L’imaginaire joue un rôle déterminant dans la révolte ; or la révolte semble devenue le seul moteur du changement politique.

Dans cet essai suggestif, resté inédit pendant de longues années à cause des difficultés économiques affrontées par l’éditeur auquel il était destiné dans les années 1970, Furio Jesi se penche sur l’insurrection spartakiste menée par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Mais l’analyse des événements de 1919 ne constitue en réalité que le point de départ pour une discussion plus générale sur le rôle de la symbolique et de la mythologie dans le conflit politique et social   . Spartakus, qui va être publié aux éditions la Tempête, sera le deuxième ouvrage de Furio Jesi (1941-1980) traduit en français   , un des textes peut-être les plus originaux de cet auteur encore largement inconnu au public français. 

L’oubli relatif dans lequel est tombé Jesi en Italie même s’explique déjà par la position peu canonique et difficilement classifiable d’un homme qui s’est toujours tenu à la marge du milieu académique. Disciple du mythologue Karl Kérenyi, avec lequel il entretient une dense correspondance   , il écrit ses premiers articles à l’âge de quinze ans, dans les domaines de la philologie et de l’archéologie. Mais ses intérêts évoluent rapidement, et c’est ensuite principalement aux métamorphoses du mythe dans la littérature et dans l’idéologie moderne qu’il dédie ses recherches. Ses analyses relèvent tout aussi bien de la science de la culture, de la critique littéraire, et de la philosophie politique, toujours conjointes au regard original et aux méthodes d’un mythologue. La pluralité de ces approches s’observe par exemple dans ses recherches sur l’utilisation politique du mythe dans l’Allemagne nationale-socialiste   ou dans ses tentatives de définir les caractéristiques d’une « culture de droite » qui serait de près ou de loin solidaire des horreurs politiques du XXème siècle   . Cet éclectisme apparent, associé à un style d’écriture qui privilégie l’essai et le fragment, rapprochent ainsi le travail de Jesi de celui de Walter Benjamin, dont il se réclame par ailleurs souvent.

Lorsqu’il écrit Spartakus, Furio Jesi mène en outre une activité militante dans la « Nuova sinistra », la mouvance marxiste italienne des années 1960-1970, qui refusait aussi bien le « socialisme réel » que la social-démocratie et les lignes officielles du Parti Communiste Italien (PCI). Or dans son cas, l’écriture n’est pas séparable de l’engagement : ses écrits donc, et tout particulièrement Spartakus, ont toujours en vue la nécessité de penser une nouvelle praxis politique, ménacée d’un côté par la violence destructrice du terrorisme des « années de plomb », et de l’autre, par la paralysie des partis officiels enfermés dans une idéologie raidie.

 

La révolte : suspension du temps, épiphanie du mythe 

En décembre 1918, la ligue spartakiste fondée par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht se détache du Parti socialiste allemand (SPD), et crée le Parti communiste allemand (KPD).L’assemblée réunie au congrès de la ligue spartakiste vote contre la participation aux élections de la nouvelle République de Weimar, bien que ses dirigeants y soient favorables. C’est la révolution que veulent les militants de la gauche radicale réunis ce jour-là, l’élimination immédiate des obstacles à la prise de pouvoir. Le permier janvier 1919, une série de contingences et d’affrontements avec les forces de l’ordre portent au déclenchement de la révolte. En moins de deux semaines cependant, les heurts prennent fin, Luxemburg et Liebknecht sont assassinés sans procès. Leurs corps ne furent retrouvés que bien plus tard. Voilà pour les faits. Mais, dans Spartakus, il est moins question d’une reconstruction historique des événements que du phénomène de la révolte en soi. L’exemple de Berlin en 1919 est choisi avant tout parce qu’il s’agissait d’un symbole encore bien vivant pour la « nouvelle gauche » à laquelle Jesi prêtait son intelligence et sa plume, de même que Rosa Luxemburg, dont les thèses étaient refusées par les marxistes orthodoxes, était dans ce milieu une référence constante. 

Jesi commence donc par distinguer radicalement la révolte de la révolution, contre le sens commun qui fait de la première la version ratée de la deuxième. La révolution, selon les termes de Jesi, « désigne correctement tout un complexe d’actions [...] accomplies par qui est conscient de vouloir changer dans le temps historique une situation politique, sociale, économique et élabore ses plans tactiques et stratégiques en considérant constamment dans le temps historique les rapports de cause à effet, dans la plus longue perspective possible ». Au contraire, « toute révolte peut être décrite comme une suspension du temps historique [...]. La majorité de ceux qui participent à une révolte choisissent d’engager leur propre individualité dans une action dont ils ne connaissent ni peuvent prévoir les conséquences ». La distinction principale entre révolution et révolte se joue donc au niveau d’une différente expérience de la temporalité : alors que la révolution est insérée dans le mouvement de l’histoire, la révolte se caractérise par un arrêt de la temporalité normale, ce que Jesi appelle encore une « épiphanie mythique ». La révolte ainsi définie met en crise la conception marxienne de l’histoire et sa capacité à interpréter les événements, car dans sa différence radicale d’avec la révolution, elle échappe aux mailles de l’explication historico-dialectique. Selon Jesi, la plus grande faiblesse de l’analyse marxiste du capitalisme est justement le manque d’attention portée à la symbolique du mythe, qui seule permet de rendre compte du phénomène de la révolte   .  Aussi, il se propose dans cet essai d’étudier les représentations, les images mythiques et les gestes rituels qui accompagnent l’action politique, et en particulier la révolte. 

Parmi les penseurs marxistes, Rosa Luxemburg a d’ailleurs été l’une des plus attentives à cette question. Elle s’est toujours opposée à l’idée d’un « sens de l’histoire super-humaine » – en d’autres termes, à la compréhension mécanique des tendances historiques identifiées par l’analyse marxiste. Au contraire, il s’agissait pour elle de faire valoir, à rebours des conceptions du marxisme dominant, que ce sont les hommes qui font l’histoire ; or à cette fin, elle considérait l’utopie comme un « concret aliment idéologique des mouvements révolutionnaires ». L’imagination qui s’exprime dans les utopies et dans les mythes a une réelle efficacité, car elle est le moteur qui pousse à agir dans l’histoire de l’émancipation   . Toutefois, tout produit imaginaire risque de se transfomer en monstre qui, tel un vampire, boit tout le sang de la réalité, jusqu'à apparaître à la fin, de manière trompeuse, plus vivant que celle-ci, désormais exsangue. De même, l’utopie politique risque de se transformer en idéologie figée et « vampirisante ».

 

La temporalité bourgeoise

Ce risque est d’autant plus concret, argumente Jesi, que la suspension du temps actualisée par la révolte est entourée de part et d’autre par la temporalité « bourgeoise ». Jesi caractérise celle-ci à l’aide d’une affirmation de Lukács : « Profession bourgeoise comme forme de vie signifie avant tout le primat de l’éthique sur la vie ; que la vie même est dominée par tout ce qui se répète selon un système et une règle ». C’est donc le temps de la « normalité », de la norme. Dans l’introduction du livre – publiée à part dans une revue, elle peut presque être lue comme un essai autonome – Jesi analyse ainsi le « conditionnement bourgeois » qui menace aussi bien la poésie que la propagande ou l’action politique. Ces trois domaines sont en effet caractérisés par la possibilité d’être à l’origine d’une altérité radicale à la société bourgeoise, qui s’exprime par l’apparition subversive d’une idée, d’une « vérité », d’une révolte. Le Bateau Ivre de Rimbaud, que Jesi analyse dans un écrit contemporain de Spartakus, mais publié indépendamment   , le « théâtre prolétaire » d’Erwin Piscator et la révolte spartakiste sont ainsi convoqués comme exemples pour ces trois domaines de la subversion radicale. Jesi met en évidence dans ces trois cas ce qu’il appelle une « épiphanie mythique », en tant que production spontanée de symboles et de mythologèmes qui apparaissent à cet instant dotés d’une réalité indéniable et porteurs d’une vérité « supérieure » ; et en même temps, comme les mythes anciens, ils ont la fonction d’évoquer un langage commun, un vivre ensemble.

Toutefois, l’auteur pointe tout de suite l’ambiguïté foncière de ces « épiphanies », qui se cristallisent inévitablement en lieu commun poétique, en idéologie figée ou en mythologie organisée, parce qu’elles sont résorbées par la temporalité bourgeoise. Celle-ci transforme l’apparition instantanée en norme qui ordonne la temporalité selon un rythme d’éternel retour. Aussi, en polémique directe avec son maître Kérenyi, Jesi récuse la possibilité de faire appel à un « mythe authentique », surgissant de manière spontanée dans l’âme de l’homme. Certes les « épiphanies mythiques » dont il est question sont à l’opposé du « mythe technicisé » consciemment élaboré et mis au service d'une volonté politique ; mais lorsqu’elles ont lieu au sein des limites du temps historique « normal », sans réussir à les détruire, on ne peut pas les évoquer sans en transformer déjà la nature subversive en lieu commun, maniable sans danger pour la culture bourgeoise. Jesi écrit ainsi que l’altérité que la poésie et la révolte suscitent est en réalité déjà présente comme une limite externe-interne de la normalité bourgeoise, et comme sa réserve vivifiante. Dans une affirmation qui pourrait presque être considérée cynique si elle était lue isolément, Jesi s’exprime ainsi : « la révolte spartakiste échoua : elle a servi au pouvoir pour rétablir le temps normal, qui avait été suspendu pendant les quatre ans de guerre ».

             

La symbolique de l’ennemi

Dans les chapitres suivants, Jesi cherche à décrire de manière plus précise la dialectique qui régit les rapports entre l’épiphanie mythique authentiquement subversive et la formation de mythologies idéologiques ; entre le mythe qui contribue à l’émancipation et celui qui, selon le langage commun, ne produit que des dupes.

L’auteur qualifie le phénomène de la révolte d’« un instant fulgurant de connaissance », de liberté, de conscience, où les révoltés « reconnaissent soudainement dans l’adversaire le démon ou le vendu aux démons » et engagent alors avec ceux-ci une lutte « juste ». De même, la décision de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht de ne pas s’enfuir de Berlin lorsque la situation devint désespérée, mais de faire face à une mort certaine, signifia alors, selon Jesi, « accomplir la suture entre le mythe authentique, émergé spontanément et de manière désintéressée, et l’authentique propagande politique », par la disponibilité à jouer sa vie pour l’engagement politique. Jesi souligne donc le potentiel émancipateur de ces actions menées sous l’impulsion d’une vision mythique des enjeux de la lutte, où aux « démons » il faut opposer le sacrifice de la vie. Toutefois, il y retrace les marques d’un emprisonnement involontaire dans la symbolique propre aux pouvoirs dominants.

Car, comme il l’écrit : « une des conquêtes les plus effroyables du capitalisme consiste dans le fait d’avoir attribué une valeur symbolique de force et de pouvoir à ses structures ». En effet, le révolté n’est capable d’opposer aux « démons » auxquels il fait face, et à la puissance réelle qu’il leur reconnaît, qu’un canon de vertus appartenant à l’éthique bourgeoise, que par là même, il valide.

Dans un excursus difficile, Jesi montre ainsi, en analysant les œuvres représentatives de la culture bourgeoise, l’élaboration et l’expression des valeurs auxquelles s’identifie malgré lui le révolté. Parmi celles-ci, le mythe du « sacrifice » – une des clés de lecture de la mort de Luxemburg et Liebknecht – est le thème le plus important et le plus problématique. Il s’agit d’un thème bien présent au sein de celle que l’auteur appelle la « mythologie de la lutte des classes », dont il situe entre 1914 et 1933 la période de plus haute intensité et de plus forte présence dans la vie quotidienne. Aussi, de manière significative, la Révolution d’Octobre, au sein de cette mythologie, passe au second plan vis-à-vis des révoltes échouées, comme la Commune de Paris, l’insurrection spartakiste ou la guerre d’Espagne. Lorsque ces mythes – qui peuvent être au départ authentiques et constituer un élément d’union, une réalité collective, un langage commun – se transforment en mythologie sur laquelle se fonde une stratégie de lutte, ils se retrouvent à faire le jeu de l’adversaire. Car ils proposent comme idéal l’échec, ils produisent une apologie de la mort, ils s’insèrent dans une mythologie de « grands sacrificateurs et de grandes victimes ». Et le rituel du sacrifice semble presque dicté par le destin, une loi morale supérieure, de même que pour le héros bourgeois, le renoncement à un amour interdit. Absorbé par un complexe mythologique, le sacrifice du révolté n’est plus un moment de vérité, mais le rituel nécessaire afin que la temporalité normale, la loi morale puisse continuer à régner.

 Pour conjurer de tels malheurs du mythe, Jesi souligne la nécessité d’une « démythologisation » de l’action politique. «  Démythologisation » et non pas « démythisation », car l’expérience humaine de la classe exploitée correspond aussi fatalement à l’épiphanie d’images mythiques déterminées, comme celle, manichéenne, de la lutte du bien contre le mal. «  Il ne s’agit pas de tenter, vainement, de supprimer [ces images mythiques], mais d’agir de manière critique au cours de la maturation de la conscience de classe pour libérer les hommes exploités du pouvoir de fascination des mythes propres aux exploiteurs, lesquels sont certes des faux mythes, des mythes non authentiques, pour les exploités, mais il exercent le pouvoir dangereux des symboles efficaces ».

 

Changer le temps

Spartakus est un livre fragmentaire, non linéaire, suggestif plus que définitif, souvent assez difficile d’accès, bien que les passages obscurs soient rachetés par des illuminations géniales. Nous n’avons pu proposer ici qu’une lecture très partielle et personnelle de l’ouvrage, où il est question aussi bien de Luxemburg que de Brecht, Piscator, Storm, Mann, Rilke, Dostoïevski, Eliade, Nietzsche... On y trouve encore bien des analyses dignes d’attention – par exemple un passage très original sur la propagande politique ; une réflexion sur la temporalité propre à la guerre ; une autre sur la contradiction entre l’organisation en parti et la révolte, toujours spontanée ; ou encore la lecture comparée de la représentation de la révolte spartakiste dans le Doktor Faustus de Thomas Mann et dans Tambours de la nuit de Brecht.

« Le devoir originel d’une révolution authentique n’est pas simplement de « changer le monde », mais aussi et avant tout de « changer le temps ». La pensée politique moderne, qui a concentré son attention sur l’histoire, n’a pas élaboré une conception correspondante du temps » affirme Agamben, dans son essai « Temps et histoire »   . À la lumière de cette carence de la pensée politique moderne, on pourrait lire Spartakus comme une des tentatives d’y remédier, à la suite des analyses originales de Walter Benjamin dans le Livre des passages   , citées aussi bien par Agamben que par Jesi. Certes il ne s’agit pas dans Spartakus de proposer une nouvelle conception du temps toute faite, mais l’auteur, et le lecteur avec lui, y explorent une certaine relation entre expérience temporelle et action politique, telle qu’elle se configure dans la dialectique entre temps mythique de la révolte et temps normal de la société bourgeoise. S’il est vrai enfin, comme l’écrivait Marco Belpoliti dans un article de La Stampa en 2011   , qu’avec la fin des idéologies, l’ère des révolutions et des batailles politiques laisse la place à celle des révoltes, on ne peut que souligner l’extrême actualité des analyses de Furio Jesi

 

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