Une analyse des fondements politiques et poétiques du conformisme intellectuel français dans l'entre-deux-guerre. 

Cet ouvrage rassemble les différentes lettres adressées par Walter Benjamin à Max Horkheimer de novembre 1937 à mars 1940, c’est-à-dire pendant l’exil à Paris du philosophe allemand et dans les dernières années de sa vie. Rappelons que Benjamin s’exile en 1933. À cette même date, l’Institut de recherche sociale pour lequel il travaille est fermé par Hitler. Max Horkheimer le refonde alors à New York, au sein de la Columbia University, avec l’aide de l’économiste Friedrich Pollock   . Mais ses membres sont dispersés à travers le monde. Benjamin, qui vit principalement de ses revenus de chercheur au sein de cet Institut, se retrouve alors dans une situation précaire. Il peine à trouver un logement et dépose une demande de naturalisation. Il est isolé en dépit de la présence de quelques amis comme Adrienne Monnier   . Dans le même temps, il veut garder son indépendance intellectuelle et refuse de se soumettre au conformisme bien-pensant qui gagne, dans cet entre-deux-guerres, les milieux littéraires français.

 

Les Lettres témoignent de cette résistance. Elles sont d’abord des comptes rendus professionnels que Benjamin adresse à son employeur, Horkheimer, ce dernier étant chargé de coordonner les différents travaux de l’Institut   . Il ne s’agit donc pas d’une correspondance « privée » au sens strict, mais bien d’une œuvre destinée à la publication. Benjamin, d’ailleurs, s’y exprime en qualité de chercheur et recense des ouvrages dont la moitié à peu près est oubliée aujourd’hui. Mais à côté de leur vocation scientifique, les Lettres témoignent aussi d’une ambition plus large, qui est celle de l’essai, comme le rappelle Muriel Pic dans son éclairante préface   .

 

Au-delà des comptes rendus qu’elles proposent, elles engagent en effet une réflexion sur le rôle social de l’intelligence, prolongeant en cela les propositions formulées en 1934 par Benjamin dans son article « La position sociale actuelle de l’écrivain français »   .Dans cet article, Benjamin déplorait déjà le conformisme des écrivains français et leur absence de jugement critique à l’encontre de la société bourgeoise, les seules exceptions à ses yeux étant Gide et Proust. « Si Zola a pu peindre la France des années 1860, c’est parce qu’il rejetait cette France-là. […] Et si les romanciers français d’aujourd’hui ne parviennent pas à peindre la France contemporaine, c’est parce qu’ils sont finalement disposés à tout accepter d’elle »   . Pour le philosophe allemand, la situation n’a fait que s’aggraver en 1937, d’où la nécessité de ces Lettres qui, s’inscrivant dans l’héritage de l’Auflklärung, entendent rappeler à l’Europe en crise que ses racines intellectuelles sont d’abord celles d’une intelligence libre, sans attache et révoltée   .

 

La démarche de Benjamin est donc bien celle d’un intellectuel engagé en dépit des difficultés qu’il rencontre alors pour obtenir sa naturalisation, et donc publier en son nom propre   . À sa manière laconique et fragmentaire, l’auteur interroge ce qui fait l’échec de « notre » littérature en cette période où nul écrivain ne semble avoir pris clairement parti contre les thèses fascistes et contre l’ordre bourgeois qui les légitime. Ces Lettres constituent un panorama critique et politique de l’actualité littéraire française, comme un autoportrait original, où se reflète la condition de l’intellectuel exilé.

Un panorama critique de l’actualité littéraire en France

Le terme « panorama » correspond bien à la manière particulière qu’a Benjamin, au cours d’une même lettre, de passer de la recension d’un ouvrage à un autre, sans que pourtant la réflexion sur le premier paraisse achevée. Cette manière a trait au style fragmentaire de l’auteur et à l’usage de la lettre comme essai – donc comme une forme libre. Benjamin mentionne parfois un ouvrage de manière anecdotique, pour mieux y revenir lorsque l’occasion s’y prête ; c’est le cas par exemple pour Bagatelles de Céline   . Il prend le temps ou non, selon l’intérêt des livres qu’il commente, d’entrer dans les détails, de citer et d’analyser l’ouvrage. Parfois, son point de vue s’exprime en quelques lignes, au moyen d’une tournure lapidaire   .

 

Sur le fond, Benjamin prolonge dans ces lettres le constat formulé en 1934 d’une « disparition d’un esprit contestataire et critique chez les écrivains français »   . Il déplore plus particulièrement les concessions qu’accordent ces derniers aux thèses fascistes. La position de Julien Benda, analysée le 28 mai 1938, est particulièrement révélatrice de cet état d’esprit. « Il est un cas où l’on peut, écrit Benda, sans trop faillir [à son état d’intellectuel], accepter sa nation ; c’est si elle est la France ». Ou encore : « Si la France venait à se donner au fascisme, je la quitterais mais n’irais pas, comme d’autres, travailler à l’étranger contre le gouvernement de ma nation »   . Position que Benjamin commente en ces termes : « En fait, la virtuosité de son style [celui de J. Benda] se consacre à coudre sa pensée de fil blanc »   .

 

Là réside l’une des manifestations les plus symptomatiques du conformisme littéraire français : dans l’éloquence déprise de jugement critique. Or, une telle position n’est pas marginale dans le paysage intellectuel de l’époque. Rares sont les auteurs comme Jules Romains que Benjamin épargne. Ainsi, le cas de J. Benda fait ironiquement écho à celui de Roger Caillois mentionné le 23 mars 1940 : « [Roger Caillois] – il se trouve en Argentine où il vient de se marier – a lancé de là-bas un manifeste contre l’hitlérisme. C’est une suite de réflexions calquée sur ce que les gens honnêtes n’ont pas cessé de dire à ce sujet depuis sept ans »   . Pour l’exilé juif qu’est Benjamin, de tels essais s’apparentent à des postures, à des imitations. Ils montrent au fond le renoncement des intellectuels français à combattre, par la plume, les thèses fascistes.

 

Une autre manifestation du conformisme est à chercher dans la complaisance de ces mêmes intellectuels à l’égard de ces thèses. Elle apparaît à l’examen de Bagatelles pour un massacre et de sa réception. Benjamin cite la réaction du critique Arland (pour la NRF) à ce « pamphlet antisémite le plus foisonnant et le plus insultant que possèdent les Français »   . Pour Arland, « la position essentielle de Céline est solide et sa voix porte loin »   . Un tel accueil, au même titre que le succès remporté au sein de la « presse bourgeoise » par un ouvrage de Paul Nizan transformant « le roman politique en roman d’apprentissage à la française »   , est pour Benjamin symptomatique du « processus de décomposition actuel de la littérature française »   . Les intellectuels ont comme tourné le dos à l’héritage laissé par Zola après l’affaire Dreyfus.

 

Un témoignage sur la condition du philosophe exilé

 

La personnalité du philosophe allemand, ses difficultés matérielles, affleurent plusieurs fois dans ces Lettres. La question du logement, par exemple, est régulièrement évoquée. À la fin de la première lettre   , Benjamin annonce qu’il va quitter son logement provisoire. Il s’installe ensuite dans un appartement sous les combles rue Dombasle   . C’est là qu’il espère pouvoir rapatrier sa bibliothèque, alors placée chez Bertolt Brecht au Danemark. La correspondance vit au rythme de ces déplacements. Comme en négatif apparaissent les conditions matérielles dans lesquelles Benjamin exerce ses activités de critique et chercheur.

 

Conditions précaires qui illustrent le « prix de la liberté » dont Muriel Pic a fait le titre de sa préface. Car Benjamin refuse autant que possible les compromissions, et ce, en dépit de la situation dans laquelle il se trouve. L’article qu’il doit rédiger pour la revue MaB und Werst, dont le rédacteur en chef est alors Ferdinand Lion, le montre. Cet article doit présenter les travaux de l’Institut dont l’orientation est marxiste. L’article est d’abord accepté par Lion mais sous condition : « Il ne doit pas être communiste »   ni excéder un certain nombre de pages. Si Benjamin est prêt à transiger sur le premier point, en modifiant légèrement l’orientation initiale de son travail, il ne peut s’y résoudre pour le second. S’astreindre aux quelques colonnes de la partie critique de la revue, comme le voudrait Lion, serait abandonner la forme même de l’essai. L’article est donc finalement refusé. Ce refus montre l’exigence de liberté qui habite le philosophe allemand. Cette liberté, l’auteur la paie également de son nom en publiant sous pseudonyme   .

 

Comme le rappelle en effet Muriel Pic, écrire n’est pas sans danger pour ce penseur juif allemand qui a demandé sa naturalisation en France. Rappelons que Benjamin a été incarcéré au camp de Nevers, dont il a été libéré grâce à l’appui de Jules Romains. On remarque à travers ces Lettres une porosité entre milieux littéraires et politiques. Si Benjamin est soutenu dans sa demande de naturalisation par quelques noms tels que Gide, Valéry ou Jules Romains   , il doit par ailleurs se montrer prudent dans les critiques qu’il adresse à l’intelligentsia française.

 

A travers ses lettres, Benjamin critique l’autotélisme de la pensée, c’est-à-dire le fait qu’elle s’exerce sans prise sur la réalité. Il rejoint sur ce point l’analyse d’Horkheimer, qu’il cite dans son article sur l’Institut   : « S’abandonner au conformisme intellectuel, s’obstiner à croire que la pensée est en elle-même une profession, un domaine autonome et clos à l’intérieur du corps social, c’est renier, c’est trahir la nature spécifique de la pensée. »

 

Le philosophe allemand qualifie ainsi de « défaitisme » l’attitude d’un Denis de Rougemont ou d’un Giraudoux, pour qui la littérature demeure sans effet sur le peuple ; plus généralement, il reproche aux écrivains français de définir ce peuple comme une essence immuable, au lieu d’en analyser les stratifications pour les exploiter à des fins révolutionnaires. Pour son propre compte, Benjamin entend donc s’écarter de l’académisme qui mène à l’inaction. Ainsi s’incarne, dans ces Lettres, une philosophie critique de l’intelligence, contre « la semence malfaisante qui […] obscurcit d’une frondaison sinistre l’herbe fleurie des belles lettres »  


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