Chaque semaine dans « Nation ? (chronique) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle. Cette semaine elle s'interroge sur la forme démocratique qui s'esquisse à Nuit Debout, à partir d'une relecture de Rousseau et du concept de « débat antagoniste  » développé par Chantal Mouffe dans L'illusion du consensus. La question est la suivante : comment se réapproprier de la parole publique ?

 

 

«  Ptàkh pìkha le illèm  » : «  ouvre ta bouche pour le muet  »  

 

Dans la «  Seconde partie  » du Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les hommes, Rousseau écrit que le premier qui dit «  Ceci est à moi  » fut le véritable fondateur de la société civile. La source du mal, la propriété, s’instituait par cette parole. Le contrat de dupe, celui qui allait développer de plus en plus d’inégalités entre les citoyens, ne fut-il pas aussi l’œuvre du riche qui savait parler ? Proposant un pacte d’association, sans résistance aucune des autres, il instaurait un régime politique fondé sur son intérêt propre.

C’est cette même parole cependant qui sera garante du Contrat Social. Pas de démocratie sans exercice de la parole citoyenne, c’est-à-dire la parole de tous. Il y a de la politique parce qu’il y a la nécessité de délibérer sur ce qu’il faut faire, et donc d’user de la parole. Car la science ne permet pas de savoir, du fait même de sa démarche, ce qu’il faut faire. Une décision politique s’inscrit dans le temps de l’histoire, et ne saurait attendre. Aristote confiait cette tâche à la prudence de l’homme politique, Rousseau à l’institution de la volonté générale, qui ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers. Ces deux exemples semblent s’appuyer sur une méfiance vis-à-vis du peuple. Nuit debout, à sa façon, reprend cette question de la parole du peuple.

 

Une place plutôt que des usines

 

Cette puissance de la parole c’est ce que signifie d’abord Nuit Debout, cet événement lancé le 31 mars 2016, suite à la manifestation contre la loi Travail. Les manifestants ne voulaient pas en rester là. C’est ainsi que la Place de la République fut investie à Paris. Une place n’est pas un lieu neutre. D’abord ce choix se substitue à celui des usines, façon de dire que Nuit Debout ce n’est pas mai 68. Pour en rester à Rousseau, la circularité de la place est symbolique de l’égalité. On retrouve en effet dans le Second Discours la figure du cercle, dont le centre est occupé ici par le chêne, arbre des origines, autour duquel se réunissent les femmes et les hommes de la «  société primitive  », pour danser et chanter   . Dans La Nouvelle Héloïse, le chêne central est relayé par Julie, mère rassembleuse. Aujourd’hui, Julie est remplacée par la statue de la République à Paris.

On peut dégager deux sens possibles à ce choix. Premièrement, il exprime la volonté d’en finir avec les frontières politiques : entre les citoyens et les politiques (eux-nous), entre ceux qui décident et ceux qui votent. Ensuite, la place est aussi le lieu de la fête. Chez Rousseau, la fête symbolise l’espace de chant, de danse, lieu de la farandole où tout le monde se tient par la main, dans un élan où le vivre ensemble se déploie certes sur le mode de l’égalité, mais aussi sur un rythme militaire, ne l’oublions pas. La place est en plein air – expression d’une transparence chère à Rousseau – à l’abri du mensonge et de la trahison. Elle est donc la mise en scène d’un espace politique moral – mais pas moralisateur.

Cet espace public qui se distingue de la sphère privée réintroduit le peuple au cœur du politique, au sens de «  polis  », la Cité. La parole se fait publique, se met en scène, mais sans spectateurs, juste avec des acteurs. Il ne s’agit pas de mise en scène comme au théâtre, lieu de la représentation, de la médiation, car ici le peuple est réduit à une position de spectateur, il est mis à l’écart. Ainsi Rousseau comparait-il la démocratie représentative à une mise en scène théâtrale, et y voyait la raison de tous les dérapages du politique. Il insistait alors sur la nécessité de se méfier de tout ce qui sépare, distingue, les «  acteurs  » des «  spectateurs  ». «  Souvenez-vous que les murs des villes ne se forment que du débris des maisons des champs  », écrit-il dans le Contrat Social   .

 

Mise en question de la représentation

 

Certains appellent ce refus des frontières «  l’utopie Nuit Debout  », qui ressemble au projet de Rousseau. La République pensée par Rousseau était petite, insulaire, à l’image de la place. Mais la place de Nuit debout est aussi ouverture, c’est une sorte de constellation. Si certains dansent et chantent, font cuire des merguez, d’autres organisent des discussions. Il y a par exemple un groupe qui rédige une Constitution, non par naïveté, mais pour débuter avec cette réappropriation de la citoyenneté.

Nuit Debout s’étend aussi en dehors de la capitale et tente de se mélanger socialement. Car le risque toujours présent est de s’enfermer dans un entre-soi. À Nuit Debout il y a non seulement la volonté de tisser ensemble les problèmes et les propositions de solutions, mais aussi de ne pas se replier sur ce que certains ont qualifié de phénomène «  bobo  ». C’est ainsi qu’on a pu dire que le mouvement était social, nullement politique, manifestant chez beaucoup de jeunes militants la peur d’un déclassement social.

Mais surtout les militants de Nuit Debout ont évité l’écueil de la médiatisation, en ne nommant pas de porte-parole charismatique ni d'intermédiaire pour dialoguer avec les médias. Il n'y a pas de leader car ce n'est pas un mouvement politique au sens partisan – il exprime une contestation sociale. Que le système des partis politiques soit rejeté, cela est d’ailleurs cohérent avec toute la symbolique précédemment dégagée. Car Nuit Debout cherche à rassembler, refuse la représentation qui efface la parole publique. Cela ne veut pas dire qu’elle refuse la discussion, mais elle refuse la confiscation de cette dernière par ceux qui excluent les autres au nom d’intérêts qui sont loin d’être communs.

 

En finir avec le modèle ami-ennemi de Carl Schmitt

 

Il ne faut pas confondre la politique et «  le  » politique. Ce n’est pas parce que le mouvement Nuit Debout refuse le jeu des partis que sa démarche n’est pas fondamentalement politique. C’est à la ploutocratie, au pouvoir de l’argent, que s’attaque le mouvement. Certes, cela naît d’un souci moral, mais pas seulement. Ce qui est en jeu c’est la place de plus en plus envahissante des banques dans les décisions politiques des démocraties. Cela explique le souci de reprendre la parole.

Parler ensemble, ce n’est pas parler comme l’«  autre  ». Mais ce n’est pas non plus se figer dans  un rapport d’hostilité, que Carl Schmitt décrit comme figure «  ami-ennemi  ». Chantal Mouffe, dans son livre L’Illusion du consensus, sorti il y a peu, précise le sens de ce qu’elle appelle un débat «  agonistique  ». La vraie démocratie est agonistique  et non antagonistique. Cela signifie qu’il faut en finir avec le couple ami-ennemi de Schmitt et remplacer l’hostilité par l’adversité, en évacuant l’affectif. Le débat doit fixer les règles pour que les adversaires, c’est-à-dire les thèses opposées puissent se rencontrer en terrain neutre. Débattre suppose au moins deux thèses opposées. Depuis la fin de la guerre froide, du monde divisé en deux camps, note Chantal Mouffe, on constate la montée en puissance des actes terroristes. Certes, ce n’en est pas la seule raison. Mais à partir du moment où une seule puissance occupe le devant de la scène politique, «  l’absence d’un pluralisme effectif empêche les antagonismes de trouver des formes d’expression agonistiques, c’est-à-dire légitimes  »   .

L’affectif n’est plus aujourd’hui canalisé par la parole. Il suffit, pour s’en convaincre, d’entendre les politiques au pouvoir, transformés en de simples «  gestionnaires de moyens  ». La fragilité démocratique apparaît alors : les discours populistes s’emparent de ce trop plein d’affects. Une démocratie viable est une démocratie qui donne la parole. Le succès des partis populistes est de pointer là où cela va mal : la confiscation de la parole.

 

Échec de la démocratie participative

 

Le politiste Loïc Blondiaux décryptait le 12 avril, sur France Culture, la notion de «  démocratie participative  » et ses corollaires dans le débat public   . Il écrit «  L'expression "démocratie participative" est morte d'avoir abrité trop de significations différentes. Aujourd'hui, je préfère parler soit d'initiatives citoyennes, soit d'innovations démocratiques, soit de démocratie contributive. Parler de "démocratie participative", même si l'on veut parler de participation, finit par produire plus d'obscurité que de sens. Et vous voyez bien que les participants à la "Nuit debout" ne l'utilisent pas.  » Le paradoxe de la démocratie participative c’est qu’elle a empêché l’existence de cette parole. Cette parole Erri de Luca la nomme «  parole contraire  ».

En ce moment, à Paris et ailleurs, on retrouve ce droit de dire. Certains parlent d’utopie. Certains y voient un discours élitiste. Peu importe. Nuit Debout c’est l’état d’urgence de la réflexion politique

 

L’illusion du consensus,

Chantal Mouffe

Albin Michel, avril 2016

200 pages, 17.50 €

 

 

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