Un essai passionnant sur les différentes réappropriations du Moyen Âge, toujours politiques.

Au cœur du médiévalisme

Contrairement à ce que laisse entendre le sous-titre de l’édition française de cet ouvrage paru initialement en italien en 2011, il ne s’agit pas de « penser le contemporain à travers le Moyen Âge » – ce à quoi s'emploient les auteurs de ce compte-rendu sur le blog Actuel Moyen Âge – mais de s’interroger sur les différentes réappropriations et réinventions du Moyen Âge aujourd’hui. Du cinéma aux jeux vidéos en passant par les discours publics, les séries télés, les fêtes médiévales, la Manif pour tous, la fantasy : le Moyen Âge est sans cesse convoqué, voire même invoqué. Mais ce Moyen Âge, ce n’est plus celui des médiévistes. L’auteur pose en effet le constat d’une coupure nette entre le Moyen Âge des historiens et le Moyen Âge que tout le monde a en tête ; ce Moyen Âge-là est transmis par toute une série d’autres acteurs, qui se réapproprient cette matière selon leurs propres idéaux et leurs propres préoccupations. Cette réinvention du Moyen Âge, c’est ce que l'on appelle le médiévalisme.

L’auteur balaye, en douze chapitres très denses et appuyés sur des exemples récents, ces réutilisations contemporaines de la période médiévale. La grande force du livre, c’est sa richesse et sa diversité dans les exemples présentés, l’auteur sachant en effet montrer toute l’ambivalence de la période médiévale. Il n’y a ni cohérence ni continuité dans le médiévalisme : le Moyen Âge est une période si vaste, couvrant plus d’un millénaire, qu’il peut être récupéré par tous et pour tout. 


Des Moyen Âge au pluriel

En effet, le Moyen Âge peut être cette période obscure, violente, à laquelle nous nous référons lorsque nous sommes confrontés à un cas d’injustice ou d’obscurantisme. Le spectre du « retour au Moyen Âge » est sans cesse agité dans les médias ou les discours dès que l’on parle de crise, de violence, d’émeutes, bref dès que l’on évoque l’effondrement de la civilisation. Le Moyen Âge, c’est aussi le temps des croisés, omniprésents dans les discours et les revendications d’acteurs radicaux – l’auteur s’arrête sur le discours de George Bush appelant à une croisade contre l’axe du mal, pointe la récupération par Sadam Hussein ou Erdogan de la figure de Saladin, souligne que Breivik se présente comme un nouveau templier, et l’on pourrait rajouter à cette triste liste le communiqué de Daech, au lendemain des attentats du 13 novembre dernier, pointant du doigt les « États croisés » que sont supposés être la France et l’Allemagne   .

Mais l’auteur fait aussi une place à un Moyen Âge positif, celui des fées et de la magie, des héros et des cathédrales – un Moyen Âge fantastique qu’on retrouve au plus haut point dans la fantasy. Une fois encore, ce Moyen Âge rêvé est souvent récupéré politiquement : des divers indépendantismes régionaux, qui se plaisent à se référer aux temps anciens où leurs régions étaient des royaumes – pensons au succès du film Braveheart dans le contexte de l’indépendantisme écossais – jusqu’à l’Église catholique, toujours nostalgique d’un temps où elle dominait la société. Le Moyen Âge se fait aussi identitaire, utilisé à des fins touristiques dans les fêtes médiévales, ou habilement récupéré par des groupes de droite et d’extrême-droite – de la Ligue du Nord italienne au Front National français. On lira à ce sujet le livre éclairant de William Blanc et Christophe Naudin sur la bataille de Poitiers. Souvent oublié, il y a un Moyen Âge de gauche, qui insiste sur le peuple, les communes urbaines, qui fait du Moyen Âge une époque authentique où l’on menait une vie riche et proche de la nature. C’est une vision que l’on retrouve chez des auteurs comme Ken Follet et Dario Fo et qui sous-tend plusieurs mouvements de contestation tout au long du XXe siècle ; il s’agit probablement là d’un des meilleurs chapitres de l’ouvrage. La déclinaison des différents médiévalismes continue. On y retrouve aussi un Moyen Âge de la tradition, articulé autour du Graal, des Templiers, de la chevalerie, qu’illustrent René Guénon ou Julius Evola, et un Moyen Âge des peuples, dans lesquelles certaines nations se plaisent à aller chercher leurs racines – l’auteur s’appuie ici largement sur le livre capital de Patrick Geary   . Mais le Moyen Âge peut aussi servir de répertoire à l’Europe unie : de la figure de Charlemagne, omniprésente dans les discours des années 50, au programme d’échanges d’étudiants appelés Erasmus, en passant par le récent débat sur les « racines chrétiennes » de l’Europe... Ambivalence toujours : certains font de l’œuvre de Tolkien une métaphore de la lutte contre le fascisme – un seigneur noir venu de l’est et cherchant à conquérir le monde libre – tandis que des néofascistes italiens s’organisent dans des « camps Hobbit » et créent une revue qui s’appelle Eowyn   ... L’énumération pourrait être longue encore : l’auteur revient en effet également sur le Moyen Âge du grand nord, autour des Vikings, et sur le Moyen Âge celtique, très influent en ce moment – un exemple qui peut faire sourire : les premiers Walt Disney s’ouvraient sur des livres de contes écrits en lettres gothiques, Shrek sur un livre écrit en onciale, écriture celtique devenue emblématique du Moyen Âge   .

 

Prendre au sérieux les autres Moyen Âge

L’auteur invite enfin à ne jamais oublier la complexité et les contradictions du médiévalisme qu’il faudrait presque conjuguer au pluriel. Carpegna Falconieri pointe discrètement, dans des lignes très belles et très sobres, ce que peut être le rôle du médiéviste face à ces imaginaires foisonnants : proposer, contre le Moyen Âge des racines, qui, par son obsession identitaire, nous ramène sans cesse au fantasme des origines que dénonçait Marc Bloch, un Moyen Âge des routes. Car « comme les racines, les routes sont des métaphores du temps qui s’écoule [...] À la différence des racines, les routes sont un symbole de partage, d’échange et d’ouverture »   .

L’ouvrage se lit bien car il est tissé d’exemples, souvent originaux, toujours intéressants ; il intéressa un large public, y compris des non-médiévistes et des non-historiens. Il n’est évidemment pas exhaustif, et ne peut pas l’être tant la masse des récupérations du Moyen Âge est immense. On peut cependant regretter une méconnaissance de certains exemples-clés, qui auraient conduit l’auteur à nuancer certains de ses propos – ainsi lorsqu’il affirme que le Moyen Âge ne fait plus rire   , oubliant le gros succès de la série Kaamelott en France. Livre parfois touffu, voire confus, car l’auteur, précisément parce qu’il cherche à tout dire, passe souvent d’un sujet à un autre sans lien logique. Les chapitres souffrent parfois d’un manque de structure interne, et auraient gagné à être davantage reliés les uns aux autres. On ne suit pas toujours l’auteur qui verse parfois dans l’inventaire d’exemples à la Prévert comme pour donner plus de poids, plus de valeur à son argumentation. Reste que l’ouvrage est un bel hommage au Moyen Âge, qui apparaît plus que jamais comme une période riche et fascinante.

Appuyé sur une bibliographie largement italienne, ces recherches font aussi une place aux travaux français ou anglo-saxons les plus importants. L’auteur écrit avec beaucoup d’humour, les citations d’Italo Calvino et d’Umberto Eco jouant comme un fil directeur tout au long du livre, en exergue des chapitres. Mais s’y cache aussi une citation d’Orwell, tirée de 1984 : « celui qui contrôle le présent contrôle le passé ». Et les enjeux de l’étude du médiévalisme ne sont en effet pas anodins : derrière ces romans, ces séries, des discours, se cachent des imaginaires sociaux, des programmes politiques, des projets géopolitiques. C’est bien le politique qui traverse cet ouvrage, comme le montre d’ailleurs bien le sous-titre italien original : La politica di oggi alle prese con barbari e crociati ou « La politique d’aujourd’hui aux prises avec les barbares et les croisés ».

Les romanciers, les journalistes, les organisateurs de fêtes médiévales, tous ceux qui aiment se déguiser en Vikings ou en Templiers, contribuent à inventer des Moyen Âge, qui n’ont bien souvent que peu à voir avec la réalité historique mais qui créent à leur tour des réalités. Ces Moyen Âge, l’historien médiéviste n’a pas à les juger, mais il doit les prendre au sérieux, les considérer, les expliciter et surtout les étudier comme autant d'objets d'histoire   . Bref, discuter avec eux – et revenir au Moyen Âge, non par les racines de la crispation identitaire, mais par les routes du dialogue et de l’échange