Tous les jeudi, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, transportons-nous dans le carnaval médiéval de Venise...

 

À l’heure où les bugnes grésillent et où les costumes se préparent, qui se souvient encore que le carnaval est une fête religieuse ? Certes, le carnaval reprend à son compte des fêtes païennes ; mais il a malgré tout été fixé en fonction du calendrier chrétien, juste avant la période triste et monotone de Carême, où le jeûne doit permettre de se remémorer de la Passion du Christ.

Une fête religieuse donc, mais on n’a pas attendu l’époque contemporaine pour l’oublier. Cet oubli est d’ailleurs bien commode. À la fin du Moyen Âge, le carnaval est déjà l’occasion de festivités exubérantes, voire de grands débordements. L’Église tantôt encadre, tantôt promeut, tantôt condamne. Si certains papes cherchent à développer les festivités, certains membres du clergé au contraire prêchent contre le carnaval et ses manifestations obscènes. Dans tous les cas, ils ne peuvent pas grand-chose pour contrer l’engouement populaire qui entoure ces fêtes partout en Europe. La signification religieuse passe au second plan car l’amusement, lui, n’a pas de religion.

Venise, le carnaval par excellence

Quand on pense au carnaval, Venise surgit rapidement. Ces beaux masques, ces costumes exubérants, ces passagers mystérieux dans les gondoles… L’image et le mythe du carnaval vénitien attirent encore tous les ans des touristes de monde entier. De telle sorte qu’il vaut mieux éviter la place Saint-Marc en février, sous peine de rester coincé et étouffé entre une courtisane en robe à panier et un corsaire féroce.

Le carnaval vénitien est une institution ancrée durablement dans la ville depuis le XIe siècle. Au lieu des six jours habituels entre le Jeudi Gras et le Mardi Gras, les festivités de la lagune s’étendent entre début octobre et le Carême, avec une interruption momentanée pour l’Avent. À ce moment-là, le port de costumes et de masques était toléré, même si cela provoquait des crispations. En 1461, les autorités vénitiennes interdisent aux hommes de se déplacer déguisés dans la ville et de couvrir leur visage. Impensable dans la Sérénissime : comment imaginer le carnaval de Venise sans ces ombres méconnaissables parées de loups en velours noir ! Tellement impensable d’ailleurs, que cette législation ne fut jamais vraiment appliquée. Le masque resta en usage à Venise pendant le carnaval, ce qui permettait aux nobles de s’encanailler, au doge de participer aux jeux sans être reconnu… et aux gens du peuple d’aller dans les soirées mondaines… Non, je plaisante.

Les règles de la transgression carnavalesque

Car si le doge pouvait effectivement aller dans la ville sans être reconnu, les distinctions sociales ne sont pas pour autant abolies. On dit souvent que le carnaval est un moment où les hiérarchies sont sens dessus dessous, où tout est permis : rien n’est plus faux ! C’est un moment de relative liberté, où la transgression de certaines règles est tolérée et où la critique politique peut être davantage exprimée. Une soupape en quelque sorte, avant le retour de l’ordre moral et politique. Mais même la transgression se fait en suivant certaines règles

Le peuple ne participe pas aux festivités de lui-même ; il ne s’y rend que sur l’invitation des autorités. On s’amuse, mais sous contrôle et avec un but bien précis. Tout concourt à célébrer la grandeur de la ville : regardez le Grand Canal ou la place Saint-Marc, et souvenez-vous combien est belle notre cité ! Le peuple se retrouve alors à admirer tout ensemble le défilé des barques et à la célébrer la grandeur de Venise.

Tout le peuple ? Tous sont bien là, mais certains n’ont pas la même fonction que les autres. Certains groupes en marge de la société sont aussi conviés à participer aux amusements, mais à leurs dépens. Ainsi les prostituées vénitiennes étaient parfois « invitées » à se livrer à une course entre elles, ce qui permettait de laisser libre cours aux moqueries et aux quolibets du peuple honnête. Dans d’autres cas, comme ailleurs en Italie, on se moque des juifs, des vieillards, des fous… Non, les inégalités sociales et les discriminations n’étaient pas renversées pendant le carnaval, bien au contraire. Les catégories opprimées restent opprimées : ce n’est pas quelques défilés ou quelques masques qui y changeront quoi que ce soit. Le carnaval, comme bien d’autres fêtes, permet de souder l’unité civique de la ville, d’éviter les révoltes, en contenant les déchaînements passionnels et en les dirigeants contre des cibles bien choisies.

Il ne faudrait donc pas faire du carnaval une sorte d’emblème de la culture populaire libre, comme tendait à le faire Mikhaïl Bakhtine qui décrivait ces festivités comme « la seconde vie du peuple, basée sur le principe du rire ». Non, le carnaval n’est pas le moment de résistance libertaire tant vanté. Au contraire, les élites l’instrumentalisent pour un usage éminemment politique, en vue de maintenir l’ordre social sagement en place.

Pardon d’avoir jeté un froid sur l’image du carnaval de Casanova… mais non, les masques vénitiens ne sont pas les voiles scintillants d’une débauche joyeuse. Le carnaval n’est pas non plus le moment où le serviteur prend le pouvoir sur son maître. Il s’agit ni plus ni moins d’une fête orchestrée par les pouvoirs publics pour maintenir l’ordre et donner une image glorieuse de la cité. Avouez qu’ils n’ont pas si mal fait leur travail, puisque Venise est encore toute auréolée du prestige du carnaval.

Rappelons-nous quand même d’une invention liée au carnaval et sans laquelle la vie serait bien triste : les beignets… Retournons en manger en paix. Il sera bien temps après de faire la révolution.

Pour aller plus loin :

- Elisabeth Crouzet-Pavan, Venise triomphante, les horizons d’un mythe, Paris, Albin Michel, 2004.

- Le numéro de la revue Questes, n° 32, « Le temps de la fête » et plus particulièrement l’article de Ludmila Nelidoff, « Le carnaval à Rome, Venise et Milan (XIVe et XVe siècle) : un miroir de la société ».

- Gilles Bertrand, Histoire du carnaval de Venise, Paris, Pygmalion, 2013.

- Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

- Et pour une meilleure compréhension des débats autour de Bakhtine, on se réfèrera à l’article en ligne de Marie Bouhaïk-Girones, « De l’usage de Bakhtine en histoire médiévale », Ménestrel.
 

 

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