Une introduction efficace à l’œuvre de Heidegger, qui invite en premier lieu à retourner au texte original.

Le psychiatre Medard Boss, dans les Séminaires de Zurich, s'étonne que le philosophe du souci (Sorge), de la « sollicitude devançante », à la personnalité affable, ait pu appartenir au parti nazi. Il s'étonne plus exactement de l'étonnement possible du lecteur face à l'événement. L'implication "institutionnelle" de Heidegger est pourtant effective, et nombreux sont ceux qui dénoncent avec vigueur sa compromission politique (Y. Vargas en fut l'initiateur), jamais reniée, ou qui stigmatisent (E. Faye) la rationalisation philosophique d'idéologèmes nazis que pratique, à leurs yeux, Heidegger. Certains passages des Cahiers noirs, il est vrai,constituent une apologie non déguisée du nazisme, motif pour lequel les descendants de Heidegger en refusèrent longtemps la publication.

S'en tenant aux seuls aspects philosophiques de ce procès, Walter Biemel suggère pour sa part que la lecture d'Être et Temps n'est pas interdite. Pour ce phénoménologue allemand d'origine roumaine (mort en mars 2015), et qui fut élève de Heidegger, cette oeuvre décisive comporte une analyse féconde du concept de monde. Il faut préciser que l'ouvrage de Biemel consacré à cette problématique parut pour la première fois en 1950, avant que ne s'ouvre la controverse sur les implications totalitaires de la pensée du philosophe badois.

Sein und Zeit (Être et Temps,1927)est donc le point de départ de sa réflexion. Il s'agit d'entendre que, chez Heidegger, c'est d'abord le sens de l'Être qui est à interroger : sa perspective est d'abord « ontologique ». Or c'est précisément l'« existence », traditionnellement opposée à l' « Être », qui fournit cette possibilité de compréhension de l'« Etre ». Un « étant » privilégié, le Dasein (« être-là ») donne cette opportunité, puisqu'exister signifie comprendre à la fois son être, et l'Être en général. Ce que je suis, comme existant, c'est cela même qui appelle compréhension, élucidation, explicitation. Exister, pour autant, est un devoir : être à pied d’œuvre dans une reconquête de soi toujours inachevée, telle est la tâche requise, et qui décide de l'authenticité ou de l'inauthenticité de mon être. En bref, l'être du Dasein, c'est non seulement son existence, mais aussi son existence en tant qu'il est mien. Un objet, dans ces conditions, n'existe pas, parce qu'il n'ouvre pas à l'Être, idée confirmée par Heidegger dans Was ist Metaphysik (Qu'est-ce que la métaphysique ?, 1929). Par ailleurs les caractères du Dasein ne sont pas des propriétés – des éléments qui lui seraient propres et qui relèveraient de l'avoir – mais des modalités possibles de son « pouvoir-être ». Les « existentiaux »–qui constituentla structure ontologique de l'existence, toujours humaine – se distinguent des « catégories » définissant le non-humain, à savoir les choses, les objets, les êtres inanimés... Les niveaux ontologique (existential) et pré-ontologique (existentiel) se confondent, « En fait, Heidegger part de l'ontique (le niveau de l'étant, de ce qui est, ndlr), et l'ontologique (plan de l'Être) n'est rien d'autre qu'une explication de ce qui est enveloppé dans l'ontique, autrement dit de la racine de sa possibilité »   .

 

Le concept de monde

Comment éclairer le concept de monde ? A travers l'expression « être-dans-le-monde », d'abord, qui renseigne d'emblée sur la familiarité qui me relie au monde : je suis « auprès du » monde (Seinbei), ce qui au demeurant n'est pas exclusif de la position spatiale que j'y occupe. Le monde, cependant, n'est pas un contenant, et « être-dans-le-monde » signifie tenter d'en saisir la valeur. Quel est le rapport du Dasein au monde ? Ce qui est en question, c'est la « mondanéité » du monde, à savoir une détermination singulière du Dasein, dont la signification, pour le redire, est ontologico-existentiale. La mondanéité, ainsi, est un existential. A l'instar de Hegel, Heidegger indique les directions à suivre pour thématiserce qui se présente d'abord comme vécu : le monde est l'ensemble des étants, mais il est aussi l'être d'un seul étant (celui du mathématicien, par exemple), et il se réfère enfin au Dasein lui-même dans sa "concrétude". Cette dernière acception concernela façon dont l'homme se comporte dans le monde, d'un point de vue factuel. Ainsi, pour entrevoir l'être du Dasein, Heidegger prend son départ dans le quotidien, afin d'appréhender son caractère « mondain ». Néanmoins, loin de se dissoudre dans le monde,les attributs du Dasein fusionnent dans l'unité d'une même « essence » (Wesen).

 

Monde & existence quotidienne

Ce qui est au principe du monde, en effet, et ce qui sollicite notre préoccupation, c'est l'ustensile, c'est-à-dire le système d'outils qui nous sert à vivre. Quelle est la modalité exacte de l'ustensile (Zeug) ? C'est qu'il n'est pas simplement donné, comme une chose, mais qu'il se rapporte au Dasein par sa maniabilité : il est « être-sous-la-main » (Zuhandenheit). L'être de l'ustensile ne se dévoile que dans la lumière de sa destination. Ici,W. Biemel ne s'engage pas dans les « querelles » interprétatives qui entoureront plus tard la traduction de ce concept. L'ustensilité relève de l' « employabilité », mode propre du matériau, et non de la connaissance théorique. L'usage pratique se réfère au « bon-pour », et la vue propre au Dasein, à ce niveau, est d'abord indistincte, puisque nous commerçons avec le complexe ustensilaire sans y « penser ». Ainsi, l'« être » de l'ustensile apparaît dans son « être-sous-la-main », mais sa structure ontologique va de pair avec sa dimension catégorielle : l'ustensile n'appartient pas au monde humain. Lorsque nous le perdons, cependant, comme lorsque nous le détériorons ou le détruisons, ne révèle-t-il pas sa position « dans » le monde, jusqu'à se réduire à l'état de chose ? Le paradoxe est que l'"étant-sous-la main" se dévoile dans son absence, son inutilité, en-dehors de notre préoccupation habituelle. L'agencement du quotidien se livre ainsi dans un certain désordre, celui qu'engendre le dysfonctionnement du système des outils.

Or si le monde est toujours présupposé, et s'il rend possible l'usage de l'ustensile (au sens indiqué), seule la réflexivité permet d'en saisir la structure ontologique. Dans le chapitre III, Biemel montre que la « négativité » de l'ustensile, sa rétention, dévoilent son « être-en-soi »,concept introduit par Hegel et repris par Sartre, et réservé en général à la chose. Mais, on l'a vu, sans l'insertion préalable dans la structure mondaine, l'étant (dont l'ustensile) est dénué de sens. Pour rendre compte de la mondanéité de l'ustensile, l'auteur invoque la double acception du terme « référence » :l'ustensile est à la fois « pour-quoi »(sa serviabilité), mais il comporte aussi, à l'image du signal, une dimension indicative. Les « signes » du quotidien sont donc des ustensiles qui ordonnent le monde des communications et leur statut est celui du renvoi, tout signe renvoyant à un autre. En bref, le Dasein existe nécessairement en rapport à la référence, i.e. à l'étant non-humain, et l'ouverture du monde permet de se rendre accessible la matérialité de l'étant ainsi que son usage.Le monde n'est pas une construction idéelle ni imaginaire.

 

Monde & « être-avec »

Pour préfigurer la problématique transcendantale du monde, Biemel approfondit la modalité d' « être-avec » du Dasein. La structure ontologique se repère à présent dans la « disposition affective », dans la « compréhension », le souci (Sorge) unifiant le monde et l'être-là. L'« être-avec » est sans rapport avec la proximité spatiale : il exprime la relation entre existants. En d'autres termes, le Da (le ) du Dasein n'est pas un adverbe de lieu, mais il désigne l'espace ouvert par l'irruption de l'homme. Cette « zone dévoilée », cet éclaircissement, laissent les étants – hommes, ustensiles, choses – être ce qu'ils sont. Pour reprendre le langage de Heidegger, pour que l'homme puisse exister, il doit se trouver dans l'éclaircie (Lichtung) que constitue l'Être lui-même. Dans Sein und Zeit, d'après Biemel, Heidegger prend appui sur le Dasein pour atteindre la vérité de l'Être, alors que dans ses écrits ultérieurs, il part de l'Être pour produire une interprétation de l'homme comme "berger de l'Être". L'inversion de la perspective apparaît dans sa "Lettre à Jean Beaufret" (23 novembre 1945, in Questions III et IV).Ainsi, l'"être-avec" se réalise dans la proximité avec l'Être comme dans la communauté partagée avec les autres existants. Chaque rapport à autrui suppose l'"être-avec", forme et « condition » de l'ouverture au monde. Concrètement, l'"être-avec" me met en contact avec l'autre sous les modalités de l'indifférence, de l'amour, de la haine : « Sur la base de cet être-dans-le-monde qui ne m'appartient pas à moi seul, le monde est d'emblée ce que je partage avec les autres »   . Le Dasein est originellement avec autrui, et la solitude elle-même suppose une certaine compréhension des autres hommes.

La disposition affective et la compréhension participent de l'analytique existentiale. Pour ce qui concerne la première, nous sommes en effet « disposés » d'une certaine manière, nous exprimons toujours une certaine Stimmung (humeur) : « La disposition ne se réfère pas d'abord à un élément psychique, elle n'est pas un état intérieur (...) mais (c'est) une modalité existentiale fondamentale de la révélation simultanée du monde, de la coexistence (avec les autres), et de l'existence... » (Sein und Zeit, p. 135). Autrement dit, la peur, par exemple, ne surgit que de la « disposibilité affective » qui me dispose déjà à la ressentir. Le deuxième existential, c'est la « compréhension ». Ce terme est sans rapport avec une quelconque intellection ou explication discursive : la compréhension fonde toutes les possibilités du comprendre - du prendre avec soi - et, en ce sens, la compréhension est toujours « disposée ». Ce que permet la compréhension, c'est la possibilité du « pouvoir-exister » et non la maîtrise du pouvoir-être. Le Dasein est ce qu'il peut être : il est ses possibilités. La compréhension révèle le monde et le Dasein tout ensemble, et la nature elle-même est découverte en vue d'une certaine possibilité. Mais, surtout, la compréhension est pro-jet (Entwurft), ce qui confère au Dasein son pouvoir ek-statique (son pouvoir d'ouverture). La compréhension ainsi entendue est une « vue », l'étant étant dévoilé dans « ce » qu'il est et « tel » qu'il est. Cette proposition nous sensibilise à l'inauthenticité du Dasein, qui rabat le monde vers l'impersonnel, lieu du bavardage, du On, de l'ambiguïté. Lorsque le Dasein « déchoit », ce n'est pas tant qu'il subisse une dépréciation morale, c'est qu'il traduit une existence « impropre ». Plus encore, l'être-déchu est le prétexte à la re-conquête de l'existence « propre », de l'ipséité authentique.

 

Monde & Souci

Dans les derniers chapitres, Biemel élucide le paragraphe 39 de Sein und Zeit, à savoir la question de l'angoisse, phénomène qui rend compte de la totalité originelle du Dasein. Dans l'angoisse, le Dasein éprouve le néant de son être, se confronte à sa précarité, se heurte à la perte de significativité. L'angoisse révèle combien l'homme est un « être-jeté », exposé à la déréliction. L'angoisse place le Dasein devant sa possibilité originelle, le rejette vers ce pour quoi il s'angoisse. Or le Dasein a la capacité de se dépasser, ce qu'exprime le Souci, dont la structure ontologique est « devançante » et répond - par anticipation – à la sollicitude pour autrui. Heidegger souligne que le Souci soutient les attitudes théoriques comme les attitudes pratiques. Mais son fondement ontologique ultime, c'est la temporalité. Expliciter l'être de l'homme et du monde par la temporalité est donc le dernier mot de l'analytique existentiale. Le Dasein se temporalise, c'est-à-dire qu'il est porteur d'avenir mais rencontre aussi sa possibilité extrême, à savoir la mort : « La mort n'appartient pas simplement d'une manière indifférente au Dasein lui-même, mais elle revendique ce Dasein en tant que Dasein individuel »   . Ainsi, se voir soumis à la mort, c'est anticiper ses possibilités, mais assumer aussi sa condition originelle, être indissolublement futur et passé. Par là même, exister, c'est dérouler une histoire, ce à quoi la nature est étrangère.

L'ouvrage de Walter Biemel est devenu un « classique » parce qu'il analyse de près le concept de mondanéité dans Sein und Zeit .Sa caractéristique tient à la façon dont l'auteur s'introduit dans les méandres de la pensée de Heidegger, invitant le lecteur à l'accompagner dans ce parcours sinueux. Les distinctions conceptuelles sont rapportées à l'ensemble du texte, cela va de soi, et le mérite de cette approche est qu'elle s'appuie sur des exemples « tangibles », donnant l'opportunité de faire prendre corps aux développements heideggeriens. Se tenant à distance des enjeux polémiques qui émergeront plus tard, Le concept de monde chez Heidegger constitue une introduction efficace aux "séductions" de l’œuvre de Heidegger, comparable à la seconde édition de La philosophie de Heidegger de Maurice Corvez (PUF, 1966   ), et qui incite en premier lieu à retourner au texte original   .