Dans cet ouvrage très documenté, Christophe Barret, historien spécialiste de l’Espagne, analyse les conditions d’émergence et les ressorts idéologiques de ce mouvement qui s’est imposé comme un acteur majeur du jeu démocratique espagnol. Une enquête passionnante pour comprendre le vaste mouvement de recomposition de la vie politique espagnole.

 

 

Nonfiction.fr : Podemos c’est d’abord l’histoire d’une émergence politique fulgurante. Entre la création officielle du parti en janvier 2014 et les élections  européennes de mai 2014, se passent cinq mois. Cinq mois au cours desquels Podemos va réaliser une percée électorale inattendue. Toutefois, vous rappelez bien que ce mouvement puise ses racines dans le mouvement social anti-austéritaire des Indignés né en 2011. À ce moment, les futurs dirigeants de Podemos, s’ils ne comprennent pas tout de suite la nature de la contestation et les bénéfices qu’ils vont pouvoir en tirer, font un pari risqué : celui de croire que ce mouvement révélait une crise profonde de la démocratie et non une énième contestation libertaire du «  système  ». Comment s’est solidifiée cette contestation depuis 2011 et jusqu’à la naissance institutionnelle du parti en 2014 ?

Christophe Barret : Leur pari est risqué. D'autant plus que, dès l'automne 2011, le Parti Populaire (PP) de Mariano Rajoy remporte les élections législatives… Cependant,  dans les semaines qui suivent le soulèvement de la vague des Indignés, des sondages  indiquent que de très larges segments de l'opinion sont susceptibles de se convertir en ce qu'Íñigo Errejón – numéro deux et idéologue de Podemos – appelle «  des secteurs alliés  ». Parmi eux, on trouve des électeurs du centre et de droite qui, même s’ils ne se rendent pas sur les places des grandes villes, relaient les messages des Indignés sur les réseaux sociaux, témoignent de la sympathie à l'égard de ceux qui viennent en aide aux victimes de la crise ou dénoncent les injustices à la manière d'Ada Colau – future maire de Barcelone.

C'est donc très logiquement qu'au cours de l'été 2013, naît l'idée de créer une «  Syriza espagnole  ». La décision est prise en marge de l'université d'été du mouvement Izquierda Anticapitalista, qui mettra du reste son appareil militant au service du jeune mouvement au cours de la campagne pour les élections européennes de 2014. Le manifeste appelant à une candidature unitaire, au début de cette année-là, convainc Pablo Iglesias et ses compagnons qu'aucun retour en arrière n’est possible et, quand bien-même, qu’il faudra continuer à construire ce navire à mesure qu'il avancera sur les flots. C'est qu'en Grèce, Syriza a déjà ouvert la voie. «  Les gens n'ont pas voté Syriza parce qu'ils étaient de gauche  », dit Pablo Iglesias dans un livre d'entretiens publié avec le chanteur de rap engagé Nega   . Alexis Tsipras, le premier, semble avoir réussi à faire l'unité des classes moyennes.

 

Nonfiction.fr : Podemos est incidemment né de l’éclatement de la bulle immobilière espagnole. Le mouvement des Indignés, dites-vous, n’a pas été compris par la gauche traditionnelle. Ce sont principalement les classes moyennes qui se sont soulevées car ce sont ces dernières qui avaient massivement investi dans l’immobilier. Podemos a rapidement compris l’enjeu que constituaient ces populations en voie de déclassement. Ce qui nous amène à une deuxième question sur la sociologie de l’électorat de Podemos. Qui sont ses électeurs? Peut-on distinguer une dynamique générationnelle ?

CB : À l'occasion des élections régionales et municipales du printemps 2015, des enquêtes très complètes ont pu être menées et publiées. L'une d'elles nous nous apprend que, curieusement, avant d'être le parti des exclus, Podemos est bien celui des Indignés. Électoralement, il recrute plus parmi ceux qui, victimes ou pas de la crise économique, se sentent proches des déclassés que vous évoquez   . Parmi les autres surprises, il faut retenir le fait que Podemos a davantage mobilisé chez les petits entrepreneurs et commerçants que le PSOE   ou même le PP   ! La stratégie du front transversal à la dichotomie transversale a donc semblé, au moins un temps, fonctionner.

Il existe bien une rupture générationnelle. L'électorat jeune et urbain est particulièrement séduit par Podemos. Ce qui permet à Pablo Iglesias et à ses compagnons de penser que l'avenir leur appartient… Mais, en Espagne, compte tenu de la pyramide des âges, les 18-34 ans ne représentent qu'à peine 22 % des électeurs. Et l'électorat jeune est lui-même divisé. À la veille des législatives, une enquête révélait que les étudiants et les jeunes chômeurs votaient Podemos mais que les Espagnols salariés de la même tranche d'âge font plutôt le choix de Ciudadanos (C's).

 

Nonfiction.fr : Vous revenez longuement sur la formation intellectuelle des cadres de Podemos. Loin d’être des agitateurs professionnels, ces derniers sont des enseignants en sciences politiques et des lettrés passés par l’université espagnole. Les meneurs de Podemos se placent sous une triple filiation : Karl Marx, Antonio Gramsci et Ernesto Laclau. Vous rappelez que presque immédiatement leur combat politique n’a qu’un objectif : la lutte pour l’hégémonie culturelle. Comment s’articulent ces trois influences dans l’élaboration de la doctrine et de la stratégie de Podemos ?

CB : Pablo Iglesias se dit «  communiste  ». Sa détermination toute «  léniniste  »  –  je cite… – est saluée par son camarade Íñigo Errejón, dans la thèse que ce dernier rédige en 2011. Ces marxistes pensent, tout comme le jeune marxiste britannique Owen Jones – qui appartient à la même génération – que la crise de 2008 est «  le mur de Berlin de l'ultra-libéralisme  ». Comme en 1917, ces jeunes révolutionnaires pensent que le pouvoir ne peut être pris qu'à l'occasion d'une crise majeure du capitalisme. Voilà pour l'héritage de Karl Marx. Antonio Gramsci, le père du Parti Communiste Italien, a lui introduit cette notion d'hégémonie culturelle à laquelle vous vous référez. En deux mots : rien en sert de gagner les élections si l'on n'a pas, au préalable, conquis les esprits ou plus précisément orienté le «  sens commun  » – c'est-à-dire l'ensemble des symboles ou des idées les plus communément admises en politique. Par temps de crise, cette «  centralité  » est à distinguer du «  centre  » de l'échiquier politique. L'argentin Ernesto Laclau, qui a grandi à l'ombre du péronisme, a réactualisé ce combat culturel, à la fin du XXe siècle, en convoquant la figure d'un chef plébéien – à laquelle Pablo Iglesias a tout fait pour coller – en insistant sur le fait que, bien-sûr, c'est dans le cadre des institutions existantes et de la légalité que la démocratie doit aujourd'hui être radicalisée.

 

Nonfiction.fr : Autre élément surprenant : pour Podemos, on ne peut pas faire de politique sans «  líder  ». Comment expliquer la nécessité d’un chef charismatique lorsque l’on connaît la volonté de Podemos de réinjecter de l’horizontalité dans la prise de décision démocratique ?

CB : Les circonstances et la mise à jour du logiciel marxiste font loi, pour les dirigeants de Podemos. Cela ne va cependant pas sans souci. À l'intérieur du mouvement, deux tendances ont du mal à cohabiter. Teresa Rodríguez et Pablo Etchenique, tous deux élus au Parlement européen en 2014, sont les plus ardents défenseurs de l'horizontalité : la première, issue des rangs d'Izquierda Anticapitalista le fait depuis son fief d'Andalousie ; le second agit depuis l'Aragon. Dans la vie du mouvement, faite de cercles territoriaux et thématiques, le débat est cependant très ouvert. Il s'organise autour d'une plateforme collaborative en ligne, «  Plaza Podemos  », qui permet à tout un chacun de soumettre et le cas échéant de faire valider ses propositions. À l'occasion des élections locales ou législatives, la plupart des candidats sont aussi désignés de manière très décentralisée. Même si l'on n'évite pas ce que l'on appelle, en France, les parachutages…

 

Nonfiction.fr : Le parcours de Pablo Iglésias est atypique. Au-delà de son parcours universitaire classique, c’est aussi un brillant communicant. Très tôt, il a affiché son ambition de former une nouvelle génération de militants et, selon votre formule,  de «  dé-professionnaliser  » les carrières politiques. Qu’entend-il par là ? Selon quelles modalités ?

CB : La déprofessionnalisation des carrières politiques est considérée par le Conseil Citoyen de Podemos – qui réunit, au niveau national, 67 représentants des cercles territoriaux et thématiques – comme le principal acquis du mouvement. Elle a consisté dans le replacement des notabilités traditionnelles, dans les conseils municipaux et régionaux avant de devenir visible – voire mise en scène pour symboliser une «  irruption plébéienne  », comme cela a été théorisé au sommet de Podemos  –  au Congrès des députés. Dans un pays miné par la corruption à tous les niveaux de la vie politique, les nouveaux venus ont la réputation d’avoir les mains propres aux yeux des électeurs. Mais toute médaille a son revers. Cette déprofessionnalisation implique localement une très large autonomie qui, combinée parfois avec de forts sentiments régionalistes ou indépendantistes, complique le travail des dirigeants nationaux.

 

Nonfiction.fr : Vous évoquez ensuite le rapport étroit qu’entretient Podemos au christianisme. En effet, ses leaders s’intéressent de près au fait religieux et inscrivent leur démarche dans une vieille tradition spirituelle. Ils ont même essayé de rencontrer le pape François par l’intermédiaire de leurs réseaux péronistes. Quelle est la place de la religion dans le logiciel de Podemos ? Vous introduisez à ce titre la notion de «  théologie du peuple  », prolongement de la «  théologie de la libération  » d’inspiration latino-américaine. Pouvez-vous définir cette «  théologie du peuple  » ?

CB : Soyons clairs, la religion n'occupe aucune place dans le logiciel de Podemos. Pablo Iglesias se dit publiquement athée, et certaines prises de position de l'Église en matière de droits civils sont bien sûr critiquées. Mais, dans le cadre de l'ouverture à ce qu'Íñigo Errejón appelle les «  secteurs alliés  » de la société, certains catholiques sont les bienvenus. Parmi eux, on trouve ceux qui sont effectivement proches d'une «  théologie du peuple  » née dans l'Argentine d'Ernesto Laclau et du pape François, à la fin des années 1960, et dans le sillage du concile Vatican II. Cette théologie vise à intégrer «  le peuple  » à la pastorale catholique. Elle s'inscrit dans la fameuse «  théologie de la libération  », condamnée en son temps par Jean-Paul II, parce qu'elle avait abouti à l'entrée en politique de prêtres se disant à la fois chrétiens et marxistes. On rechigne, à gauche, à prendre en compte la dimension eschatologique de certaines révolutions. Certains travaux d'historiens, comme l'ouvrage de Lucien Jaume sur la religion et la Révolution française ou la biographie de Pierre Pascal – cet intellectuel catholique qui pria pour Lénine… – par Sophie Coeuré, devraient pourtant nous permettre d'en parler tranquillement. La chose est possible, à Podemos, où existe un cercle des spiritualités progressistes.

 

Nonfiction.fr : Selon vous Podemos serait porteur d’un populisme non pas identitaire mais «  protestataire  » (formule que vous empruntez à Pierre-André Taguieff). Un populisme assumé qui serait le garant du bon fonctionnement de la démocratie et qui s’inscrit dans la défense de la Nation. Pour contrer les élites, l’appui du peuple est nécessaire. Le théoricien de ce populisme de gauche à forte connotation patriotique est Ernesto Laclau. Quand Iglésias parle de la souveraineté et de la patrie, il utilise paradoxalement des termes de la droite voire de l’extrême droite française. Comment les leaders de Podemos parviennent à articuler leur imprégnation marxiste (internationaliste) avec la défense des attributs de la Nation?

CB : De «  l'irruption populiste  » voulue par Pablo Iglesias et ses amis, peuvent naître de grandes confusions, en France. Dans mon livre, je tente de les dissiper. L'évolution très récente du parti Podemos contribue également à une certaine clarification. Il est vrai qu'au départ, une grande partie du discours latino-américain est adapté à l'Espagne. On y retrouve les termes que vous citez parce qu'outre-Atlantique la défense des «  patries  » et des «  nations  » se fait en opposition à une domination économique états-unienne perçue comme l'expression d'un néo-colonialisme. Mais Pablo Iglesias prend bien soin de préciser que sa «  patrie  », ce sont «  les gens  ». Son idéal est bien celui de la société auto-régulée, au terme d'un «  processus constituant  » qui n'est pas encore explicité. C'est pourquoi je parle d'un souverainisme sans drapeau qu'il est très difficile à définir dans un pays décrit comme «  plurinational  » au cours de la dernière campagne pour les élections législatives.

 

Nonfiction.fr : Si Podemos entretient un rapport conflictuel à l’État, à la monarchie et à la République, il hésite quant à la position à adopter face aux revendications que l’on retrouve chez des mouvements régionalistes catalans et basques. Existe-t-il une tentation jacobine chez les dirigeants de Podemos ?

Le noyau dirigeant de Podemos est presque exclusivement composé d'anciens enseignants ou de chercheurs de la faculté de sciences politique de l'université Complutense de Madrid. Quand on s'amuse à regarder de très anciens numéros de l’émission La Tuerka, qui a popularisé l'image de Pablo Iglesias, on peut être surpris par la grande difficulté que semble avoir eue Pablo Iglesias à saisir la réalité de ce qu'il appelle les «  micro-climats politiques  » spécifiques à quelques grandes régions autonomes d'Espagne ou le parfait hermétisme d'Íñigo Errejón face à certaines revendications de ce qu'on appelle, outre-Pyrénées, «  les nationalismes périphériques  ». Ils se comportent, alors, en parfait castillans ! Mais les succès de la Candidature d'Unité Populaire (CUP), en Catalogne, qui utilise dès 2012 un discours de type populiste de gauche amène probablement les dirigeants de Podemos à revoir leurs jugements. Ils comprennent qu'il faudra compter avec ces alliés déjà bien installés et qui font aujourd'hui entendre bien haute leur voix, au Congrès des députés. On peut donc dire qu'il n'existe plus de tentation de type jacobine chez les dirigeants de Podemos.

 

Nonfiction.fr : Quel est le positionnement de Podemos sur la place de l’Espagne dans la construction européenne et, par extension, sur une potentielle sortie de l’euro?

CB : Les dirigeants de Podemos se disent «  européistes  », en raison d'un internationalisme finalement très banal que l'on retrouve aussi au parti de Gauche. Quand le gouvernement Syriza est amené à capituler face à la Troïka, au cœur de l'été dernier – en dépit d'un «  non  » affirmé par le peuple souverain peu de temps auparavant –, Pablo Iglesias affirme qu'il aurait eu la même position qu'Alexis Tsipras et que, député, il aurait voté la ratification de l'accord européen conclu après le référendum. Comme la guerre au Moyen Âge, la lutte pour l'hégémonie culturelle évite le plus possible les chocs frontaux. L'opinion publique étant réputée très européiste et pro-euro, on s'interdit d'amener le débat sur des terrains jugés trop glissants. Prudent comme un sioux, Pablo Iglesias a déclaré qu'un gouvernement qu'il dirigerait n'envisagerait une sortie de l'Espagne de la zone euro qu'à condition qu'un pays d'un poids économique plus important en franchisse alors le pas.

 

Nonfiction.fr : En scellant des alliances avec le PSOE (parti socialiste espagnol) comme lors des élections législatives de décembre 2015, Podemos ne risque-t-il pas de se normaliser ? De rentrer dans le rang et de perdre ainsi sa dimension contestataire ? En définitive, ne risque-t-il pas d’être avalé par le «  système  » qu’il prétend combattre ?

CB : C'est tout l'enjeu des évolutions récentes dont je vous parlais. Malgré de magnifiques succès, Podemos a perdu son pari de passer devant le PSOE. Qu'il le veuille ou non, il est ramené à la vieille dichotomie gauche/droite. Pour certains de ses éminents compagnons de route, ce fait représente une saine clarification plus qu'un risque d'être avalé par le système. Podemos, avec Ciudadanos, est le seul parti qui puisse se présenter aux Espagnols en ayant les mains propres. Nos voisins d'outre-Pyrénées risquent de lui être reconnaissant de cela encore très longtemps.

 

Nonfiction.fr : Podemos se trouve concurrencé par le parti populiste droitier Ciudadanos. Au-delà des parallèles de forme, y-a-t-il une porosité entre l’électorat des deux formations politiques ? Est-ce la fin du monopole de Podemos sur le peuple ?

CB : Les deux électorats sont assez distincts : les lignes de fracture dont nous avons parlé à propos de la jeunesse se retrouvent aussi pour les autres générations. Podemos n'a effectivement plus le monopole du peuple. Je dirais que c'est tant mieux, en démocratie ! La diversité d'un peuple ne s'est jamais retrouvée dans un parti «  unique  ». Mais pour ne pas rester dans la banalité, je dirais que le plus grand ennemi de Pablo Iglesias est Pablo Iglesias lui-même. Ses propos tonitruants pour réclamer certains ministères, avant même qu'un accord ne puisse être sérieusement envisagé avec le PSOE, l'ont fait apparaître, aux yeux de nombre d'Espagnols, comme trop impulsif. C'est dommage, pour celui que je considère, malgré tout, comme le meilleur analyste de la vie politique de son pays