Peut-on démontrer qu’il est pertinent d’un point de vue rationnel et philosophique de croire que Dieu existe ?
Alors qu’en Europe la philosophie depuis Kant s’interdit de réfléchir à la question de l’existence de Dieu, cette question retrouve une certaine actualité pour la philosophie américaine. Certes, on ne prétend plus démontrer d’existence de Dieu, comme la philosophie voulait autrefois le faire, mais on se demande, en épistémologie des croyances, s’il est légitime de croire en l’existence de Dieu . Richard Swinburne expose dans cet ouvrage un raisonnement l’amenant à se prononcer en faveur du théisme, c’est-à-dire la thèse philosophique selon laquelle l’hypothèse de l’existence de Dieu peut être fondée par la raison. Le Dieu dont est rendue probable l’existence est-il ici celui des philosophes et non pas – du moins directement – celui d’une ou de religions monothéistes.
L’hypothèse théiste est ainsi mise sur le même plan que les hypothèses physicaliste – celle qui défend l’idée que toutes les entités de ce monde sont des entités physiques, qui pourraient en droit être étudiées par la physique et que les lois de l’univers sont réductibles aux lois physiques – et naturaliste – selon laquelle toutes les entités de l’univers sont matérielles et naturelles, donc non surnaturelles ou transcendantes : c’est à l’aune de leur capacité d’expliquer le réel qu’elles seront comparées. La thèse théiste pensant au moins un être non physique, Dieu, admet un dualisme ontologique (il existe quelque chose de l’ordre de l’esprit, c’est-à-dire d’un autre ordre que la matière), tandis que les autres hypothèses sont monistes et immanentes.
Présupposés méthodologiques et principes de l’argumentation
Après un texte (indépendant de l’ouvrage proprement dit, mais que le traducteur a ajouté à l’édition française du livre) présentant une réfutation des philosophies de Kant et Hume selon lesquels notre humaine condition nous rend incapable de statuer sur l’existence de Dieu, le premier chapitre présente et justifie la méthode que l’auteur utilise pour défendre le théisme.
Il s’appuie sur des arguments inductifs (dans lequel on remonte de l’œuvre de Dieu à sa nature ou à son existence) et rejette l’argumentation a priori (indépendants de toute expérience) et l’argument ontologique (qui part de l’essence de Dieu, de ce qu’est Dieu pour déduire son existence) pour défendre le recours à une accumulation d’arguments a posteriori (issus de l’observation, de l’expérience), dont chacun renforce ou corrobore l’hypothèse de Swinburne . Ce raisonnement convient parce qu’il est impossible de trouver un argument crucial qui permettrait, à lui seul, de trancher décisivement entre la probabilité ou l’improbabilité de la thèse de l’existence de Dieu.
Qu’est-ce qu’une explication ?
Avant de vérifier si l’hypothèse théiste peut être considérée une explication probable, il faut se demander ce qu’est une explication en général. Dans une approche épistémologique, l’auteur distingue en particulier l’explication scientifique de l’« explication par la personne ». En effet, cette dernière suppose une intention, absente de l’explication proprement scientifique, qui s’appuie seulement sur les lois de la nature. Swinburne établit par analogie que l’explication par l’action de Dieu, entendu comme « personne incorporelle », est tout à fait comparable aux explications qu’on formule habituellement quand on pense l’action d’un agent rationnel.
Ensuite, le philosophe raffine la compréhension de l’explication scientifique, en examinant les critères qui font qu’on considère, en science, une explication comme satisfaisante. Ce sont les suivants : sa simplicité, sa cohérence avec ce qu’on sait du monde, son pouvoir prédictif et la limitation de sa portée. Swinburne adapte ces critères aux justifications en termes de personne. On comprend alors que l’auteur essaie de justifier avec la rigueur de la démarche explicative scientifique (ou ce qui tend à s’en rapprocher) son hypothèse d’explication par l’action divine ).
Selon les degrés d’exhaustivité des différentes explications, on peut dresser une typologie, qui comprend quatre formes. L’explication suffisante explique à elle seule, (« suffit ») pourquoi quelque chose est arrivé, sans qu’on puisse pour autant expliquer pourquoi les conditions de l’évènement étaient réunies ; l’explication complète, elle, explique aussi pourquoi les conditions de l’évènement sont réunies ; l’explication ultime est un genre particulier d’explication complète, dans laquelle les lois et les états antérieurs sont des faits ultimes irréductibles. Enfin, Swinburne évoque l’explication absolue, une explication ultime dans laquelle les facteurs explicatifs sont « soit auto-explicatifs soit logiquement nécessaires » (p.124).
La question que se pose l’auteur n’est pourtant susceptible de recevoir au mieux qu’une explication ultime parce que les phénomènes logiquement contingents (comme l’existence du monde) ne peuvent recevoir d’explication absolue. Swinburne réfléchit alors sur les conditions de possibilité de l’explication du réel par l’hypothèse de l’existence de Dieu et montre qu’elle est réalisée quand toute tentative d’explication plus poussée aboutirait à une perte de simplicité ou de pouvoir prédictif de l’hypothèse. C’est alors que Swinburne peut exposer le cœur de l’hypothèse explicative du théisme, qu’il s’agit dans ce livre de mettre à l’épreuve. Le théisme stipule un agent incorporel libre, existant en tout temps, doué de toute-puissance et d’omniscience. Cette hypothèse possède un haut de degré de simplicité.
Examen des différents arguments en faveur du théisme
Après avoir exposé la méthode par laquelle il défend son hypothèse, Swinburne s’attache à étudier les différents indices qui rendent plus probable la thèse théiste que les autres thèses, en se fondant sur sa capacité explicative.
Il s’agit tout d’abord de se demander si l’hypothèse du Dieu du théisme permet de rendre compte de l’existence du monde tel qu’il est. Swinburne montre que créer des êtres libres est une bonne chose parce qu’une réelle liberté est ce que nous souhaitons à nos enfants quand nous voulons les élever. Le risque est que, fort de cette liberté, l’être humain commette le mal. Dès lors, l’existence de ce mal peut être vue, comme le montrera le chapitre XI, moins comme une objection contre le théisme que comme une conséquence de la bonté divine, affirmée dans l’hypothèse théiste. À la question portant sur le monde qu’engendrerait Dieu, si on devait le penser seulement à partir de l’idée de Dieu, Swinburne apporte une réponse décrivant un monde à peu près comme le nôtre . L’hypothèse explicative du monde par le théisme s’en trouve fortement corroborée
Puis, l’auteur a recours à l’argument assez classique qui veut que puisque la question du pourquoi il y a un univers est pertinente, mais qu’on ne peut pleinement l’expliquer scientifiquement, alors il est cohérent de recourir au théisme. En effet, la science dispose d’une explication suffisante de notre univers actuel à partir de son existence dans un certain état précédent. Mais, quand bien même nous remonterions ainsi par régression jusqu’à l’univers de juste après le Big-bang, nous ne pourrions remonter en-deçà, et expliquer de façon rigoureusement scientifique pourquoi l’univers est né. Dans ce cas, il est effectivement pertinent de soutenir qu’il est probable que l’univers ait été créé par un Dieu, puisqu’il est assez peu probable qu’un univers existe sans cause, étant donné sa complexité et la perfection de son agencement. Que l’univers soit créé de façon complètement immanente apparaît également fort peu probables d’un point de vue statistique, car il faudrait une combinaison de causes dont les chances d’apparition sont extrêmement faibles. Tandis qu’il est probable qu’un Dieu, s’il existe, produise un univers.
Ensuite, l’auteur s’appuie sur l’observation des régularités de la physique (ses « lois ») et du vivant (l’organisation des êtres vivants) pour introduire l’idée classique selon la quelle une certaine finalité est à l’œuvre dans l’univers. Il peut alors montrer que, puisque le théisme rend probable l’existence d’êtres rationnels libres, il rend a fortiori probable un monde régulé par des lois. Aussi écrit-il : « les hommes trouvent que la compréhensibilité du monde est une preuve qu’il y a un créateur intelligent » (p.208), puisque le monde organisé ressemble à une machine dont les parties sont arrangées entre elles pour produire un résultat d’ensemble par une sorte de créateur. Si les lois présidant l’organisation de la matière sont a priori improbables scientifiquement, l’hypothèse théiste les rend prévisibles.
Analysant ensuite la question de la responsabilité des êtres qui vivent, en fonction du monde dans lequel ils sont, l’auteur conclut que notre responsabilité corrobore l’hypothèse théiste. C’est en effet, d’après Swinburne, un grand bien pour les hommes de pouvoir s’affecter eux-mêmes, qu’ils soient responsables de ce qu’ils deviennent (qu’ils décident par exemple de continuer de vivre ou non, d’entretenir leur corps) et de l’évolution du monde (les animaux et l’univers inanimé et beau que Dieu aurait raison de créer d’après le chapitre VI). La responsabilité peut apparaître coûteuse aux hommes, dans la mesure où ils ne doivent pas seulement faire ce qui leur est immédiatement agréable ou plaisant, mais doivent s’efforcer de borner leurs désirs et leurs actions pour perpétuer leur existence, celle de leur espèce et du monde en général. Concevoir que cette prise de distance que l’homme doit avoir sur son action (qu’il peut donner en quelque sorte un sens à sa vie) est un bien pour l’homme est un argument en faveur de l’explication théiste telle que la formule Swinburne. Une telle conception d’une divinité responsabilisante – voire éducatrice – est développée et justifiée dans la suite de l’argumentation.
Le défi le plus important pour toute théodicée (c’est-à-dire des justifications argumentées de l’existence et de l’action de Dieu) est celui de l’existence du mal.
Swinburne tente une défense de la validité de l’existence de Dieu en avançant l’idée que le mal rend possible certaines choses essentielles aux caractères des hommes – et à leur liberté.
Car sans mal, pas de libre arbitre significatif (pas de choix entre le bien et le mal si le mal n’existe pas), pas de courage ni de compassion, puisque ce qui apparaîtrait comme des choix serait sans conséquence, sans danger réel. Les maux peuvent servir la cause de biens plus grands, par exemple augmenter notre connaissance, ou éduquer un homme. De même, un bienfaiteur dont je suis le débiteur peut m’enlever certains bienfaits – ce qui me causera une certaine souffrance – tout en restant malgré tout mon bienfaiteur. Si cette justification de la souffrance par sa possible utilité peut sembler moralement choquante , Swinburne ne veut pas d’un dieu « politiquement correct », mais il chercher à comprendre si, malgré le mal, l’existence d’un dieu bon et tout-puissant est probable. De façon assez pertinente, il montre que non seulement l’hypothèse du mal n’affaiblit pas aussi fortement qu’on le prétend l’hypothèse du théisme, mais suggère aussi que des hypothèses complémentaires pourraient s’avérer des réponses efficaces au problème du mal (même si, avec ces hypothèses complémentaires, l’hypothèse théiste perd en simplicité) comme l’idée d’une récompense dans une forme de vie après la mort ou l’incarnation de Dieu pour supporter également les souffrances.
Témoignages
Swinburne se penche ensuite sur les témoignages au sujet de la révélation de Dieu, c’est-à-dire les récits des textes religieux, et sur la question des expériences religieuses que de nombreuses personnes, à toutes les époques, ont prétendu avoir vécu, sous la forme d’une certaine expérience du transcendant ou de l’Absolu. En ce qui concerne les récits de la Bible, l’auteur se demande s’ils permettent de corroborer l’hypothèse théiste. Car si ces témoignages sont historiquement attestés, ils peuvent influer sur la probabilité du théisme. Certes, ce n’est pas parce que des personnes disent avoir vu tel ou tel évènement divin qu’il faut les croire et comptabiliser leur témoignage dans l’équation qui mesure la probabilité du théisme. Mais si des évènements ne sont pas controversés et ne semblent pas « violer » l’ordre de la nature, on peut imaginer qu’ils seraient en accord avec ce que Dieu, s’il existe, aurait voulu qu’il se produise. Ainsi, si on pense l’existence de Dieu, on peut concevoir qu’il ait trouvé bon d’envoyer des prophètes sans pour autant leur attribuer un pouvoir infini pour ne pas réduire la liberté des autres hommes.
Après avoir fait le tour de ces arguments, l’auteur peut conclure que l’hypothèse du théisme, au regard de son pouvoir prédictif, apparaît comme plus probablement vraie que fausse.
Trois notes en fin d’ouvrage apportent des précisions : la première réfléchit sur l’hypothèse d’un dieu trinitaire, comme dans un certain christianisme, qui semblerait moins simple – donc moins probable – que le monothéisme juif ou musulman. Mais l’auteur montre à quelles conditions il faudrait penser la divinité du théisme pour la rendre compatible avec la Trinité : il faudrait penser que l’action des différentes personnes divines soit limitée d’elle-même pour ne pas entrer en conflit avec l’action de l’autre – ou d’une autre – personne divine, par exemple..
La seconde montre l’insuffisance des arguments en faveur d’un designer biologique : Swinburne refuse l’objection classique à la théorie de l’évolution qui est celle des systèmes irréductiblement complexes en disant que ce n’est pas parce qu’on ne perçoit pas l’utilité d’un organe, même incomplet, qu’il ne sert à rien ; mais, tout s’opposant au darwinisme, Behe (que Swinburne critique) prétend que ce dessein à l’œuvre dans l’évolution et qui expliquerait l’apparition des systèmes irréductiblement complexes – ce dont le darwinisme, selon lui, ne permet pas de rendre compte – mène à l’existence d’un concepteur qui n’est pas forcément Dieu. Mais pour Swinburne, si on parle de ce dessein, il faut qu’il soit le dessein de quelqu’un ou de quelque chose, on ne peut pas penser de dessein indépendant de celui dans l’esprit duquel il est né. Et dès lors, si on pense un dessein, on est obligé de penser le Dieu dans l’esprit duquel le dessein a germé.
La dernière critique vise l’argument de Plantinga contre le naturalisme évolutionniste, pour qui la croyance religieuse permet la survie de l’homme, quitte à ce que ce en quoi il croit soit infondé. L’homme pourrait croire des choses fausses, mais en les croyant, il assure sa survie. Swinburne montre que le contraire pourrait être vrai : croire que César est Dieu évitait une mort violente à Rome.
Au terme du long et minutieux parcours de ce livre dense et important, on ne peut que saluer l’effort ou la tentative purement philosophique et intellectuelle pour prouver la probabilité de l’hypothèse théiste. Le raisonnement se veut rigoureux et quasi exhaustif, et propose de nombreuses et salutaires mises au point. Mais certains arguments ne parviennent cependant pas à convaincre le lecteur, ou, pour mieux dire, à le faire envisager cette explication théiste autrement que comme une réponse ad hoc, suppléant aux difficultés de la science. En effet, l’auteur n’examine pas précisément la probabilité de l’hypothèse, en tant que telle, qu’un seul être incorporel tout puissant et omniscient existe dans l’univers et se contente – si l’on peut ainsi simplifier fortement le geste de l’auteur – de dire qu’il est plus facile d’expliquer l’univers que nous connaissons en postulant l’existence d’un Dieu qui aurait pu faire advenir le monde que nous avons devant nous