Dans cet ouvrage, H. Blumenberg montre comment ce qu’il appelle la « préfiguration » permet à certains de rendre légitime leur action. 

Dans ce court article Blumenberg analyse ce qu’il appelle la « préfiguration ». Celle-ci consiste à agir en reproduisant une action passée ou en inscrivant l'action dans des circonstances reproduisant une action passée. Dans son étude, l’auteur fournit plusieurs exemples pour examiner les différentes facettes de ce geste de réappropriation et réactualisation du passé, ou plutôt d’un passé, plus mythique qu’historique. Rappelant à l’orée de son analyse l’attaque contre l’État hébreu le dixième jour du mois de Ramadan, l’auteur explique que ce même dixième jour du mois de Ramadan, le prophète avait préparé la bataille de Badr qui allait inaugurer le triomphe de l’Islam sur le monde arabe. Et ce n’était pas un hasard, « les belligérants (…) utilisaient avec ostentation, à l’appui des décisions à prendre, une date hautement significative dans l’histoire de l’Islam »   . En effet, la préfiguration prend pour modèle une action réussie qui a marqué l’histoire, et la fait servir de raison déterminante de l’action à ce moment donné et de cette manière précise. Comme l’écrit l’auteur : « la préfiguration confère de la légitimité à une décision qui peut être d’une contingence extrême, donc qu’il est impossible de fonder. »   .

 

Si la répétition, dans la préfiguration, a quelque chose de mythique, c’est parce que nous « tenons la reproduction pour quelque chose de totalement contingent par rapport à l’objet reproduit ». En effet, notre mentalité moderne et scientifique ne voit pas en quoi le fait de refaire une action qui a réussi dans le passé est gage de sa réussite dans le présent. Croire cela relève plus de la superstition que de la raison. Blumenberg montre toutefois qu’une dimension mythologique peut habiter l’homme, même contemporain et conscient de l’irrationalité de sa démarche   .

 

La préfiguration d’autre part peut asseoir la légitimité de celui qui répète le passé. Blumenberg reprend l’exemple d’Alexandre le Grand, qui, tout au long de son périple et de son combat contre les Perses, s’est attaché à refaire des rites qu’auraient fait les héros achéens avant de combattre les troyens, et à refaire à l’envers les rites que Xerxès avait fait en voulant vaincre les cités grecques   ). En procédant à la préfiguration, l’acteur historique et politique consacre son héroïsation. Quelque chose de supra-individuel dirige son action, action qui, répétant une autre, lui échappe presque. Ce que Blumenberg exprime ainsi : « le recours à la préfiguration est censé garantir à l’action la certitude de sa décision, rendre impossible son interruption, mais donner aussi un caractère décisif à son résultat – du fait qu’elle ne se perd pas dans les voies de l’arbitraire personnel. » 

 

Par la préfiguration, l’acteur tend à devenir un mythe, à ne donner que des causes mythiques à ses décisions. Il efface sa biographie réelle pour la décalquer de celle de celui qu’il prend pour modèle. « L’auto-affirmation de la figure réside pour une bonne part dans le fait de se masquer son histoire à soi-même et aux contemporains, mais par là même aussi de présenter aux historiens des sources qui nivellent le profil de l’original. La mythisation posthume accompagne ce processus d’auto-affirmation contre l’histoire » écrit l’auteur   . L’auteur évoque alors Napoléon, qui va en Égypte, parce qu’il pense que les gloires viennent de l’Orient et que ce qui avait été province romaine doit devenir province française, dans une référence constante à Rome.

 

Étude de cas : Hitler

 

Après avoir conceptualisé la préfiguration, Blumenberg étudie la façon dont Hitler l’a utilisée. Il écrit ainsi : « Seul Hitler a sans doute cru aux identifications qu’il cherchait. Parmi les nombreux individus qui, autour de lui, pratiquaient la mythisation, il est le seul qui céda à la contrainte archaïque de la répétition pour autant que le signe ne lui fût pas défavorable. Cela ne servit pas le réalisme. Lorsqu’en 1941 ses armées restèrent bloquées devant Moscou à cause de l’hiver tôt arrivé, il se réclama, à l’encontre des parallèles évidents et murmurés partout, du mot qui dit que l’histoire ne se répète pas. Mais lorsque le président Roosevelt mourut de façon inopinée à la toute fin de la guerre, le 12 avril 1945, il s’abandonna à la croyance selon laquelle le parallèle avec la mort de la tsarine Elisabeth, en 1762, qui empêcha la défaite de la Prusse durant la guerre de Sept Ans, accréditait l’idée d’une répétition de l’histoire »   .

 

Hitler – analyse l’auteur –  s’est présenté, parfois très explicitement, comme reprenant des gestes, ou triomphant de situations qui avaient marqué l’histoire universelle et qui accréditaient qu’il était un personnage d’une envergure mythique, destiné à jouer un rôle littéralement extraordinaire, et que c’était pour cela que le peuple allemand devait le suivre. De la sorte, Hitler faisait endosser aux Allemands un rôle, et parvenait à ajouter à sa légitimité, et la propagande officielle contribuait à diffuser un tel message   ). Comme le dit encore Blumenberg : « L’automythisation fonctionne à condition que les autres l’assument pour eux-mêmes de leur côté. Ce qui naît de la sorte, c’est un contre-monde du réalisme. »  

Mais paradoxalement, Hitler voulait « réincarner » plusieurs grandes figures en même temps, ce qui entraînait des contradictions. En effet voulant être à la fois Frédéric le Grand et Napoléon, il lui fallait affirmer que l’histoire se répétait pour être l’égal de Frédéric et qu’elle ne se répétait pas, pour échapper à la fin désolante de Napoléon.

 

Un para-texte exemplaire

 

Outre ce texte riche et bien illustré d’exemples concrets sur la préfiguration, le volume contient un bref texte de Blumenberg sur Napoléon, des extraits de sa correspondance et la recension d’Arbeit am Mythos de Blumenberg par Götz Müller insistant avec pertinence sur le fait que, quoique délaissée et critiquée par les Lumières, la mythologie apporte un fond de connaissance sur l’homme. G. Müller fait aussi un lien avec le mythe politique tel que le pense Georges Sorel et qui joue un rôle fondamental dans la politique.

Ce qui fait la grande valeur de ce volume est, outre le texte passionnant de Blumenberg lui-même, la façon dont la postface des éditeurs réfléchit à la fois sur la genèse conceptuelle du mythe chez Blumenberg et sur le contexte de son élaboration. Dans ce texte assez long, les éditeurs rappellent les formulations de Georges Sorel (en particulier à propos de la grève générale) et de Carl Schmitt (l’État nation comme mythe chez Mussolini), auteurs qui partagent une forme de mépris pour le style de pensée purement argumentatif, relativiste et exempt de courage personnel de ce qu’ils considèrent comme la démocratie parlementaire libérale. La croyance au progrès dans le parlementarisme n’arriverait à proposer que des utopies anémiques et incapables de déployer la force mobilisatrice d’un mythe politique.

Les éditeurs établissent également que c’est Cassirer qui, dans la seconde partie de la Philosophie des formes symboliques, « la pensée mythique » (1925), s’oppose à la conception antidémocratique du mythe politique. Dans ce texte, Cassirer reconnaît le mythe comme forme symbolique de la maîtrise humaine du monde, à dépasser cependant. Blumenberg, contre Cassirer, s’appuie, pour la compréhension de ce qu’est un mythe, sur Heidegger   . En effet celui-ci développe, dans une recension en 1928, une critique de la compréhension du mythe chez Cassirer, en arguant que la signification du mythe pour l’existence y demeure inexpliquée : « L’interprétation de l’essence du mythe en tant que possibilité du Dasein humain reste contingente et sans direction tant qu’elle ne peut être fondée sur une ontologie radicale du Dasein dans la lumière du problème de l’être en général ».

Outre l’importance de la discussion dans le monde germanophone sur le mythe, la postface retrace l’histoire de la préfiguration, qui est passée par l’exégèse biblique et l’esthétique, et montre que la préfiguration, telle que l’analyse Blumenberg « confère de la légitimité. Elle n’a donc pas seulement des avantages pour l’acteur lui-même – la réduction de la complexité - , mais elle agit en même temps sur les observateurs de l’action en la mettant en scène. »

 

Cet ouvrage est donc fécond pour la pensée en ce qu’il donne à repenser le rapport entre mythe, politique et représentation. A l’heure où les hommes politiques racontent des histoires à leurs électeurs (celle de ce qu’est l’Amérique ou de ce qu’était la France), où les identités sont fluctuantes et agglomèrent différentes valeurs et différents héritages pour former des composés hétérogènes, il importe de souligner la dimension quasi mythique de l’histoire reconstruite pour les besoins de ceux qui veulent le pouvoir. Et c’est ce que cet ouvrage nous aide à faire