La pensée économique n’est pas née au XVIIIe s: au Moyen Age, des théologiens pensent déjà la marchandise, l’argent et l’usage.

On a beaucoup parlé, il y a quelques mois, d'une bande-dessinée intitulée Economix, qui affirme être, selon son sous-titre, « la première histoire de l'économie en BD ». Drôle et intelligente, la BD souffre cependant d'une grande faille : elle fait commencer cette histoire de l'économie au XVIIIe siècle, avec Adam Smith. Cela revient à nier l'apport des périodes précédentes, comme si toutes les théories économiques naissaient d'un seul coup, au moment des grandes révolutions européennes. Or le Moyen Âge a joué un rôle absolument déterminant dans l'élaboration d'un vocabulaire et d'une pensée économique. Un historien en particulier a consacré tous ses ouvrages à ce thème : Giacomo Todeschini.

L'usure et les usuriers

Né en 1950, professeur à l'Université de Trieste, celui-ci travaille d'abord sur le thème du crédit et de l'usure. C'est en effet un motif qui fascine depuis longtemps les historiens médiévistes : l'Église médiévale condamne l'usure, pensée comme une marque d'avidité qui, de plus, fait du profit sur le temps, lequel n'appartient qu'à Dieu. Comme l'écrit Jacques le Goff, cette condamnation a une conséquence imprévue : elle tend à réserver l'usure aux marchands juifs, lesquels deviennent souvent très riches, mais également très vulnérables aux confiscations royales ou aux stigmatisations qui associent les Juifs et l'argent. C'est précisément l'objet du premier livre de Giacomo Todeschini inédit en français, « La richesse des juifs : marchandises et argent dans la réflexion juive et dans la définition chrétienne de l’usure à la fin du Moyen Age »   .

À partir de là, Todeschini déploie son activité autour de deux champs. Il travaille d'abord sur les stigmatisations sociales qui traversent et structurent les sociétés médiévales : c'est l'objet de son dernier livre traduit en français sous le titre Au pays des sans-nom   .

Economie et théologie

Le second champ de recherche est le plus riche – sans jeux de mots : Todeschini se penche, dès les années 1990, sur la façon dont le Moyen Âge a pensé l'activité marchande. La Bible dépeint en effet les marchands sous un jour très noir : Jésus chasse les marchands du Temple, preuve d'une incompatibilité entre la richesse et le salut. Dans l'Evangile de Mathieu, on affirme « qu’il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux » (Mathieu 19:24). Mais un basculement se produit au XIIIe siècle : les autorités ecclésiastiques passent d'une méfiance envers toute forme d'enrichissement à une reconnaissance progressive de la légitimité de l'activité marchande. Là aussi, comme pour l'usure, il s'agit d'un ancien champ de recherche, marqué notamment par un article précurseur d'André Vauchez dès 1988   .
   
Giacomo Todeschini pousse plus loin ces analyses et s'intéresse en particulier aux auteurs franciscains. Il les connaît bien : ses premiers travaux universitaires ont porté sur Pierre de Jean Olivi (mort en 1298) et Bernardin de Sienne (mort en 1444). Dès 1980, il traduit en italien le Traité des Contrats du premier, un texte fondamental ; en France, il faut attendre la traduction de Sylvain Piron, en... 2012, pour avoir accès à ce texte. Dans ses ouvrages suivants   , Todeschini ne cesse jamais d'interroger ces grands théologiens pour scruter leurs pensées économiques.

L'invention du capital(isme)

Son maître-ouvrage reste probablement Richesse franciscaine: de la pauvreté volontaire à la société de marché (Verdier, 2009)   . Dans ce livre, écrit dans un style extrêmement limpide, Giacomo Todeschini démontre que ce sont les penseurs franciscains qui renouvellent en profondeur la façon dont on pense l'économie : engagés dans la pauvreté volontaire mais membres d'un ordre qui ne cesse de devenir plus riche, ceux-ci réfléchissent en effet à la valeur des choses, à la façon dont on peut s'en servir sans les posséder – c'est ce qu'on appelle la théorie de l'usus pauper, l'usage pauvre.

De plus, les Franciscains sont avant tout des prêcheurs, engagés dans un grand mouvement d'ouverture de l'Église aux laïcs – c'est la « révolution pastorale », selon la formule d'André Vauchez   . Ils vont donc chercher à légitimer l'activité commerciale qui occupe une part de plus en plus importante de la bourgeoisie urbaine, cible privilégiée des ordres mendiants. Dans son Traité des Contrats, rédigé à Narbonne, Pierre de Jean Olivi affirme ainsi que les laïcs contribuent à édifier une société chrétienne harmonieuse lorsqu'ils gagnent de l'argent. Il contribue à inventer le modèle du « mercator christianus », le marchand chrétien, qui n'a plus à renoncer à son activité pour pouvoir faire son salut. Cela revient, fondamentalement, à légitimer le marché, à moraliser l'activité commerciale. Ce qui est néfaste, c'est la thésaurisation, laquelle retranche la richesse du marché commun ; au contraire, les marchands la mettent en circulation, ce qui bénéficie finalement à tous.

Les Franciscains inventent ainsi un « cercle vertueux de la richesse », pour reprendre le titre d'un autre livre de Giacomo Todeschini   . C'est dans ce contexte qu'Olivi invente le mot « capital » : le terme désigne la capacité qu'a l'argent de se reproduire et de fructifier lorsqu'on l'investit en permanence. Cela ne veut pas dire pour autant, comme le souligne avec force Todeschini, que les Franciscains inventent « le marché » ou sont les ancêtres d'Adam Smith : c'est en pensant la pauvreté qu'ils contribuent à former des concepts qui deviendront plus tard fondamentaux dans la construction d'autres théories économiques.

Dès 1988, Giacomo Todeschini pointe donc deux choses : d'abord, que, contre la théorie de Max Weber d'un capitalisme lié à l'esprit du protestantisme, les racines de la pensée médiévale moderne plongent dans les écrits théologiques de la période médiévale. Ensuite et surtout, que cette « économie politique » qui s'invente dans les années 1280-1300 est indissolublement liée à une théologie politique : derrière les notions de marché, de profit, de risque, de crédit et de capital joue le schéma d'une société parfaite, entièrement orientée vers Dieu. Et cela contribue puissamment, évidemment, à sacraliser ces notions, ce qui explique aussi la difficulté qu'il y a, aujourd'hui, à les remettre en cause.


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