Un ouvrage de philosophie animale original et profond, dont les conclusions demeurent toutefois problématiques.
Les lecteurs sensibles à la question animale se souviendront peut-être du numéro de la revue Philosophie, paru en hiver 2011, que nous nous étions chargé de coordonner, sous le titre de "Philosophie animale française" . Le titre nous avait valu beaucoup de reproches à l’époque, car outre le fait que l’expression paraissait grammaticalement incorrecte, ou à tout le moins inélégante (n’aurait-il pas fallu parler plutôt de "Philosophie française de l’animalité" ?), y avait-il quoi que ce soit, nous avait-on alors demandé, qui correspondait à un tel intitulé ? Les divers travaux effectués en France depuis plusieurs décennies, dans des perspectives très différentes les unes des autres (anthropologiques, juridiques, historiques, éthologiques, philosophiques, etc.), n’étaient-ils pas restés dans un état de dispersion tel qu’il était tout simplement impossible de les regrouper sous un label unique ? Existait-il en France quoi que ce soit de comparable, tant du point de vue institutionnel que théorique, au courant d’éthique animale anglo-saxon, lequel a su fédérer des efforts spéculatifs très divers autour de problématiques communes ?
Là-contre nous nous étions efforcé de faire valoir que les penseurs anglo-saxons étaient pourtant les premiers à se référer à certains philosophes français, avec primauté d’Emmanuel Lévinas, de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, de Jacques Derrida et de Michel Foucault, en vue d’élaborer une approche alternative à l’éthique animale, dans le contexte d’un domaine de recherche en voie de formation parfois baptisé du nom d’"animal studies", indiquant par là même l’existence d’une réflexion sur l’animalité bien constituée dont l’originalité demeurait méconnue ou sous-évaluée par le public francophone lui-même. Mais l’objection ne perdrait pas pour autant toute sa force : en admettant que ces approches fussent moins dispersées qu’on aurait pu le croire, n’étaient-elles pas néanmoins au plus haut point cloisonnées, et donc peu susceptibles d’être unifiées, dans la mesure où il apparaissait que les auteurs convoquant les savoirs de l’éthologie, de l’histoire, de la théorie de l’évolution, du droit, etc., pour étudier la question animale, étaient rarement les mêmes, alors que la combinaison de tous ces savoirs est fréquente sous la plume des chercheurs anglo-saxons ?
La publication ces jours-ci du livre de Baptiste Morizot offre la possibilité tant attendue de répliquer que cette situation extrêmement dommageable de cloisonnement ou de fragmentation des approches disciplinaires de la question animale appartient désormais au passé. Ce qui frappe immédiatement à la lecture des Diplomates, et force littéralement l’admiration, c’est en effet l’extraordinaire richesse des savoirs mobilisés, l’étonnante précision avec laquelle ils font l’objet d’une présentation, supposant de la part de l’auteur une culture peu commune, et la complexité de l’agencement théorique au sein duquel ils trouvent tous une place systématique. Les références de Baptiste Morizot vont ainsi aussi bien à l’éthologie moderne qu’à l’anthropologie, à la métaphysique qu’à l’éthique environnementale, à la théorie de l’évolution qu’à l’écologie. Les auteurs convoqués sont certes comme il se doit nombreux, mais il est remarquable que le concert de leurs voix mêlées n’a rien de cacophonique tant l’orchestration est maîtrisée : Konrad Lorenz, Temple Grandin, Frans de Waal, Philippe Descola, Viveiros de Castro, Aldo Leopold, Arne Naess, J. Baird Callicott, Hans Jonas, Val Plumwood, Gilbert Simondon, Charles Darwin, Daniel Dennett, Paul Shepard, Bruno Latour, Georges Canguilhem, Patrick Blandin, etc. Et last but not least, bien que son nom soit rarement prononcé, celui que l’on peut bien tenir pour l’un des inspirateurs les plus profonds de l’ouvrage tout entier : Spinoza .
Sous ce rapport (i.e. celui de la méthode), il faut saluer le livre de Baptiste Morizot comme une contribution majeure à la philosophie animale française, comme l’un de ces grands livres susceptibles d’impulser un véritable changement paradigmatique dans la façon même d’aborder les problèmes – un livre sans précédent dans le contexte de la production française et, plus largement, européenne, appelé en tant que tel à faire date.
Point de départ de la réflexion
Le point de départ de la réflexion de l’auteur est donné par l’examen du problème que le retour spontané des loups en France a posé aux responsables de la gestion des grands prédateurs. Un couple de loups italiens parti en exploration décida en 1992 d’établir son territoire dans le vallon des Mollières, au nord de Nice, dans les Alpes du Sud, en reportant une partie de leur prédation sur les troupeaux de moutons peu protégés des Alpes Maritimes. Dès les premières victimes animales, le conflit avec les éleveurs s’éleva. Comment faire face à cette nouvelle menace ? En exterminant ces "nuisibles" à coups de fusil ? Une telle solution est impossible pour des raisons à la fois juridique (le loup est un animal protégé par la convention de Berne de 1979), morale (la diffusion des éthiques écologiques a rendu un tel geste d’éradication pour le moins problématique) et pratique (la chasse au loup suppose des savoirs cynégétiques que nul ne possède plus). Conviendrait-il alors, plutôt que de chercher à exterminer les loups, à les enfermer dans un espace sauvage sanctuarisé, en instituant des réserves naturelles ? Mais cette solution n’est guère envisageable dans le cas du loup car ce dernier refuse catégoriquement de rester dans les réserves et les parcs naturels, selon une loi de dispersion qui le conduit à explorer sans cesse de nouveaux territoires. Comme le dit avec élégance l’auteur : le loup est un "animal interstitiel", qui tisse son territoire dans les interstices de nos espaces quadrillés. Toute tentative de zonage est en l’espèce condamnée à échouer.
Si aucune des deux options – celle du "loup nuisible" et celle du "loup sanctuarisé – ne peut être raisonnablement retenue, il reste alors à en envisager une troisième : celle de la cohabitation, où il en va, non plus d’un improbable zonage en espaces séparés, mais d’un partage des usages d’un même territoire.
Entendons bien, toutefois : le propos de l’auteur n’est pas d’annoncer la mauvaise nouvelle consistant à dire que, les choses étant ce qu’elles sont, il va bien falloir nous faire dorénavant à l’idée de vivre avec les loups à nos portes, en attendant les jours heureux où ces derniers voudront repartir aussi spontanément qu’ils sont venus. Car le problème de la gestion zootechnique du loup nous offre l’opportunité unique de réévaluer notre rapport au sauvage, d’interroger la pertinence même de la catégorie de "sauvage" (versus : "domestique"), de soumettre à examen les "cartes ontologiques" de nos rapports à l’animal sauvage – cartes qui dessinent ce que sont les êtres rencontrés dans l’expérience et comment nous devons interagir avec eux. Plus profondément encore : c’est l’idée même selon laquelle le rapport civilisé à la nature se décline essentiellement sous la forme d’une guerre contre le sauvage – conformément à cette longue tradition qui veut que couper un arbre (ou exterminer une bête féroce), ce soit frapper un coup pour le progrès – que nous nous voyons contraints d’interroger.
Le privilège du loup
Car le loup n’est pas un animal comme un autre. Apex prédateur, il a cette particularité de n’être lui-même la proie d’aucun prédateur dès l’âge adulte. Comme superprédateur, il est le seul animal de nos écosystèmes à occuper le même niveau trophique qu’Homo sapiens. Symboliquement, en tant qu’il se situe au sommet de la pyramide alimentaire, le loup est notre égal du point de vue écologique, et donc un rival potentiel dans l’entreprise de domination sur toutes les espèces de la Terre. En outre, le loup, entre toutes les espèces animales, a la capacité unique de rétablir une "biodiversité totale" dans les dynamiques écologiques, entraînant du seul fait de sa présence des cascades trophiques qui rendent à la fois plus saines, plus résilientes et plus soutenables ces dynamiques. A ce titre encore, ce qui se joue à travers le problème de la gestion du loup dépasse de très loin le seul cas particulier de l’espèce, et justifie une réflexion plus globale sur le rapport au sauvage et sur la façon de cohabiter avec les diverses communautés biotiques.
"Le problème de la cohabitation avec le loup, écrit l’auteur, est emblématique de l’écopolitique nécessaire pour demain. D’abord parce que ‘ce qui peut le plus peut le moins’ : si nous parvenons à cohabiter avec le plus stigmatisé, le plus haï, le plus effrayant, le plus difficile à gérer, le plus nettement rival dans la pyramide trophique, alors nous pourrons cohabiter avec les autres. Ensuite, parce qu’il est l’archétype du nuisible, et questionne ce faisant notre construction du vivant comme ce qui doit nous servir ou disparaître. Aussi parce qu’il est difficile à contrôler : animal cryptique, invisible, disperseur, incroyablement mobile, et infatigable colonisateur de nouveaux territoires par surcroît. Enfin, parce qu’il a longtemps incarné un certain mythe de la wilderness, et que son comportement réel, comme animal interstitiel qui fait sa tanière dans nos creux et nos friches, nous intime de sortir de ce mythe, pour redécrire notre conception de la coexistence séparée avec le sauvage, en termes de cohabitation diplomatique" .
De la diplomatie comme éthologie politique
C’est cette réflexion ambitieuse (diversement nommée : écopolitique, éthologie politique, éthosophie ou encore ontologie politique) que Baptiste Morizot se propose de mener dans cet ouvrage en avançant un modèle inédit de relations aux communautés biotiques auquel il donne le titre général de "diplomatie", en entendant par là la mise en place d’un dispositif de dialogue à l’interface entre le monde humain et le monde des animaux sauvages, autorisant à établir un mode d’interaction décrit sous le nom de "négociation". Négociateur et interprète, le diplomate est littéralement "plié en deux", entre deux langages et deux modes de vie, entre deux systèmes d’intérêts, entre lesquels il s’agit non pas de trouver un bon compromis, mais plutôt de bons rapports, c’est-à-dire des rapports capables de composer ensemble de telle sorte (et l’on reconnaîtra aisément ici l’inspiration spinoziste d’un tel projet) à composer les puissances respectives de chacun des termes ainsi mis en relation. Être diplomate, pour le dire de manière encore abstraite, c’est apprendre à composer les rapports, apprendre à organiser les rencontres avec ce qui se compose avec nous pour une plus grande puissance partagée, apprendre à valoriser, parmi toutes les relations possibles, celles qui produisent une augmentation de la puissance partagée au détriment de celles qui produisent de l’impuissance partagée .
Une telle composition des puissances, en écologie, porte un nom : c’est ce que l’on appelle le mutualisme, c’est-à-dire une interaction continue entre deux espèces (ou plus) dont chacune retire essentiellement un bénéfice. La diplomatie dont Baptiste Morizot se propose de faire la théorie a pour but de chercher, d’élaborer et de maintenir des mutualismes avec les espèces animales qui partagent avec nous le même territoire, en multipliant les relations qu’il est possible d’établir avec elles, lesquelles, si elles sont convenablement pilotées (conformément au modèle de pilotage écologique, tel qu’il a été théorisé principalement par Patrick Blandin) pourront se traduire par des possibilités accrues de bénéfices mutuels, de commensalisme sain et de coévolution positive.
Ethogramme, territoire et diplomatie chamanique
Mais avant d’examiner de plus près ce modèle de pilotage et ses bénéfices escomptés, il faut revenir au problème précédent et se demander comment il est possible d’entrer en dialogue avec des espèces sauvages et d’interagir avec elles. Prenant appui sur certains acquis de l’éthologie classique, Baptiste Morizot mobilise le concept d’"éthogramme", lequel désigne l’ensemble des formes stables de comportement recensées dans une espèce animale, et avance l’idée que, s’il est possible d’isoler des séquences comportementales qui fassent sens aussi bien chez certaines espèces animales que chez l’espèce humaine, s’il existe, autrement dit, quelque chose comme une zone hybride partagée entre les éthogrammes des unes et des autres, une frange commune qui serait de l’ordre du comportement ou un "mode d’être vivant matriciel" , alors nous tenons par là même la condition de possibilité de la communication qui permet la diplomatie animale. Or de telles analogies comportementales d’espèces à parenté génétique parfois éloignée existent bel et bien, ce que traduit à sa manière la langue commune à travers toute une série d’expressions éloquentes, telles que "être aux abois", "ruser comme un renard", "faire le paon", "s’engager dans un combat de coqs", etc. Le diplomate animal n’est rien d’autre que celui qui sait tirer parti de ces segments communs entre le mode d’existence animal et humain pour établir une communication, faire passer un message, signifier des limites à ne pas franchir, etc. Le tout est de savoir utiliser les signaux partagés (c’est-à-dire les stimuli qui sont pour l’espèce concernée des déclencheurs sociaux, ajustés à sa "fenêtre perceptive") pour signifier des catégories partagées par les deux formes de vie, et ainsi modifier le comportement dans le sens attendu.
Le diplomate n’a donc nul besoin d’être une sorte de saint François s’adressant dans on ne sait quelle langue au loup de Gubbio pour lui demander de ne plus dévorer humains et animaux et de ne plus semer la terreur. Il n’est pas même nécessaire de supposer que les loups possèdent des capacités cognitives telles qu’ils partageraient avec nous un certain nombre d’idées : il faut et il suffit que la frange de formes de vie communes rende probable le partage de catégories communes sous la forme d’usages et de pratiques vitales. Or s’il est bien un usage commun de l’espace dans lequel les hommes et les loups se meuvent, c’est celui qui consiste à y délimiter un territoire – catégorie d’où toutes nos représentations intellectuelles de la propriété, de la frontière, du cadastre, etc., ne sont que des élaborations ultérieures. Certes les loups ne connaissent pas les frontières physiques (telles que les barrières), mais ils savent ce qu’est un territoire et peuvent marquer son dedans et son dehors.
La proposition de Baptiste Morizot est de tirer parti de cette catégorie partagée de l’éthogramme du loup et de l’humain pour la gestion des grands prédateurs (mais pas seulement de ces derniers, la proposition vaut aussi, comme nous le verrons, pour toutes les espèces de la biodiversité sauvage), en signifiant au loup, à l’aide de stimuli adaptés à sa fenêtre perceptive, les limites de son territoire comme une meute signifie à une autre meute les limites de son territoire, et ainsi l’empêcher d’en sortir. Le diplomate garou doit apprendre à penser comme un loup, à communiquer à partir des points-clés partagés des mondes ambiants du loup et de l’humain. De ce point de vue, la pratique du pistage, à laquelle l’auteur semble être rompu, vaut comme modèle d’apprentissage de raisonnement cynocéphale en tant qu’elle implique littéralement de mettre ses pas dans les traces de l’animal, de voir le monde avec ses yeux, de se déplacer dans son crâne pour comprendre ses intentions, de recomposer une trajectoire, d’extrapoler un parcours, de lire – comme le dit magnifiquement Georges Le Roy, philosophe et lieutenant des chasses royales des Lumières – "l’histoire de ses pensées" .
L’originalité (revendiquée) d’une telle entreprise est suffisamment remarquable pour qu’on la souligne. Par opposition aux projets de représentation politique des non-humains qui se sont multipliés ces dernières années et que mentionne l’auteur (ceux de Bruno Latour, auquel le terme de "diplomatie" est d’ailleurs emprunté, ceux de Will Kymlicka et Sue Donaldson dans Zoopolis, où cette fois-ci, la référence nous semble sans pertinence car la théorie de ces derniers n’est précisément pas une théorie de la représentation des non humains, ce qui fait tout son intérêt ; notons l’absence regrettable de toute référence au projet de Corine Pelluchon dans Les Nourritures, qui est pourtant le seul à proposer une intégration des animaux au sein d’une théorie libérale), le modèle diplomatique de Baptiste Morizot vise, non pas à mieux représenter les non-humains en politique, mais à élaborer des dispositifs techniques qui permettent de se présenter à eux en vue de négocier des formes de cohabitation. "Il ne s’agit pas de diplomatie entre des humains représentant des non-humains, mais de diplomatie directement avec les non-humains" . La diplomatie dont l’auteur forme ici le concept se rapproche ainsi de la diplomatie chamanique décrite par l’ethnologie amazoniste, où la prise en charge de l’animal se fait par le moyen d’un échange de perspectives – l’homme communiquant avec l’animal dans sa langue, et ce dernier recevant des signaux qu’il comprend, mais qui viennent d’une espèce qui n’est pas la sienne –, sans que la réciprocité des points de vue conduise à une assimilation du monde animal au monde humain, mais au contraire à une juste compréhension de l’écart qui les sépare .
Trouver l'abeille
Si à présent nous avons compris ce que signifie la diplomatie animale que l’auteur appelle de ses vœux (soit : l’aptitude à la compréhension des modes d’existence des autres animaux et l’insertion dans leur éthogramme en vue de produire une modification de comportement), il reste à expliquer par quelle médiation pratique une telle diplomatie peut être mise en œuvre. C’est ce que Baptiste Morizot s’efforce d’expliquer en citant les initiatives de ces grandes figures de diplomates dont les portraits traversent tout l’ouvrage, de saint François d’Assise à Aldo Leopold, remarquables en ceci qu’ils se sont efforcés avec un certain succès à pénétrer le monde animal et à interagir avec lui. Ainsi de l’initiative du biologiste Dave Ausband qui consiste à déployer d’invisibles frontières d’odeurs (appelées "biofences", ou clôtures biologiques) mimant la présence d’une meute rivale, qui structurent efficacement l’espace géopolitique lupin, en limitant les transgressions de frontières des meutes en présence . Le phénomène étho-écologique du dear enemy effect offre un autre exemple d’une situation où deux populations voisines d’animaux territoriaux voient baisser significativement leur agressivité mutuelle dès le moment où des frontières territoriales sont clairement et fermement établies . L’initiative de l’équipe de Lucy King est un autre encore : cherchant un moyen de tenir à distance les éléphants de la région du lac Turkana au Kenya des champs cultivés par les habitants, Lucy King a eu l’idée d’élaborer des clôtures de champs intégrant des ruches traditionnelles locales, sachant que les pachydermes piétineront sans sourciller les clôtures physiques les plus monumentales qui seraient dressées sur leur passage mais qu’ils ne se risqueront pas à se frotter à des abeilles dont les piqûres sont pour eux très dangereuses .
On saisit par là même mieux en quel sens il est possible de parler de mutualisme : dans l’exemple des ruches traditionnelles, fonctionnant comme un dispositif analogue à celui des biofences, les divers aspects de la relation établie entre les éléphants et les populations locales sont mutuellement bénéfiques, puisque celles-ci ont trouvé le moyen de développer une ressource économique et d’améliorer leur qualité de vie, tandis que ceux-là voient leur sécurité garantie du fait même de l’absence de toute confrontation avec les humains. C’est cet objectif qu’il convient, autant que faire se peut, d’atteindre à chaque fois que l’intervention humaine est requise pour rétablir un équilibre, restaurer une relation entre communautés biotiques, en élevant le concept de mutualisme à la hauteur d’un principe régulateur d’éthique environnementale – moyennant quoi nous travaillerions à "piloter" la biodiversité pour le plus grand bénéfice de ses diverses communautés. "Prendre pour guide l’idée de valoriser les mutualismes avec la biodiversité qui nous fonde, écrit l’auteur, limite conjointement l’anthropocentrisme de ce pilotage et ses risques démiurgiques : les mutualismes existent déjà, il ne s’agit pas d’inventer une nature de synthèse, mais de s’inspirer d’eux, de les approfondir, de les affiner. Il s’agit de s’insérer dans l’histoire évolutive des relations écologiques pour en valoriser certaines plus que d’autres" .
Comme on peut le voir, l’ouvrage de Baptiste Morizot est en tous points remarquable, finement conçu et profondément médité, et il n’est absolument pas douteux qu’il donnera lieu à d’amples discussions, qu’il appelle et justifie pleinement. Pour amorcer ces dernières, nous souhaiterions en conclusion avancer les quelques remarques suivantes, dont le titre que nous avons donné à ce compte rendu indique l’inspiration générale.
Quelques doutes sur la pertinence d'un tel projet
Il nous paraît très frappant, dans la manière dont l’auteur pose le problème de la gestion de la faune sauvage et plus particulièrement de celle des grands prédateurs, qu’un tel problème soit systématiquement dissocié des rapports que nous entretenons avec les autres formes de vie animale, à commencer bien sûr par les animaux domestiques et les animaux d’élevage (pour ne rien dire des animaux que Kymlicka et Donaldson appellent les animaux liminaires : à défaut de retenir quelque chose de leur projet politique – que l’auteur repousse de manière trop cavalière – la phénoménologie du monde animal qu’ils esquissent aurait bien mérité d’être considérée), comme si ces diverses relations à la vie animale dans son ensemble pouvaient être dissociées, et comme si une tel geste de dissociation n’était pas pratiquement préjudiciable à la cause animale et théoriquement égarante.
Pour reprendre le problème qui constitue le point de départ de toute la réflexion de l’auteur, celui du report d’une partie de la prédation des loups sur les troupeaux de moutons peu protégés des Alpes Maritimes, il est remarquable que l’auteur situe sa propre intervention dans les limites du conflit qui s’est élevé entre les éleveurs et les associations de défense des animaux, comme si les loups étaient les seuls à manger les moutons, comme si les moutons n’étaient pas élevés par des hommes en vue d’être vendus à l’industrie agro-alimentaire, tués, commercialisés et consommés. En dissociant ces deux aspects, ou plutôt en considérant implicitement que l’élevage des animaux pour répondre aux besoins de consommation carnivore ne pose en soi aucun problème, l’auteur laisse dans l’ombre des données fondamentales de la question qu’il examine, et par là même il prend le risque de la présenter sous un faux jour.
Le plus étrange est qu’il arrive pourtant à Baptiste Morizot de s’approcher au plus près d’une telle interrogation lorsqu’il est fait mention du phénomène, longtemps considéré comme une sorte d’énigme éco-éthologique, appelé le "surplus killing", en entendant par là le comportement du loup qui consiste à tuer beaucoup plus de brebis qu’il n’en mange lorsqu’il attaque un troupeau. Comme il l’explique, un tel comportement n’a plus rien d’énigmatique si l’on prend en considération le fait que le loup a affaire aujourd’hui à des moutons domestiques, grégaires et peureux, qui ont été sélectionnés comme tels par les éleveurs dans la mesure où ce comportement facilite leur travail. Pendant l’attaque, les brebis paniquées et resserrées autour de la première proie tuée maintiennent le loup dans un état qui appelle la prédation, de sorte qu’il multiplie, par maintien d’un stimulus, les mises à mort . Mais pourquoi les hommes ont-ils cherché à domestiquer les moutons et à exercer une telle pression de sélection si ce n’est pour répondre à des besoins alimentaires ? Le problème que pose le "surplus killing" n’est pas seulement ni fondamentalement celui d’une relation écologique entre le loup et le mouton qui a été perturbée du fait de la domestication de ce dernier par les hommes, c’est celui d’une domestication commandée par des impératifs alimentaires, dont le bien-fondé n’est jamais interrogé. S’il importe que le loup ne mange pas nos moutons et qu’il n’en laisse pas derrière lui certains qu’ils ne mangent même pas, n’est-ce pas pour que nous puissions le faire nous-mêmes ?
Le problème de cohabitation, dans ce cas, se présente, non pas comme un partage des usages de l’espace, mais comme un partage des ressources alimentaires, ou encore comme une manière pour les êtres humains de mettre à l’abri leur gagne pain et de protéger leur steak – de là, sans doute de la part de l’auteur, la référence répétée à la théorie pourtant absurde du contrat domestique , réfutée une bonne fois pour toutes par Clare Palmer dans un article magistral , et dont il n’est pas bien difficile de montrer qu’elle n’a jamais servi à rien d’autre qu’à justifier le statu quo.
Et en effet, il est difficile de résister à l’impression qu’il en va, dans toute cette affaire, de garantir la pleine jouissance de nos propriétés et la pérennité de notre mode de vie. Car à quoi se ramène, tout bien considéré, le dialogue que le diplomate animal doit établir avec les communautés biotiques ? A leur signifier les limites de notre territoire, à dresser un panneau "défense d’entrer" au seuil de nos propriétés et de nos fermes d’élevage. Dehors les loups qui dévorent nos moutons et nous retirent le pain de la bouche, mais dehors aussi les éléphants qui saccagent nos plantations et affament les populations locales ! Un tel "dialogue" se ramène à une série d’interdits, ressemblant en tous points à ce langage administratif fait de commandements, de directives, de consignes, qui est tout ce que l’on veut sauf un langage. Quant à la composition des rapports censée augmenter la puissance des termes mis en relation et à la recherche active de mutualismes, elles semblent se ramener surtout à l’augmentation capitaliste des bénéfices, dont la richesse économique ne constitue pas l’un des moindres aspects, comme l’atteste l’exemple des ruches d’abeille au Kenya, mais comme l’atteste aussi l’exemple des moutons dont le cheptel n’est plus décimé par les loups et se révèle donc plus rentable. En outre, les bénéfices en question semblent bien unilatéraux, car si les hommes ont incontestablement gagné dans cette opération, les animaux n’ont quant à eux rien gagné, si ce n’est de pouvoir vivre en paix : on ne voit pas bien en quoi la relation elle-même s’est enrichie.
Il apparaît de ce point de vue quelque peu paradoxal que l’auteur puisse prétendre que la voie diplomatique qu’il fraye dans ce livre aura peut-être pour effet de "réenchanter le monde" , alors même qu’il ne semble pas interroger le bien-fondé des pratiques qui ont transformé la vie des milliards d’animaux d’élevage en une forme de vie constamment exposée à la mort, à commencer par celle de ces paisibles agneaux qui paissent dans le vallon attaqués par les loups et qui sont massivement invités à la table de Pâques, et alors même qu’il semble couper les ponts qui pourraient nous relier aux animaux domestiques en préconisant, en guise de mode de communication avec les animaux, une stratégie d’insertion dans leurs éthogrammes, qui consiste à jouer avec leurs codes de déchiffrage du monde, et non pas à entrer en relation empathique avec eux, c’est-à-dire à nouer une relation où les affects assument un rôle prépondérant en s’adressant à un être considéré d’abord et avant tout comme un être sensible et vulnérable.
Ce que l’auteur dit du loup – à savoir qu’il ne mérite pas seulement d’être défendu parce qu’il appartient à un patrimoine naturel, ou bien par culpabilité de l’avoir éradiqué, ou bien par prise de conscience morale biocentrique, mais parce qu’l remet en place une biodiversité totale – pourrait se révéler préoccupant si la logique d’un tel raisonnement était appliquée aux animaux domestiques. Le commandement de protection des animaux n’a pas à se prévaloir d’une quelconque utilité, même pensée en termes de mutualisme, pour se justifier en tant que tel, et l’on pourrait se demander si tel ne devrait pas précisément être le sens premier d’une politique animale, dont Baptiste Morizot esquisse pourtant le programme dans le dernier chapitre de la première partie , lequel apparaît comme le moins abouti du livre entier dans la mesure même où il se soustrait à toute confrontation sérieuse avec les principaux projets politiques avancés en ce sens, notamment par Will Kymlicka et Sue Donaldson (au Canada) et Corine Pelluchon (en France), mais aussi parce qu’il semble se ramener à la proposition triviale d’une simple délimitation des territoires respectifs.
Aussi profond et original que soit l’essai de Baptiste Morizot, nous estimons donc que la pertinence de son propos est surtout locale, restreinte au problème de la gestion des espèces de la biodiversité sauvage (avec toutes les réserves que nous avons indiquées), mais qu’il ne peut pas prétendre, en l’état, se saisir de la problématique globale des rapports que nous soutenons avec les animaux, et encore moins se présenter sous la forme d’une véritable politique animale