Quand Guillaume Duval se pose 32 questions sur la France et les Français, il reçoit un prix du Livre d’économie. Et bouscule pas mal d'idées reçues.

L'économie est une discipline fertile en idées reçues. Entre les slogans abusifs des acteurs politiques et les raccourcis hâtifs des puissances médiatiques, chacun élabore des théories générales à partir d'expériences insignifiantes ou d'erreurs d'interprétation. Il faut bien le reconnaître, nous sommes tous sujets à cette tentation de la précipitation qui détériore la réflexion. Voici l'occasion d'élargir notre champ de vision.

Entre la croissance des inégalités qui augmente et la croissance de la France qui décline, la France est-elle condamnée au déclin ? C'est la question que souhaite élucider Guillaume Duval, rédacteur en chef du mensuel Alternatives économiques, dans son dernier opus de 226 pages. Pour cela, il répond successivement à 32 questions aussi diverses qu'intéressantes : "Les Français sont-ils des paresseux ?", "les diplômes ont-ils perdu toute valeur ?", "les chômeurs sont-ils trop bien traités ?", "pourquoi y a-t-il tant de smicards ?", "la France est-elle menacée de faillite ?"... On comprend assez vite où veut en venir l’auteur. Et le livre est à la hauteur.

Sans jamais sombrer dans la caricature du débat entre antilibéraux haineux et capitalistes méprisants, Duval présente une argumentation pédagogique basée sur ce que disent les chiffres. Ce petit manifeste contre la doxa libérale et la pensée dominante pratique ainsi la comparaison en ratissant les statistiques. Le style ne gâche rien à l’affaire, car l'auteur excelle dans l’art de la formule et de l’analyse. Premier constat : le "travailler plus" fait rarement bon ménage avec le "travailler tous". Deuxième remarque : "travailler longtemps est avant tout une caractéristique des pays pauvres et arriérés". Au moins, on sait où on met les pieds.

Et les conclusions s'enchaînent. Oui, les inégalités de patrimoine sont énormes. Oui, l'école va mal. Oui, la France ne pèse plus grand chose à l'échelle du monde. Le portrait économique et social de la société française brossé par Guillaume Duval n'est pas franchement reluisant : "si la France est encore la sixième économie du monde, c’est parce que celle-ci reste profondément inégalitaire". Mais le propos se veut plus lucide qu'alarmiste : "ce n'est pas parce que les Indiens vont mieux que nous sommes condamnés à aller plus mal. Nous ne nous maintenons au 6e rang qu'au prix de très fortes inégalités. Les Danois, au 26e rang, vont très bien ! Les Français, qui ont souvent pris la grosse tête depuis deux siècles, doivent redescendre sur terre et s'habituer à l'idée qu'ils ne pèsent que 1% du monde".

Bref, ce livre s’emploie à déconstruire nombre de clichés avec la rigueur d’un universitaire méticuleux. Quitte à critiquer les institutions politiques, comme sur la question de l’immigration : "pour qu’un étranger qui entre sur le territoire français devienne un immigré, il faut qu’il commence par poser ses valises et par s’installer. Par convention, on considère qu’est immigrée toute personne qui est née étrangère à l’étranger et qui réside sur le territoire national depuis au moins un an. Cette définition ne satisfait pas toujours les services du ministère de l’Intérieur, mais c’est celle qu’ont adopté tous nos voisins depuis longtemps."

Ou plus tendance, sur la question du travail. N’en déplaise à Nicolas Sarkozy qui les critique sans jamais vraiment les détricoter, les 35 heures ont bien créé 350 000 emplois et les Français restent les plus productifs du monde derrière les Belges et les Américains. Par ailleurs, les femmes qui travaillent à temps partiel sont moins nombreuses et travaillent plus longtemps qu'ailleurs : 22,7 heures par semaine en France contre 19,8 heures en moyenne en Europe. Et quant à savoir si les jeunes sont les victimes des vieux, il faut déjà remarquer que les jeunes ne forment pas une classe homogène et qu’ils pourraient bientôt bénéficier du départ massif des seniors (qui vont, eux, être les premières victimes des réformes des régimes de retraite).

Parfois, les constats sont inattendus. Par exemple, sur la question écologique. Cocorico ? Eh bien non ! Si la France émet moins de gaz à effet de serre que d'autres pays développés grâce à son parc nucléaire, elle reste la grande championne du gaspillage et de la pollution en raison de son étalement urbain et obtient la médaille d’or de l'utilisation des pesticides et des engrais chimiques. Bien pire : depuis vingt ans, presque toutes les mesures prises en matière d'environnement ont été imposées à la France par Bruxelles.


À lire également :


Sur le chômage et le précarité :

- Une critique du livre de Martin Hirsch et Gwenn Rosière, La chômarde et le haut commissaire (Oh Éditions), par Baptiste Brossard.
Dialogues sur la possibilité d'une action sincère en politique.

- Une critique de ce même livre, La chômarde et le haut commissaire (Oh Éditions), par Thomas Audigé.
Un ouvrage qui fera assurément débat, tout comme le sujet qu'il traite d'ailleurs.

- Une critique du livre de Nicolas Jounin, Chantier interdit au public (La Découverte), par Mathias Waelli.
Une enquête ethnographique exemplaire sur les contradictions du BTP et la réalité quotidienne des chantiers.

- En complément, la postface méthodologique de l'ouvrage de Nicolas Jounin.


Sur la question du modèle social :

- Une critique du livre de Gøsta Esping-Andersen, Trois leçons sur l'État-providence (Seuil / La République des idées), par Gérôme Truc.
Quelques leçons sur l'avenir de la protection sociale en Europe. Un petit ouvrage pas toujours innovant mais à coup sûr stimulant.

- Une critique du livre de Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Nathalie Georges.
Yann Algan et Pierre Cahuc entreprennent un diagnostic économique de la France et avancent des hypothèses pour sortir de la 'société de défiance'.

- Une critique du même livre, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Olivier Blanchard.

- Une critique du livre de Edmund S. Phelps, Rémunérer le travail (Economica), par Thomas Audigé.
E. Phelps évoque la lutte contre le chômage en alliant préoccupations sociales, recherche de l’équité, responsabilisation et compatibilité avec les marchés.


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Crédit photo : Paysage du temps / Flickr.com