Contre la bienveillance d'Yves Michaud,dénonce autant l'ineptie de cette éthique à la mode que sa dangerosité pour la souveraineté démocratique.


Chaque semaine dans « Nation ? (Chroniques) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle.

 


« Prendre soin » des citoyens ou le leurre de la bonne conscience


L’éthique du « care », qu’on traduit par « soin » ou « bienveillance » a été théorisée par l’américaine Carol Gilligan dans les années 1980. Elle part du principe que la vulnérabilité des individus, les rend interdépendants et appelle la mise en œuvre d’une bienveillance collective. En écrivant Contre la bienveillance, Yves Michaud adopte un ton résolument à rebours de l’engouement actuel pour une éthique de la bienveillance. En victimisant les individus, une telle éthique ne risque-t-elle pas de les tenir à l’écart de l’exercice de leur souveraineté démocratique ?


Yves Michaud débusque dans cette injonction à la bienveillance un moralisme qui n'a rien à voir avec la loi républicaine. En cela son propos n’est pas sans rappeler les « expressions dévastatrices » de Hegel à propos de la morale   , dont il démasquait la bonne conscience égoïste et passive. Mais en plus de faire sombrer les citoyens dans le moralisme, la théorie du Care menace le contrat hérité des Lumières, qui énonçait les règles strictes de l'appartenance à la communauté politique. Yves Michaud promeut donc un retour à Rousseau et à tous ses prédécesseurs qui ont défendu la République contractuelle. Il en appelle également à la Constitution française rédigée en 1793, sans la réduire à la Terreur. Car il ne s'agit pas de s'en tenir à la simple Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Pour l’auteur, ce qui est en danger c'est d'abord le pouvoir souverain du peuple. Ainsi, la théorie du Care, et tous ces efforts pour une bonne conscience doivent être interprétés comme les symptômes de cette mise à mal de la souveraineté politique du peuple, qui ne font que prospérer sur son impuissance.



Défendre la démocratie c’est d’abord s’engager


Nulle bienveillance chez l'auteur qui reproche à l'Etat de ne pas avoir su trouver le juste discours pour défendre la démocratie ainsi que le Contrat qui fonde la souveraineté du peuple. Le véritable sens du mot « intégration », source de multiples confusions, doit être repensé. « Force nous est de redécouvrir que la démocratie n'est pas la Sécurité sociale et un numéro de passage au guichet pour se retrouver "intégré." »   Si à l'échec de l’intégration, certains répondent par un discours de repli identitaire, et d'autres par la défense du culturalisme, la seule vraie réponse est à chercher dans une revalorisation de la dimension contractuelle de la démocratie, qui empêche de dissoudre l'intérêt général dans les intérêts particuliers. Car qui dit contrat dit « engagement » de part et d'autre, et rappelle ainsi au citoyen qu’il n'a pas que des droits mais aussi des devoirs. L’intégration ne peut avoir lieu que s'il y a un réel serment de la part de celui qui y adhère.

 


Revaloriser la théorie du contrat contre le déclin de l'autorité politique


La théorie du Contrat se déploie dès la fin du XVIe siècle de Jean Bodin jusque Rousseau au XVIIIe siècle, en passant par Hobbes, Locke, Spinoza. Si ces théories ne sont pas toutes démocratiques, elles ont en commun le concept de peuple souverain. Le pouvoir du peuple doit être encadré d'une part par le droit naturel qui vise à limiter l'arbitraire de la loi divine   et d'autre part, par le droit de résistance de l'individu, réglé lui aussi par des lois. Telle est la définition de la République qui vise à contenir les intérêts particuliers pour favoriser l’intérêt général.


C'est lorsque l'autorité devient morcelée, et qu'on ne sait plus à qui obéir que les théories du Contrat sont apparues. La puissance et l'autorité de la souveraineté est aujourd'hui remise en question pour plusieurs raisons. Tout d'abord, parce que l'espace public empiète de plus en plus sur l'espace privé, qu'il y a comme une ingérence de l'Etat dans la sphère privée des individus, et en particulier dans la vie économique et sociale. Ensuite on assiste au déploiement de plus en plus de revendications communautaires, qui plutôt que d'être ethniques, cherchent d'abord à servir des groupes d'intérêts. Enfin, les législations supranationales limitent les interventions de la souveraineté nationale.

 


La problématique de la tolérance


Si certaines revendications ne portent pas atteinte à la communauté, d'autres, en revanche, constituent une menace plus préoccupante. La religion appartient à cette seconde catégorie. Cela donna déjà lieu à deux types de réflexion chez les philosophes contractualistes, eux-mêmes contemporains de conflits religieux : soit l'imposition d'une religion d'Etat (chez Hobbes par exemple), soit le renvoi de la religion à la conscience individuelle avec un devoir absolu de tolérance.   Or cette notion de tolérance pose à nouveau problème aujourd'hui. Yves Michaud souligne les limites qu’il y a à poser la tolérance, comme une vertu exclusivement morale, et nullement politique. Les solutions de la démocratie actuelle à l'égard des conflits religieux sont insuffisantes et peuvent avoir un effet pervers. Soit, on développe une identité substantielle et personnelle, en négligeant, les critiques que lui firent déjà en leur temps Hobbes et Hume, soit on s'engage dans la défense de l'identité nationale, au risque de nier les évolutions concrètes et constitutives de la nation française. On songe à Nicolas Sarkozy qui en créant un Ministère de l’identité nationale, pensait abusivement que la nation sur le papier correspondait encore à la nation réelle. Les croyances religieuses doivent donc être renvoyées pour Yves Michaud à la liberté de conscience, avec un devoir de tolérance, entendu non au sens de de bienveillance, mais comme un impératif commandé et sanctionné par la loi. Le juridique seul peut faire face aux affects déployés par les croyances et sortir les citoyens de leur passivité. En revenir au Serment civique de la Révolution Française est la réponse nécessaire au désengagement des nouveaux arrivants. Il faudrait également développer l'éducation civique pour stimuler la conscience politique des futurs citoyens.

 


Les méfaits du populisme.


Les programmes des partis populistes que sont en France le Front national et le Front de gauche, ont ceci en commun qu'ils se bâtissent sur la déception vis à vis des partis installés. Leur succès provient de nombreuses fractures insuffisamment prises en compte. La première d'entre elles est générationnelle et si la proportion de retraités aisés se concentre en Languedoc Roussillon ou sur la Côte d'Azur et vote pour beaucoup le Front National, à l'inverse les jeunes touchés par le chômage, se concentrent sur le Nord et donnent beaucoup de leurs voix à ce même Parti. La non satisfaction économique ou la peur expliquent l'irrationnel de ces fractures sans pour autant correspondre à un parti politique. Parmi les autres fractures expliquant le succès des partis populistes de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, il y a celle entre « population de souche » et « population immigrée »   , entre riches et pauvres, et entre ceux qui ont accès à la connaissance, et ceux qui sont condamnés à l’ignorance.

 

Face à ces divisions, ne demeure qu'un discours socialiste vide à l'attention d'une clientèle variée, faisant usage du populisme comme d'un adversaire utile à la vacance de ses propos. Les réponses aux montées du populisme, largement insuffisantes, impliquent alors qu'on envisage autrement la démocratie. Peut-être faut-il commencer par reconnaître que tout parti qui respecte la loi doit être représenté, comme le soutient Michaud, d’où sa défense du scrutin proportionnel. D'autre part, il semble urgent de voir au-delà du simple clivage gauche-droite, qui semble à l’heure actuelle totalement dépassé. Il faut donc faire l’effort de sortir de la rigidité partisane et développer ce que l'auteur appelle « des pactes de gouvernement »   , rassemblant ponctuellement des familles politiques, avec la justice comme seule visée.

 


En finir avec l’« idéalisme politique »


Vouloir imposer partout la démocratie a surtout manifesté la négligence d'une réelle compréhension du poids de l'histoire dans la détermination des choix politiques. Cet aveuglement est ce qu’on appelle l’« idéalisme politique ». Les organisations traditionnelles que sont les tribus, clans, ethnies, ne s'accordent pas facilement avec les usages démocratiques, explique Yves Michaud. Il est plus que nécessaire de prendre appui sur le réel, et sortir de l'angélisme, en s'attachant aux travaux des historiens ainsi qu'aux analyses des diplomates. A ce titre, il faut revoir le droit d'ingérence et admettre que nous ne pouvons pas tout régler. La bienveillance morale n'est pas un choix politique.

 


« L’homme de notre temps ne pleure pas, il pleurniche »

 

Il faut donc lutter contre notre volonté d'aveuglement à l'égard du réel conclut Yves Michaud, parce qu'on croit que toutes les idées sont respectables. Cette bienveillance est d'abord compassionnelle. On la voit s'exprimer dans tous les médias, déplorant la misère et accusant le « système » tout en demandant au gouvernement de repousser les campements de fortune, et dans le même temps lui reprochant d'user de la force. Aux terroristes, elle cherche des causes atténuantes en les infantilisant :


« L'homme de notre temps ne pleure pas, il pleurniche. Il ne compte pas, il s'émeut. Il n'est pas généreux, il fait des dons défiscalisés. Il ne fait pas preuve de sollicitude, il appelle le 115 pour qu'une équipe de maraudeur du SAMU social intervienne.»  


Hegel écrivait   à propos de cette cette conscience pleurnicharde qu'elle se maintient dans une totale extériorité vis à vis de l'objet de sa plainte, et y trouve surtout une certaine jouissance. Cette morale, elle la trouve en elle : c'est moral d'être comme je suis, pourrait-elle écrire. On voit ainsi l'égoïsme profond de toute morale de la plainte. Si elle agit ce n'est que dans l'emportement de sa propre sensibilité, et si elle le fait au nom de l'universel, ce n'est que pour mieux se mettre en valeur.



L'injonction à la bienveillance qui en fait le nouveau ciment démocratique de la société, ne serait donc pas uniquement inepte mais bel et bien dangereuse. En insistant sur la vulnérabilité, elle particularise le champ politique de l'intérêt commun...au risque de le faire disparaître. Mais le plus grave réside peut-être dans la substitution du soin à la justice. Cela explique l'opposition caricaturale des théoriciens du soin à John Rawls, auteur de la Théorie de la justice, et le recours tout autant caricatural, à un moralisme kantien. Nous avons donc tout intérêt à relire John Rawls pour penser l'équité des rétributions et contributions, car comme l’écrit Yves Michaud :


« Le paradoxe de notre situation est que nous n'avons plus de capacité de rêve ni d'utopie car nous n'avons plus de vision. C'est cette capacité de vision en se projetant à partir des faits qui est à retrouver.. 

 



Contre la bienveillance

Yves Michaud

Sotck, mars 2016

192 p., 18 euros

 

 

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