailleurs que l’exil des intellectuels de la revue Autonomia après leur procès de 1979 ait pu imprimer son stigmate mélancolique   à un radicalisme en un certain sens désespéré, ou regardant vers un horizon eschatologique au-delà des limites tangibles de ce monde.

C’est précisément ici que la « théorie italienne » en question, si étroitement liée à l’histoire politique de l’Italie dans le second XXe siècle, se présente comme une tendance essentiellement ouverte sur le monde occidental. Les références explicites à la pensée italienne y sont en fait largement minoritaires, et les textes des auteurs critiques italiens se présentent souvent comme une forme d’internationalisme en pratique : si cette tendance doit d’abord être attribuée à la formation délivrée par les universités italiennes, elle résonne fortement avec la critique unanime du cadre de la « nation », d’inspiration internationaliste. Ainsi un autre des traits saillants qui rassemble les travaux abordés dans L’Italian Theory… est la prégnance de la philosophie allemande, dont la plupart proposent des lectures serrées. Dès le départ, contre le marxisme d’inspiration hégélienne qui conférait un rôle déterminant au Parti, le précurseur de la tendance critique contemporaine, Fortini, a mobilisé Husserl et Wittgenstein   . Ce faisant, et comme rétrospectivement, il désignait deux foyers majeurs de l’influence allemande : d’un côté, la phénoménologie telle qu’elle évoluera encore jusque dans l’Ecole de Francfort (Husserl, Heidegger, Gadamer…), de l’autre, la philosophie de langage enracinée dans le Cercle de Vienne (à commencer par le second Wittgenstein). Dans l’ensemble, le marxisme allemand constitue une référence commune, comme dans une moindre mesure la sociologie de Max Weber   , tandis que les positions de l’Ecole de Francfort sont l’objet d’un commun rejet. Quant à l’exhumation des origines théologiques des formes politiques modernes qui occupe aussi bien Agamben que Tronti, Cacciari ou Esposito, elle résulte directement de la lecture attentive des analyses livrées par Walter Benjamin et Carl Schmitt dans l’entre-deux-guerres. 

Comme l’exprime efficacement Judith Revel, la philosophie allemande qui domine en 1968 et sa méthode largement « philologique », obsédée par le texte original, constituera le socle sur lequel se greffera, après 1968, la référence aux auteurs français qui inspireront plus immédiatement l’« Italian Theory ». Dans ce sens, Sandro Chignola s’efforce de saisir de manière transversale comment la « French Theory » a été abondamment mobilisée lorsqu’il s’est agi, une fois constaté l’échec de l’ « opéraïsme » (ou « ouvriérisme italien »), de le dépasser. S’il est ainsi une référence qui occupe tous les représentants de la « pensée italienne », c’est incontestablement Michel Foucault, dont la notion de « biopolitique » a guidé le déplacement de l’analyse du pouvoir : de sorte qu’en mettant en avant les « corps » et la « vie » comme les lieux décisifs de la lutte pour le pouvoir, il a légué à l’« Italian Theory » son principal objet et ses principaux concepts. Mais c’est finalement toute la tendance critique de la philosophie française des années 70-80 qui a alimenté la réflexion italienne sur les formes post-modernes des mécanismes de pouvoir, de Lyotard à Baudrillard, en passant par la « machine Deleuze-Guattari ». Il reste d’ailleurs encore à prendre la mesure du rôle intellectuel et institutionnel de premier plan joué par Deleuze dans l’élaboration de la pensée critique italienne et de ses concepts communs d’inspiration spinoziste – tels que la multitude, l’empire, le conatus, l’immanence ou encore le mode. 

Si enfin une certaine unité de la pensée italienne se constitue par une sorte d’effet en retour de son rapport au monde, c’est aussi en raison de l’accueil favorable qui leur a été réservé dans les importants départements d’« études italiennes » des campus américains – l’unification des analyses des uns et des autres se faisant alors à la faveur de la distance, comme cela avait été le cas précédemment pour la « French Theory », mais aussi pour la « German Philosophy »   . A cet égard, on observe que les Etats-Unis – et le monde anglo-saxon en général – interagissent de manière complexe avec les travaux des auteurs critiques italiens, puisqu’ils sont à la fois une source d’influence à travers le pragmatise d’un Rorty   , un lieu majeur de leur réception et de leur commentaire, l’incarnation par excellence de la « modernité » inscrite au cœur de la critique qu’ils formulent, et le territoire où dominent des genres philosophiques (pragmatique, analytique) dont la rupture avec la philosophie dite « continentale » semble consommée. A cet égard, il est significatif de voir Agamben présenter son œuvre, dans son dernier livre, comme un effort aussi tourné vers le dépassement de ce divorce de la philosophie occidentale.

 

Politique + vie = biopolitique   

Comme le démontre Razmig Keucheyan, prendre en considération l’ensemble de la pensée critique italienne conduirait à distinguer « deux théories italiennes (…) qui exercent une influence sur des secteurs très différents des pensées critiques contemporaines »   . De fait, depuis les années 70, à la suite du politiste canadien Robert Cox, tout un ensemble d’auteurs ont repensé la théorie des relations internationales à partir de Gramsci. L’auteur Carnets de prison est ainsi devenu une référence classique des cultural et des postcolonial studies. Mais c’est d’une autre mouvance, étrangère au gramscisme, qu’il est ici question : celle qui a voulu s’extraire du marxisme hégélien et de l’« opéraïsme », qui s’inscrit par ailleurs dans la « république mondiale des théories critiques » aux côtés de Bruno Latour, de Luc Boltanski, de Jürgen Habermas et d’Axel Honneth   . Si cette « seconde théorie italienne » n’est pas isolée du reste de la planète critique, et si elle est loin d’embrasser en son sein tous les penseurs critiques italiens   , cette tendance se distingue néanmoins par un faisceaux de concepts distinctifs – tels que la multitude, l’empire, la vie nue, la puissance, le commun, le conflit, voire le capitalisme cognitif, le précariat ou encore le cognitariat – mis au service d’une préoccupation centrale : la « biopolitique ».

Cette « seconde théorie italienne » se présente donc à de nombreux égards comme une acclimatation des thèses de Foucault, qui désignait au moyen du néologisme « biopolitique » un ensemble de techniques de pouvoir apparues à l’époque moderne et qui prennent pour objet spécifique la « vie » : faire naître, faire vivre, faire « bien » vivre, faire vieillir… et parfois, rejeter dans la mort. Rhiannon Noel Welsch rappelle à quel point, dans le contexte italien, la théorie biopolitique a d’abord été orientée vers la réfutation du discours racial et identitaire italien. Mais de manière plus durable, il apparaît sous la plume de Roberto Esposito que si la biopolitique s’est imposée comme l’affaire majeure de la pensée italienne, c’est parce qu’elle interroge prioritairement le principal référent commun de la pensée italienne depuis la Renaissance : la « vie », dans sa tension avec la politique et l’histoire   . Davide Luglio souligne d’ailleurs à quel point cette préoccupation des liens qui unissent la vie à l’histoire et à la politique n’est pas propre à la philosophie, mais concerne tout autant la littérature et le cinéma italien   , auxquels on pourrait aisément adjoindre d’autres champs du savoir. 

En l’espèce, la perspective italienne portée sur la question biopolitique a eu pour effet de déplacer le curseur vers la sphère religieuse, et si Razmig Keucheyan a beau jeu de rappeler que les penseurs italiens n’en ont pas le monopole   , Tronti, Cacciari, Agamben et Esposito ont tous axé leur recherche des origines de la biopolitique dans la matrice de la « théologie politique ». A ce sujet, Dario Gentili rappelle que l’influence déterminante des analyses qu’en avaient déjà proposé, sous d’autres appellations, Walter Benjamin et Carl Schmitt, a rencontré un précédent non moins déterminant dans l’ouvriérisme italien, imprégné de conceptions eschatologiques   . Marco Assennato retrace clairement la genèse de la pensée biopolitique italienne à partir d’une conception étrangère à Foucault d’une « autonomie du politique », et du caractère toujours inachevé de l’Etat qui ne procèderait que d’une tension perpétuelle entre politique et économique : c’est même ce point de départ qui expliquerait que la biopolitique italienne soit ultimement tournée vers le dévoilement d’un horizon d’attente toujours à venir, et donc de la matrice théologique du politique   . En définitive, dans les termes d’Esposito, les efforts de chacun convergeraient vers l’intention de penser la « vie » dans son rapport à la politique sous trois aspects. D’abord, autour du « commun », penser la « vie » aux prises avec un engagement collectif hors de toute métaphysique, et de toute référence assujettie aux impératifs des Eglises ou des biopouvoirs. Ensuite, autour de la « puissance », penser une « vie politique » hors des pouvoirs constitués. Enfin, autour du « conflit », penser la vie politique comme une vie structurée dès le départ par la dualité, et anéantie par sa réduction à l’unité   .

Sur le terrain philosophique, la ré-exploitation des thèses de Foucault à de nouvelles fins a par ailleurs conduit à des révisions des thèses initiales. Penelope Deutscher constate ainsi qu’Esposito s’éloigne significativement de Foucault en situant le pouvoir de mort, non plus au cœur des biopouvoirs qu’il structure, mais à leur marge, à la manière d’un risque permanent qui cependant demeurerait dans l'horizon d'un avenir. Poussant plus loin le dépassement des thèses de Foucault, Federico Luisetti souligne que les Italiens ont pu proposer « des contre-généalogies de l’Etat de nature occidental » remettant en question aussi bien l’idée d’un avènement de la biopolitique à l’époque moderne, que l’idéalisation de la civilisation grecque dans laquelle auraient pris forme les véritables germes de la biopolitique   . La discussion de Foucault va parfois même jusqu’à prendre des airs de fronde, et Judith Revel relève à quel point la pensée italienne, d’abord préoccupée par l’échec de l’« opéraïsme », en est venue à reconnaître à la « vie » une prédominance écrasante, telle qu’elle a eu pour effet de congédier l’histoire et la politique, dans des termes finalement assez peu compatibles – voire même contradictoires – avec l’effort d’historicisation des subjectivités déployé par Foucault : s’il n’était pas encore paru lors du colloque de Paris, aucun texte ne montre mieux le divorce d’avec Foucault que le dernier volume d’Homo Sacer publié par Agamben, L’Usage des corps, qui entend dénoncer la vanité de toute prétention à construire quelque-chose comme un sujet émancipé. 

 

Divergences italiennes

Malgré la pertinence évidente des analyses qui constatent l’existence d’une tendance – « différence italienne »   , « Pensée vivante »   , Italian Theory ou autre – rien n’aurait moins de sens que de la concevoir comme une théorie unifiée et pacifiée. L’enjeu n’est pas seulement analytique, il est aussi et surtout stratégique. Antonio Negri le martèle d’emblée : rechercher les axes communs d’une « théorie italienne », c’est mettre en péril la lutte collective contre les « biopouvoirs »   . Dans ce sens, les antagonismes sont comme une condition propre de la mission assignée à la pensée italienne, un élément nécessaire à l’entretien de la « vie » dont dépend la possibilité de construire un « sujet » émancipateur.

Ainsi Negri assume de formuler une critique brutale de l’orientation théologico-politique (ou « économico-théologique ») adoptée par Agamben, accusée de déboucher sur la vision d’une Communauté qui vient (Seuil, 1990) n’ayant guère d’autre consistance que celle d’une utopie politiquement stérile. A certains égards, le désaccord semble presque parfait dès lors que la philosophie se fait non plus analyse mais proposition : à cette fin, Negri ne renonce pas à convoquer prioritairement les points de vue situés, orientés et historiquement déterminés, ou encore les potentialités du conflit ; mais d’autres réprouvent les points de vue situés comme des obstacles à la vérité, et dressent le constat de décès des potentialités du conflit, étouffé dans l’espace biopolitique   . Comme l’exprime ailleurs Judith Revel, c’est plus fondamentalement le congé donné à la subjectivation et à ses ressources émancipatrices qui constitue la pomme de discorde sur laquelle s’opposent frontalement l’espoir d’un Negri et le désespoir d’un Agamben, mais aussi l’anti-individualisme radical du premier et la persistance de l’individu dans les projets philosophico-politiques qui s’inspirent davantage du messianisme judéo-chrétien. 

Cependant les divergences traversent aussi cette dernière tendance. Ainsi, si pour Esposito, la matrice de la biopolitique est théologico-politique, pour Agamben, elle est économico-théologique. Et si, pour Vattimo, le transfert des catégories théologiques à la sphère politique relève de la « sécularisation », Agamben rejette cette notion qu’il estime irrévocablement marquée du sceau de la religion, pour lui préférer la logique de la « profanation » : ce que d’aucuns nomment « sécularisation » à la suite de Max Weber ne serait (ou ne devrait être) que la restitution à l’usage commun de « ce qui a (d’abord) été séparé dans la sphère du sacré. »   .

Des confins de l’Italian Theory, la critique qu’on peut encore qualifier d’« interne » prend enfin à son compte le scepticisme à l’endroit des risques de l’italianité. Si les divergences entre les auteurs de la génération de Negri, d’Agamben, de Virno ou d’Esposito peuvent apparaître comme les stimuli indispensables de ce que ce dernier appelle une « pensée vivante », les affaires de cette génération ne manquent pas d’essuyer un procès en « provincilaisation » de la part de la génération postérieure. Ainsi Sandro Mezzadra, un pied dedans, un pied dehors, accuse-t-il à demi-mot la pensée de ses aînés d’être déjà dépassée pour n’avoir pas pris la juste mesure à la fois politique et méthodologique de la mondialisation à l’ère post-coloniale, au prix d’un repli de la pensée italienne – comme du reste des autres pensées européennes – sur un Occident trop étroit . 

Finalement, au contraire de la French Theory et malgré l’âge canonique de ses premiers représentants, l’Italian Theory est une affaire qui, comme l’écrit Judith Revel, se raconte au présent. Une affaire pour laquelle il n’est encore question ni de faire retour en Italie, ni encore moins de se réconcilier, mais sans doute de cheminer encore de par le monde, comme avant elle la « première théorie italienne ». En conclusion du recueil, la spécialiste américaine de philosophie française Penelope Deutscher ouvre une piste permettant d’exploiter les divergences entre Esposito et Foucault au sujet de la biopolitique pour penser à nouveaux frais les politiques de naissance et de reproduction des pouvoirs passés, mais aussi présents et à venir : ici comme ailleurs, l’un des grands mérites de la contribution italienne à la « biopolitique » est d’en avoir fait remonter l’apparition à la naissance même de la politique, disons dans la Grèce des philosophes, qui fut aussi celle des grands tragiques et des premiers comiques. Reste, désormais, à en hybrider les acquis avec les approches théoriques nées d’autres préoccupations – théories des genres, de la reconnaissance, de la reproduction sociale… – pour déployer pleinement « la puissance de cette pensée » au-delà de son territoire géographique et intellectuel de naissance.  

 

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