Depuis le début des années 1990, Joël Pommerat recréée le réel au théâtre en entraînant, pendant l’intimité des répétitions, la créativité de ses comédiens au cœur de situations que nous connaissons tous : tensions familiales, professionnelles, conscientes, inconscientes et subconscientes, tensions citoyennes. Il libère leur créativité, l’archive, la retranscrit en mots, phrases, dialogues théâtraux. Avec Joël Pommerat, le plateau de théâtre est un lieu où les rapports humains et sociaux prennent vie comme les substances chimiques dans l’éprouvette : étape par étape, seconde après seconde. Les molécules réagissent, interagissent, s’assemblent ou se séparent, mais elles sont créatrices. Une solution chimique se met en place. De même, le théâtre de Joël Pommerat est un art qui, mot après mot, donne du sens.

Alors qu’en 2015 les événements de la scène politique française et mondiale nous bouleversaient, que la menace des attentats s’installait dans notre quotidien, que les intentions de vote manifestaient la crainte de l’autre et la peur du lendemain, nous avons voulu savoir comment cet artiste traversait ce monde en pleine mutation et accélération, connaître ses questionnements, l’interroger sur son travail d’artiste.

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Propos recueillis par Élise Chièze et Nicolas Leron le 12 décembre 2015. L'entretien a été préparé avec le concours d'Ariane Monnier et retranscrit par Sara Minelli.

 


Nonfiction.fr : Nous voulions tout d’abord échanger sur le contexte dans lequel les représentations de Ça ira (1) Fin de Louis se sont partiellement déroulées. Les attentats du 13 novembre sont intervenus au cours de la deuxième semaine de représentations au Théâtre des Amandiers, puis il y a eu les élections régionales avec un nouveau résultat historique du Front national. Comment avez-vous vécu ce rapport entre travail et actualité ?

Joël Pommerat : Je vais condenser malgré tout ma réponse, qui pourrait faire l’objet d’un long récit de plusieurs heures...! Déjà, nous avons tous vécu au début du mois de janvier un traumatisme, un choc, une surprise, une violence. Avec une émotion pas tout à fait identique à celle du 13 novembre mais d’une même nature malgré tout, parce que collective, où il y a à la fois quelque chose de l’ordre de la réaction pure, de l’émotionnel, et quelque chose de l’ordre du politique, au sens large du terme. Et cela a accompagné une grande partie de mon écriture. En janvier, j’étais en train d’écrire ma pièce, cela n’a pas été une atmosphère neutre pour l’écriture de ce spectacle. Ensuite ce qui s’est reproduit le 13 novembre n’a en rien modifié l’écriture, la conception, la pensée de ce spectacle. Ça a modifié la perception du spectateur.

En ce qui concerne les régionales et l’écriture de Ça ira (1) Fin de Louis, j’avais l’idée – que j’ai maintenue assez longtemps – de faire un prologue, ou disons une scène d’ouverture. Il s’agissait d’une sorte de situation anticipatrice fictionnelle au présent, donc pas un événement contemporain de la révolution de 1789, mais d’aujourd’hui. Il s’agissait d’un groupe de comédiens qui juste avant de jouer un spectacle se retrouvait dans les loges. Je souhaitais faire comprendre que l’action se passait un mois après des élections nationales où un parti d’extrême-droite venait de conquérir le pouvoir. Commençaient déjà la mise en place de mesures très concrètes. La situation était la suivante : le matin de cette journée-là une mesure extrêmement concrète venait d’être annoncée et ces comédiens se retrouvaient en se disant « maintenant qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on doit continuer à jouer ? » ou encore « Est-ce que jouer pour résister a un sens ? Est-ce qu’il ne faudrait pas redevenir citoyens, arrêter de faire du théâtre et entrer en résistance ? »
 
Dans ma conception de la scène c’était une compagnie qui se retrouvait dans un contexte très particulier : ils avaient fait un spectacle qui avait très bien marché dans un théâtre public, et là ils se retrouvaient à être invités à reprendre leur spectacle dans un théâtre privé. Donc ils se retrouvaient un peu dans la situation où ce n’est pas évident de dire à un directeur de théâtre privé « La salle est pleine mais voilà nous on va entrer en résistance, c’est fini le divertissement, l’insouciance de la création artistique, on va entrer en action politique. » Ce n’est pas évident de dire cela à un directeur qui va répondre « Écoutez, c’est ma recette, moi je comprends, vous avez le droit d’avoir vos opinions, mais voilà, vous ne pouvez pas faire ça, si vous cassez le contrat en ne jouant pas vous me devez tant... », ce qui ne se négocie pas, évidemment, de la même manière dans un théâtre public. Donc voilà, c’était ça la situation, qu’on avait d’ailleurs un peu improvisée et j’avais un peu développé. Et c’était intéressant que ça se passe dans un théâtre privé, avec des gens dont ce n’était pas forcément la culture et l’histoire de théâtre, pour mettre un peu de complexité à la décision que les uns et les autres auraient dû prendre.

Nonfiction.fr : C’est une question que vous vous posez vous-même en tant que citoyen, en tant qu’homme de théâtre, ou dans une dialectique entre ces deux rôles ? Comment vous positionnez-vous en tant que citoyen par rapport à ce que vous faites en tant qu’homme de théâtre ?

Joël Pommerat : Là il s’agit d’une situation où il y a une sorte de dilemme entre faire du théâtre, même éventuellement faire du théâtre qui se voudrait politique, et se dire « de toute façon là maintenant il n’y a que l’action concrète, militante, politique, qui peut avoir un sens, un intérêt. » On peut dire qu’on est tous dans cette situation, et les artistes pas plus ou moins que les autres, j’ai l’impression. C’est-à-dire qu’on est tous en train de se dire : à partir de quand, par rapport à nos idées politiques, à la perception de la réalité politique dans laquelle on se trouve, on entre, disons, en révolution, dans une forme d’action, et on abandonne le cours de sa vie ordinaire sociale, et peut-être familiale pour entrer en action ? Je pense que ce sont des questions qui peuvent nous traverser, sauf si l’on est dans une sorte d’indifférence totale sur le plan politique. Mais en se projetant dans une certaine situation, je pense qu’on pourrait être amené à se demander quand est-ce qu’on s’engage ? Quand j’étais enfant, en voyant des films de la guerre de 39-45 je me projetais, je me demandais comment j’aurais réagi, quelles émotions j’aurais eu. Puis on est amenés à se demander : est-ce qu’on aurait été sympathisants ou résistants dans le maquis ?

Nonfiction.fr : Il y a une phrase marquante dans le spectacle : « choisira-t-on d’être tué plutôt que de tuer ? » C’est une question fondamentale qui rejoint un peu ce dont on est en train de parler.

Joël Pommerat : Oui, absolument, parce qu’il y a un moment où la politique, ça nous entraîne à la question de la violence, on va dire, du danger.

 



Nonfiction.fr : Et du sens qu’on donne à notre vie, avec la donnée de la mort aussi.

Joël Pommerat : Forcément, c’est-à-dire une mise en danger de sa propre vie et donc forcément la question de la mort, de soi, et éventuellement de la mort des autres. Le combat politique en démocratie a priori s’arrête aux mots, pourtant ce qui se passe en-dessous des mots et ce qui se passe en politique « par en-dessous » peut être extrêmement violent. La violence d’État n’est pas immédiatement sanglante, mais elle peut être très forte. En tout cas, quand les mots sont dépassés, que l’on n’accepte plus les principes et les règles d’un débat politique non-violent, c’est la guerre tout de suite.

Nonfiction.fr : Pourquoi cette scène n’a-t-elle finalement pas été intégrée au spectacle ?

Joël Pommerat : Déjà, elle m’était sans doute venue à l’esprit parce que je ressentais le besoin de justifier mon intérêt pour la Révolution Française, comme s’il y avait besoin de justifier. Puis il y a eu une question de temps. Je n’avais pas encore la fin, je n’allais pas me mettre à écrire un prologue en plus. Et le spectacle était trop long, je n’allais pas ajouter encore un quart d’heure de prologue. Et puis, de plus en plus, il m’est paru évident que non seulement ce n’était pas nécessaire, mais que ça pouvait même être un peu lourd. Bon, on ne saura jamais car que je ne l’ai pas écrite cette scène, je l’ai juste pensée beaucoup. J’ai même demandé à des élèves de Sciences Po d’imaginer les réactions de la population après l’élection d’un parti d’extrême-droite. Qu’est-ce qui se passe, à partir du lendemain de l’élection, est-ce que l’on continue à vivre normalement ?


LES MOTS, LE LANGAGE, L'ECRITURE



Nonfiction.fr : Dans Ça ira (1) Fin de Louis, votre approche est très centrée sur les discours, qui naissent, dérivent, évoluent. Pour que les spectateurs s’attachent aux discours et non au charisme des personnages historiques, vous avez changé les noms de ceux-ci. Vous avez aussi changé certains mots qui ont trop de charge significative –  par exemple on ne parle pas de « citoyen » mais de « monsieur » ou « madame » – afin d'être plus attentif aux idées, aux enjeux politiques, qu'aux affects. Si vous deviez appliquer votre démarche à notre époque, comment aborderiez-vous les mots comme « terrorisme », « attentat », « état d'urgence » ? Quels sont les mots qui vous semblent émerger aujourd’hui ? Comment vous y prendriez-vous pour neutraliser leur charge émotive et attirer notre attention sur les idées qu’ils véhiculent ?

Joël Pommerat : Je pense que ce travail sur le vocabulaire est toujours présent dans mon écriture (est-ce que je devrais parler d’une « écriture » ? Je me reconnais tout à fait dans cette formulation, incontestablement, j’écris, j’écris, j’écris). Et je pense que dans l’évolution de mon travail d’écriture, quelque chose s’est énormément simplifié, j’ai cherché à épurer au maximum. L’une des grandes préoccupations que j’ai c’est la recherche de mots qui soient un peu dans la même ligne que celle que j’adopte pour diriger mes acteurs. C’est-à-dire à la fois très concrets et directs, pour que les spectateurs les comprennent tout de suite, mais en même temps « directs » ne veut pas dire surdétérminés ou fermés au niveau du sens. Je crois que j’essaye de trouver un équilibre entre ce que j’appelle le concret – mot que j’emploie très souvent – et quelque chose qui se donne, qui est ouverte du point de vue du sens et de la réception que peut en faire le destinataire. Quelque chose qui permet que l’autre puisse faire vivre cette signification, qu’elle ne soit pas déjà mâchée, digérée, imprimée avec le tampon... C’est quelque chose que le spectateur de Ça ira reconnaît immédiatement ; il voit que je n’ai pas employé le mot de prison de la Bastille, mais que j’ai choisi la formule « prison centrale » par exemple. J’ai opéré plein de choix dans ce genre, plein de modifications dans le vocabulaire. Je l’ai fait justement pour remettre le spectateur dans un état d’ « ouverture au sens », c’est-à-dire un état de découverte. Ce qui est découvert, c’est ce qui est encore neuf, et qui n’a pas déjà été sanctuarisé, usé, référencé. Et même si j’abordais un sujet totalement fictionnel, je pense que j’essaierais de reproduire ça, parce que c’est une attitude que j’ai eue sur tous mes textes. Donc, pour répondre à votre question, je ferais presque la même chose ! Mais en même temps je ne suis pas sûr d’avoir répondu...

Nonfiction.fr : Que feriez-vous avec les mots d’aujourd’hui qui justement « ferment » le sens ?

Joël Pommerat : Après ça dépend si vous entendez le langage des politiques ou le langage plus général ?

Nonfiction.fr : Le langage plus général, les mots clefs, si vous en avez repérés.

Joël Pommerat : Oui, c’est évident. Mais parce que je suis dans le temps présent, je n’ai pas ce recul aujourd’hui pour pouvoir me projeter et dire « voilà ce qui ressortirait aujourd’hui ». Je sens que les mots bien sûr sont problématiques, la question justement du langage est au cœur même de toutes les grandes questions politiques, encore aujourd’hui. Donc pour répondre à cette question, il faudrait que je fasse, – j’aurais tendance à dire que c’est trop difficile, et que je ne le tenterais jamais – une pièce qui soit une tentative de description d’une situation politique d’aujourd’hui. Ce qui me semble beaucoup plus difficile qu’avec une situation historique par rapport à laquelle on a quand même une petite distance. Là, je suis comme tout le monde, piégé, au cœur du réacteur.

Nonfiction.fr : Ça rejoint cette scène liminaire finalement non intégrée au spectacle qui pourrait parler d’aujourd’hui, de la situation dans laquelle on se trouve.

Joël Pommerat : Parler de la confusion, du dilemme, de la complexité d’une situation... mais là pour le coup la situation est radicale, car on est face à un parti d’extrême droite au pouvoir...



LE TRAVAIL D'HISTORIEN



Nonfiction.fr : Vous envisagez combien d’ « épisodes » pour Ça ira ?

Joël Pommerat : C’est vrai que ça parait étrange parce qu’il y a marqué « 1 » dans le titre, ce n’était pas juste pour faire parler, c’était parce que j’avais l’intention de faire un « 2 ». Mais je n’avais pas l’intention de faire un « 3 ». J’emploie le passé, parce qu’aujourd’hui je ne sais plus du tout si j’aurai la nécessité de faire ce « 2 ». La question je la laisserai reposer, parce que là je vais faire une autre création, qui est prévue depuis longtemps pour 2017. Donc là à partir de janvier je travaille intensément sur tout à fait autre chose et je repousse la décision par rapport à un « 2 ».

Nonfiction.fr : Parmi tous les discours présents dans Ça ira, il y a le discours démocratique, il y a aussi le discours de la noblesse et de l’aristocratie, et on se prend, on se surprend, en tant que spectateur, à presque y adhérer. On se dit que les valeurs de noblesse, de beauté, courage, honneur, loyauté, manquent à notre époque consumériste.

Joël Pommerat : Oui, dans un certain sens. Comme le spectacle était trop long, on a beaucoup coupé. Mais bien sûr que c’était très important pour moi de faire entendre le discours qui finalement était celui du pouvoir, des élites dirigeantes – pas le discours dominant, parce que ce n’était peut-être plus tout à fait le discours partagé par la majorité de la population. En tout cas c’était très important de faire entendre le discours des élites qui avaient occupé le pouvoir pendant des générations, parce qu’à la fois c’était l’idéologie contre laquelle allait s’opposer un autre mouvement de pensée, mais aussi parce que cette idéologie n’est pas que stupide, caricaturale, absolument irrecevable. Elle a aussi une certaine séduction, une force, en tout cas chez les penseurs et auteurs les plus intéressants, et c’était très important de montrer le poids de ce contre quoi allaient devoir se battre ces gens qui allaient faire la révolution et allaient bouleverser l’ordre en place. C’était très important de montrer la force de cet ordre en place, et pas simplement du point de vue du pouvoir militaire (avec une armée, des moyens de défense matérielle) mais du point de vue de la pensée, de l’idéologie. Et c’était intéressant aussi parce que cette idéologie du camp conservateur, du pouvoir dominant de l’époque, a des liens très forts avec ce qu’on pourrait appeler « l’idéologie conservatrice » aujourd’hui, l’idéologie de la droite extrême que l’on retrouve en partie dans le camp républicain. Ça m’intéressait de montrer ces liens parce que je ne les ai pas inventés, construits, je les ai découverts en travaillant. C’est fascinant, troublant, et j’ai voulu partager ce trouble avec le spectateur. Ça montre la grande proximité entre notre époque et celle du XVIIIe siècle. Les idées n’avancent pas si vite que la science, la technique, c’est quelque chose qui me surprend beaucoup. On aurait tendance à penser que cette époque du XVIIIe siècle est historique parce que de nombreux changements se sont opérés dans les modes d’existence etc., mais en réalité sur le mode idéologique on est très proches ! C’est aussi ce que ce spectacle fait ressortir. Et c’est vraiment ce que toute personne qui travaille sur la période comprend.

Nonfiction.fr : Et ce rapport au sacré qui était évoqué par la noblesse, qu’en dites-vous par rapport à aujourd’hui ?

Joël Pommerat : Cela dépend de ce qu’on entend par ce terme très problématique. Le langage est très dangereux, comme on disait tout à l’heure. Oui, ce terme qui entraîne des notions de respect, blasphème, dignité, identité…

Nonfiction.fr : De mystère aussi…

Joël Pommerat : Oui, aujourd’hui ce terme nous renvoie à des choses qui sont devenues très présentes dans notre actualité. Selon moi, ce mot doit être vraiment questionné, interrogé. Personnellement je n’ai pas de rapport déterminé, concret à ce terme. Je ne peux que le soumettre à une critique, à une déconstruction à travers mon travail théâtral d’écriture.



SOURCES D'INSPIRATION ET DEMARCHE



Nonfiction.fr : Le temps et l’espace que vous redonnez aux situations traversées par vos acteurs et que nous traversons dans la vie courante nous apprennent des choses, à celles et ceux qui sont au monde et se demandent comment ça se passe, comment les choses fonctionnent, qu’est-ce qui est en train de se dérouler au juste. En dehors du théâtre, quand vous êtes avant ou après les répétitions ou que vous êtes en train d’écrire, qu’est-ce qui va vous alimenter, vous accompagner dans votre processus de création ?

Joël Pommerat : Ce qui m’aide ce n’est pas forcément au théâtre que je vais le chercher. D’abord parce que c’est très difficile en période d’écriture et de travail intense : c’est fatiguant et je n’ai pas le temps, je pense même que je ne suis pas disponible mentalement pour ça. J’ai besoin d’aller au théâtre dans des périodes de transitions entre plusieurs projets lorsqu’il y a une période de remise en question de mes partis pris conscients ou inconscients, de mes idées sur le théâtre. Mais quand je suis en période d’écriture, même si les choses ne sont pas totalement claires dans ma tête, il faut de toute façon aller de l’avant et agir. Alors qu’aller au théâtre c’est une manière de méditer sur le théâtre...
En revanche j’ai besoin d’être aidé, bien sûr. Pendant le travail en ligne droite, disons une année, même plus pour ce spectacle, je ne fais que ça. Ce qui m’aide c’est surtout un peu de lecture, qui doit être extrêmement ciblée, orientée : je ne vais pas lire un essai de 2000 pages qui va m’entraîner dans une seule direction, j’ai besoin de lire de manière condensée, presque papillonner, de m’alimenter de livres qui vont nourrir ma propre pensée, me permettre de la développer. Parce que créer c’est avoir une certaine autonomie de la pensée.

Nonfiction.fr : Y a-t-il un livre lu pendant Ça ira qui vous viendrait tout de suite à l’esprit ?

Joël Pommerat : Je n’ai jamais lu autant que pour ce projet, parce que j’ai décidé de partir d’une réalité historique, à laquelle je voulais être fidèle et que je ne pouvais découvrir que par des textes, que ce soient des livres d’histoire ou des documents, des témoignages : j’ai lu énormément. Dans la masse c’est très difficile de ressortir quelques ouvrages... je pense qu’aujourd’hui, avec le recul, je peux en citer quelques uns : par ordre chronologique d’écriture je citerais d’abord Michelet. Heureusement que je ne l’ai pas lu en premier, quand je l’ai lu j’avais déjà des repères. Michelet est quelqu’un qui rend l’émotion de ces situations, où la question idéologique est très centrale. En même temps, sans rentrer dans les détails anecdotiques, il arrive à rendre l’émotion de la pensée, les grands débats idéologiques, les grandes situations politiques.

Il y a un autre livre de Timothy Takett, un auteur anglo-saxon, qui s’est intéressé spécifiquement à la période qu’on a décidé de traiter. Il a complètement décortiqué, de manière précise, factuelle, très différente de Michelet, en partant de correspondances, les archives qu’on pouvait avoir sur la masse des députés de la première Assemblée nationale, et (qui a pu ) faire une sociologie très importante de ce que ces hommes faisaient, voulaient. Ça déconstruit totalement le mythe du révolutionnaire avec les cheveux dans le vent à la Robespierre ou Danton, enfin Robespierre n’avait pas les cheveux dans le vent. Mais il y en a d’autres...

Nonfiction.fr : Votre théâtre est un théâtre autour des mots, et puis il y a ces interludes musicaux. Quel est le sens de cette musique ?    

Joël Pommerat : Il y a beaucoup moins de musique dans Ça ira, par rapport aux autres spectacles que j’ai fait, le rapport est tout autre. En mettant de côté Ça ira, le recours à la musique est pour moi une manière de créer un autre espace que l’espace des corps et des relations concrètes, visibles entre les personnages et les corps. C’est une manière d’amener à un espace bien plus abstrait, intérieur, mental. Il y a un plaisir, un sens et une utilité pour moi à croiser la réalité qu’apporte la musique et celle des situations. Parfois c’est dans l’accord, parfois dans la contradiction : il y a une dialectique, quelque chose qui se produit et qui m’est essentiel. La musique est créatrice d’un véritable espace, un espace qu’on ne peut pas aussi bien matérialiser qu’on le fait visuellement, mais c’est un véritable espace qui s’enchâsse, se mêle, se superpose à celui visible du théâtre. Un espace essentiel. La musique crée une perspective par rapport à l’autre espace.

 



La deuxième chose : c’est l’approche que j’ai du théâtre, assez en lien avec le spectaculaire du cabaret, voire même du cirque. Chez moi il y a une sorte de confusion : je pense théâtre mais dans le fond je pense spectacle. Non pas que j’essaie absolument de mettre en avant la dimension de divertissement, mais pour moi le théâtre est relié au cabaret, à la chanson populaire, à l’orchestre... et au cirque où l’utilisation de la musique qui est très importante. D’où l’importance de la musique dans mon travail.



LA PLACE DU SPECTATEUR



Nonfiction.fr : En tant que spectateur de Ça ira il y a une perspective dans notre espace, qui sont les figurants qui se trouvent dans la salle. C’est fantastique d’avoir quelqu’un à côté de soi qui tout à coup se lève, dit « non ! », s’oppose et rejoint l’action. Comment avez-vous travaillé avec ces figurants ?

Joël Pommerat : Assez tardivement, on a eu peu de temps. L’idée du rôle qu’allaient tenir ces personnes qui nous rejoindraient dans chaque ville est née au cours des répétitions. Je me suis rendu compte que là où ils étaient nécessaires c’était dans l’Assemblée, pour tenter de raconter un minimum cette vie, ce désordre, cette action au cœur de l’Assemblée. Le travail avec eux a été en grande partie un travail de direction d’orchestre : préciser les interventions etc. Ils sont arrivés 10 jours avant la première, ils étaient là au moment où toutes les choses n’étaient pas encore totalement définies. Il y a donc eu un temps d’errement, de définition, puis les moments des interventions, le choix du type de réaction etc. Il était question de savoir aussi si ce groupe allait être homogène au sein de l’Assemblée du point de vue de la sensibilité politique, ou si on allait faire des groupes. On a finalement décidé de faire deux groupes car c’était très difficile d’être plus subtils avec seulement 15 personnes, il fallait être précis.

L’autre grand axe du travail c’était de faire en sorte qu’ils soient dans une réelle simplicité, une justesse, une vérité. Même dans les applaudissements, qui sont des manifestations très simples d’indignation ou d’approbation, on peut être extrêmement artificiel. Même si on a eu peu de temps avec ces personnes qu’on appelait les « forces vives », on a essayé de faire ce travail, pour qu’ils n’aient pas l’air de sortir d’un monde parallèle. On ne cherche pas le naturel, mais la reconstitution de ce que c’était. J’essaie d’être toujours dans le questionnement de ce qu’est la réalité et de la possibilité de la reconstruire. Ma démarche c’est d’essayer de mettre en œuvre quelque chose qui soit une forme de réponse artistique. Sans essayer de coller à un modèle qu’on appellerait le « naturel », mais en se mettant en situation de refaire l’expérience de ce que serait la réalité : c’est comme une expérience.

Nonfiction.fr : Y a-t-il un type de spectateur que vous aimerez savoir dans la salle ?

Joël Pommerat : Un spectateur idéal ? Il fût un temps où on voulait avoir dans la salle des « personnages importants », qui soient des propagateurs de la pièce etc. mais aujourd’hui je suis moins sensible à ça. Il ne peut pas y avoir pour moi de spectateur idéal. Le spectateur est une matière inconnue, qui doit rester indéterminée, une question. Il est très abstrait, il reste non-définissable, bien que sa présence concrète le soir soit extrêmement forte, même parfois par des réactions négatives. Le seul spectateur finalement qui occupe mes pensées, c’est moi. Pas en sens égocentrique, mais, pour la recherche de réalité dont je parlais tout à l’heure,  je ne peux que me référer à moi, à mon vécu, ressenti, à mes sensations, c’est en interrogeant mon propre rapport à ce qu’on est en train d’essayer de faire que je me mets à la recherche d’une sorte de lien avec les spectateurs. Mais aucun spectateur en particulier. Il n’y a qu’une présence de question à cette question là.

Nonfiction.fr : C’est intéressant de vous positionner en tant que spectateur car vous êtes aussi acteur de ce spectacle en tant que metteur en scène et auteur.

Joël Pommerat : Ça n’empêche pas d’avoir des réflexions sur le spectateur au théâtre aujourd’hui. D’ailleurs c’est intéressant que vous ayez utilisé le mot de spectateur et non pas de public, parce qu’il y a un peu l’idée aujourd’hui d’un rapport individuel, on s’adresse moins à un public qu’à une somme d’individus. En tout cas moi je ressens ça. Je m’adresse ainsi à une personne à la fois.

Nonfiction.fr : Peut-on dire que vous avez en vous tous les types de spectateurs ?

Joël Pommerat : Non. Mais de la même manière qu’en tant que spectateur je demande de laisser la place à l’auteur-metteur en scène, je travaille réciproquement à me laisser de la place en tant que spectateur. Il y a donc un travail d’accompagnement et d’ouverture, de recherche d’espace pour l’autre. On est plus du côté de la dimension laissée à l’autre, dans le fond c’est un mode de quête de l’autre, de mise en relation à l’autre, aux autres.

 

 

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