Une enquête ethnographique exemplaire sur les contradictions du BTP et la réalité quotidienne des chantiers

Chantier interdit au public ! L’annonce attise la curiosité du passant. De là à enjamber la palissade, il y a encore un pas (le livre illustre d’ailleurs très bien la difficulté de l’exercice). En général, on respecte la consigne et on passe son chemin.

Nicolas Jounin s’est montré plus persévérant. Bien lui en a pris. À force d’arpenter les rues aux alentours de la gare du Nord, de harceler les commerciaux des agences d’intérim, le jeune chercheur a obtenu, en 2001, son laisser-passer pour le BTP : une mission d’une journée... suivie d’une deuxième, puis d’autres plus longues, ainsi qu’un stage de formation de trois mois en lycée professionnel. Finalement, mis bout à bout, 12 mois durant, l’auteur a officié comme manœuvre, aide-coffreur et ferrailleur dans le bâtiment parisien. Sans pour autant prétendre partager complètement leur ressenti (cf. postface), il a connu les conditions de travail et d’emploi des milliers d’intérimaires embauchés (et débauchés) chaque jour sur les chantiers. Il émane de ce matériau un ouvrage répondant parfaitement à la double exigence affichée par son éditeur   : allier "travail empirique" et "rigueur conceptuelle".


Un quotidien précaire, entre insécurité et résistances

Ainsi, en prenant appui sur son expérience et celle de ses collègues, Nicolas Jounin analyse l’institution de la sous-traitance en cascade et la gestion raciste des embauches comme des instruments de subordination, permettant à la fois de mobiliser la main-d’œuvre et d’en limiter le coût. Sans céder au misérabilisme, l’auteur nous plonge dans un quotidien peu engageant, fait de précarité, d’humiliations, d’insécurité. Le livre est dur. Il ne tentera certainement pas le lecteur de contribuer à la résolution des problèmes, constamment invoqués par les entrepreneurs, de pénurie de main-d’œuvre (argument battu en brèche dès les premières pages). Mais il n’en reste pas là, car le terrain  renvoie aussi constamment aux "tactiques" (au sens de Michel de Certeau), aux pratiques subversives des ouvriers. Loin de se limiter à constater des "anomalies incompréhensibles"   (des exceptions qui confirment la règle), l’auteur les traite comme des signes de contradictions structurelles : elles éclairent les processus conjoints d’externalisation et de fidélisation de la main-d’œuvre dans le BTP.  

Ainsi, Nicolas Jounin nous invite à faire la sociologie d’une tension, située entre, d’un côté, "des politiques d’entreprises visant une externalisation et une précarisation de la main-d’œuvre, relayées par le statut fragile des travailleurs visés, majoritairement des immigrés" et, de l’autre "une soumission, mais aussi des résistances. Ces résistances certes ténues, éparpillées, silencieuses, mais têtues, qui menacent à l’occasion des constructions, et contraignent les employeurs à mettre en place des stratégies de compensation."  


De chantier en chantier : les contradictions du BTP

Le livre prend la forme d’un témoignage ethnographique. Il place donc l’auteur au centre du récit. Comme le rapport d’identification au narrateur fonctionne bien, le texte est d’un abord agréable. Mais la démarche ne se limite pas à un exercice de style. Elle est surtout très didactique : en accompagnant le chercheur dans son enquête, le lecteur voit les hypothèses se dessiner de manière convaincante au fil du terrain et des recherches documentaires (les fines descriptions alternant tout au long du livre avec des cadrages plus larges, sur les évolutions des mécanismes d’embauche, des politiques migratoires etc.)

Exception faite de deux chapitres transversaux (traitant des pratiques, souvent illégales d’intérim et de la sécurité sur les chantiers), le développement de l’argumentation suit alors la chronologie de l’investigation. D’un chantier à l’autre, l’auteur nous entraîne dans les coulisses de sa recherche. Ses doutes et ses frustrations face aux obstacles servent de levier à l’argumentation : les difficultés d’accès au terrain font office de point de départ à une analyse de la discrimination raciste à l’embauche, et le désarroi du nouvel arrivant, incapable de cerner les hiérarchies informelles du chantier, donne la mesure du processus d’externalisation de la main-d’œuvre...

Ainsi, chemin faisant, les exemples récoltés mettent en lumière les contradictions à l’œuvre sur les chantiers. On notera, au passage, une belle analyse des effets pervers des réglementations censées renforcer la sécurité qui tendent surtout, en raison des exigences contradictoires de productivité, à faire porter le chapeau aux ouvriers. Sans éliminer les conduites à risques, les réglementations "imposent le silence à leur sujet et font ainsi obstruction aux tentatives de reprise en main de leur sécurité par les salariés".  

Pour clore sa "chronique des chantiers", Nicolas Jounin s’empare, une fois de plus, de l’exemple qu’il incarne : un français ni "con", ni "chef", à la fois docile et en règle. Cette figure, très courtisée par la maîtrise, éclaire les contradictions du modèle de mobilisation des travailleurs à l’œuvre (celles-là même qui ont rendu cette figure improbable), oscillant entre logique marchande et logique personnelle. De cette manière, l’auteur ouvre la porte à une conclusion plus conceptuelle visant explicitement à mettre de l’ordre dans son récit. Cette dernière se clôt par une inscription (timide) dans les débats actuels de la sociologie du travail, concernant la précarité et la refonte des droits sociaux des travailleurs. Après s’être tenu de manière exemplaire à distance de tout misérabilisme et de toute exaltation subjectiviste l’auteur semble comme hésiter à emprunter une position normative... et on le comprend. Ceci dit, que le lecteur ne s’arrête pas en si bon chemin ! Suivant la tradition de Chicago, le livre comporte encore une postface méthodologique. Remarquable d’intelligence, celle-ci donnerait bien envie d’ériger Chantier interdit au public en "lecture fortement conseillée aux apprentis ethnographes".  Finalement, à mettre entre toutes les mains !


À lire également :

- La postface méthodologique de l'ouvrage


Sur le chômage et le précarité :

- Une critique du livre de Martin Hirsch et Gwenn Rosière, La chômarde et le haut commissaire (Oh Éditions), par Baptiste Brossard.
Dialogues sur la possibilité d'une action sincère en politique.

- Une critique de ce même livre, La chômarde et le haut commissaire (Oh Éditions), par Thomas Audigé.
Un ouvrage qui fera assurément débat, tout comme le sujet qu'il traite d'ailleurs.


Sur la question du modèle social :

- Une critique du livre de Gøsta Esping-Andersen, Trois leçons sur l'État-providence (Seuil / La République des idées), par Gérôme Truc.
Quelques leçons sur l'avenir de la protection sociale en Europe. Un petit ouvrage pas toujours innovant mais à coup sûr stimulant.

- Une critique du livre de Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Nathalie Georges.
Yann Algan et Pierre Cahuc entreprennent un diagnostic économique de la France et avancent des hypothèses pour sortir de la 'société de défiance'.

- Une critique du même livre, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Olivier Blanchard.

- Une critique du livre de Edmund S. Phelps, Rémunérer le travail (Economica), par Thomas Audigé.
E. Phelps évoque la lutte contre le chômage en alliant préoccupations sociales, recherche de l’équité, responsabilisation et compatibilité avec les marchés.


Pour avoir une vue d'ensemble sur ces questions et d'autres sujets :

- Une critique du livre de Guillaume Duval, Sommes nous tous des paresseux ? et 30 autres questions sur la France et les Français, (Seuil), par Rémi Raher.
Quand Guillaume Duval se pose 32 questions sur la France et les Français, il reçoit un prix du Livre d’économie. Et bouscule pas mal d'idées reçues.


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crédit photo : Ol.v!er[H2vPk] / flickr.com